J’ai lu : Le monde quantique et la conscience, d’Henry P. Stapp

Pour un compte-rendu très complet du livre (plutôt ardu) de Henry Stapp, je renvoie à https://www.actu-philosophia.com/henry-p-stapp-le-monde-quantique-et-la-conscience/. Je peux ainsi me concentrer sur ce qu’il peut apporter à la philosophie de la décroissance.

La question générale que je me pose est : Pourquoi ne devons-nous pas nous détacher de la nature ?

Cette question est d’emblée en rupture nette avec une définition – grosso modo, celle des Lumières, celle des temps modernes – qui définit l’humanité par sa capacité à s’arracher à ses conditions naturelles. Ce geste d’arrachement instaure et conforte ce qu’avec Philippe Descola on peut appeler le « grand partage » entre nature et culture.

  • La nature est alors renvoyée à sa matérialité. On pourrait se dire que la nature est remplie d’animaux mais la conception cartésienne en fait des « machines ».
  • C’est d’une telle nature que l’homme va prétendre être « comme le maître et le possesseur » et qui sera traitée par l’économie comme un stock de ressources inépuisable et gratuit.
  • Cet arrachement est un détachement, une objectivation : la nature est objet de prédation et d’exploitation par l’homme. Même (et peut-être surtout) dans la fameuse dialectique hégélienne du maître et de l’esclave, le « travail » par la transformation de la nature va être la condition de la transformation de celui qui est en train de la nier ; par le « travail », l’esclave en spiritualisant la matière (en lui donnant la forme qu’il a « dans sa tête ») va matérialiser son esprit (l’objet travaillé est alors le « miroir » de l’esprit qui se voit dans sa poïésis) mais jamais la réciprocité à l’oeuvre dans la dialectique n’opère au point de voir dans la nature autre chose qu’un objet, qu’une matière.
  • Dans une vision beaucoup moins « dialectique », le grand partage va signifier le renvoi de la nature à un simple régime d’objet. La nature est le domaine où des lois l’organisent en mécanisme. C’est évidemment le triomphe de la mécanique galiléo-newtonienne, celle des lois de la nature (que Kant caractérisera par leur nécessité et leur universalité : elles sont sans exception et valables en tout temps et tout espace).

Je ne présente là qu’une vulgate de ce qu’est la représentation moderne de la nature ; en fait c’est seulement de cela dont a besoin l’économie qui se met en place, pour ne pas se poser la question du statut de la nature. Mais cela n’empêche pas qu’il ait existé dès le début des temps modernes des tendances en opposition avec cette conception utilitaire de la nature. Rien que chez Descartes, dont j’ai repris la fameuse formule de « comme maître et possesseur », on pourrait relire la sixième méditation métaphysique dont la leçon devrait être méditée : Ce que ma « nature » m’apprend c’est que pour un sujet pensant (au sens large), sentir ce n’est pas tant connaître que vivre.

Pour le moment la réponse à la question posée est : nous ne devons pas nous détacher parce que le détachement est la caractéristique de temps modernes contre lesquels la décroissance dirige sa critique.

Je reformule : nous ne voulons pas que le rapport à la nature soit un rapport de spectateur1 parce que c’est ce détachement qui justifie l’exploitation de la nature : c’est parce qu’elle est objet de contemplation pour un sujet-spectateur qu’elle peut devenir objet de transformation pour un sujet-démiurge.

Mais si nous ne voulons ni du statut de spectateur ni de celui d’agent, quel rapport pouvons-nous avoir avec la nature ? Nous ne voulons pas d’un statut « extérieur » ; nous devons donc être à la recherche d’un statut « intérieur ».

C’est là que la lecture du livre de Stapp me semble proposer une alternative à la réponse que beaucoup d’écologistes et de décroissants partagent aujourd’hui :

  1. La réponse convenue aujourd’hui pour échapper à un rapport utilitaire, instrumental, mécanique à la nature regarde du côté des vivants, ou du vivant : la nature comme (être) vivant.
    • a) Je ne suis pas sûr que cette réponse réussisse à toujours échapper au point de vue du spectateur extérieur.
    • b) Surtout, elle me semble courir le risque d’une personnalisation de la nature (par exemple sous le nom de Gaïa).
  2. C’est pourquoi il me semble qu’il serait peut-être utile de tourner notre regard vers ce que Stapp appelle la formulation orthodoxe de la mécanique quantique (que je n’utiliserai qu’avec une compréhension la plus triviale possible). Je dis tout de suite pourquoi :
    • a) Le « point de vue du spectateur » y est d’emblée intégré en tant que « observateur ».
    • b) La réalité que cette formulation orthodoxe de la mécanique quantique interprète est une réalité psychophysique.

1.a) Si les fins de la nature sont impénétrables, c’est parce que le vivant est le fardeau des explications mécanistes. J’ai déjà montré comment la science moderne affrontait ce « fardeau ». Au mieux, elle veut bien considérer la nature comme un grand tout, comme un écosystème. Mais dès qu’il s’agit d’aller jusqu’à accorder un projet de vie à tout individu vivant en tant que tel, alors la science moderne prétend que la démarcation entre la science et la philosophie est franchie. Autrement dit, la science – fût-elle l’écologie – quand elle considère la Nature comme un « tout » en reste à un point de vue extérieur, celui du spectateur. Mais dès qu’il faudrait faire un pas supplémentaire, celui de ce que nous connaissons parce que nous le sentons et le vivons alors la science ferme la frontière.

1.b) Je me contente d’évoquer ici la difficulté d’une personnalisation de la nature, qui me semble une anthropomorphisation excessive. Que l’on ne puisse échapper à un anthropomorphisme irréductible (notre point de vue sur le non-humain restera toujours le point de vue humain sur le non-humain) ne doit pas pour autant impliquer de basculer dans une personnalisation de la Nature. Devrait aussi ici être abordée la question d’une sacralisation de la Nature telle qu’elle peut être portée par la deep ecology ; par exemple pour quelqu’un comme Murray Bookchin, une telle sacralisation peut entraîner une dérive antihumaine dangereuse. C’est cette dérive qui me semble la critique la plus forte contre une telle personnalisation : car, paradoxalement, un certain antihumanisme découlerait d’une anthropomorphisation excessive.

2.a) Pour comprendre l’apport de la « formulation orthodoxe », il faut la mettre en regard des 2 autres interprétations physiques de la réalité : la mécanique classique et l’interprétation dite « de Copenhague » de la mécanique quantique :

  • La réalité classique galiléo-newtonienne est composée de « constituants atomiques physiques réels trop petits pour être vus » (page 24). Cette conception est déterministe : tout phénomène est prédéterminé en fonction de lois physiques.
  • La physique quantique reprend partie de cette interprétation mais seulement pour ce qui concerne un niveau macroscopique. Pour le niveau microscopique (qui est sous la « barrière de Heisenberg »), les choses sont décrites au moyen de concepts quantiques. Pour éviter que cette barrière de Heisenberg se révèle un gouffre infranchissable (ce qui serait irrationnel car les grandes choses n’en sont pas moins composées de constituants atomiques, ce qui permet entre autres d’expliquer des propriétés macroscopiques comme la dureté ou la conductivité électrique) Bohr en est venu à présenter la théorie classique non pas comme la description de particules réelles mais comme la description d’entités imaginées pour permettre à nos connaissances physiques d’être communiquées d’une personne à une autre (page 25).

La « formulation orthodoxe » (formulée par John Von Neumann) consiste à remonter la « frontière de Heisenberg » au point que seul le domaine mental soit situé au-dessus : le mental dans ce cas n’est pas déterminé par le physique mais le mental peut influer sur le physique. Ce repositionnement de la frontière de Heisenberg par Neumann repose sur le « processus 1 » : « le libre choix de l’observateur ». (Attention, c’est là qu’il faut bien lire) « Le choix effectué par l’esprit de l’observateur… de poser une question plutôt qu’une autre définira certaines propriétés des aspects de la réalité qui se manifesteront à l’observateur » (page 27). Il ne s’agit pas de dire que le mental détermine le physique mais que la réponse fournie par la nature (et que l’observateur ne peut pas déterminer) dépendra de la question posée par l’observateur. Grossièrement, si l’observateur pose une question « corpusculaire » la réponse le sera aussi ; mais s’il pose une question « ondulatoire », la réponse le sera aussi.

Il faut bien voir que le « libre choix de l’observateur » (de choisir sa question) ne prive pas la nature de « choix aléatoires » : « cela signifie que dans chaque cas particulier, spécifié par le choix réel d’une question spécifique, la réponse à la question est indéterminée : elle n’est pas déterminée par les lois de la théorie » (page 61).

Mais une fois que la réponse est fournie, elle est définitive et aucune future observation ne viendra la contredire. Autrement dit, l’observation fixe la réalité, y compris la réalité passée. Si un observateur a le choix d’observer un photon soit au passage d’un trou à gauche, soit au passage d’un trou à droite : c’est son choix qui fixera dans le passé la « trajectoire » du photon pour qu’il passe dans le trou qu’il aura choisi d’observer. Dans le « passé réel », le photon pouvait aussi bien passer dans le trou de gauche que dans celui de droite, mais une fois le photon observé passant par le trou (disons de gauche, suivant le « libre choix » de l’observateur) alors « toutes les expériences futures de tout observateur seront conformes au nouveau « fait empirique » – à savoir qu’un observateur a vu le photon passer à travers le trou gauche » (page 89). L’observation a donc fixé un « passé effectif » qui est une sorte de continuation à rebours dans le temps du choix de l’observateur.

2.b) Si un décroissant est effectivement friand de décoloniser son imaginaire, là il devrait être servi ! Cette interprétation orthodoxe est particulièrement féconde parce qu’elle ne fait plus de l’observateur un « extérieur » d’une réalité séparée (abstraite). L’observateur n’est pas un observateur « neutre » : l’observation modifie l’observation 2.

Cet évitement d’une extériorité intéresse doublement la décroissance dans sa critique d’une relation mécaniste à la nature :

  1. D’une part, parce qu’est remise en question l’une des hypothèses les plus intuitives de la théorie classique : à savoir, la localisation d’un événement. La mécanique quantique repose au contraire sur un principe de non-séparabilité, de non-localité macroscopique » (page 94). Ainsi une particule est une onde quand elle se propage mais si on l’observe, la particule onde devient un point matériel localisé et observable, à un endroit précis de l’espace-temps. Mais dans ce phénomène, que l’on appelle « la réduction du paquet d’ondes », la réduction a lieu instantanément en n’importe quel point du front d’ondes (celui-ci pouvant avoir en théorie des années-lumière de diamètre) : autrement dit, plus rapidement que la vitesse de la lumière. L’univers n’est pas un ensemble de points localisés et juxtaposés mais un « tout ».
  2. D’autre part, ce tout n’est pas seulement « physique » mais « psychophysique », ce que Snapp qualifie de « caractère fondamentalement mental de la nature  » (chapitre 8) : La « nature » au moment d’opérer son choix à propos de ce qui doit se produire dans une région donnée doit posséder des informations à propos du « libre choix » mental qui est opéré par un agent dans une région lointaine. Ces deux propriétés liées aux choix de la nature – de ne pas être déterminés par les lois de la physique quantique, et, que la nature soit capable d’accéder à des informations générées dans des régions lointaines – laissent penser que la « nature » qui joue un rôle clé en physique quantique, ne serait pas fondamentalement physique ou matérielle, car si c’était le cas elle ne pourrait pas communiquer des informations de manière instantanée. Si l’on doit choisir entre esprit et matière, il semblerait alors que la nature soit plus logiquement concevable comme une réalité globale de type mentale, présente partout simultanément et apparemment armée d’un générateur d’événements aléatoires » (page 96).

Nous disposons ainsi avec la formulation orthodoxe de la mécanique quantique d’une conception de la nature a) qui ne place pas les humains en position extérieur d’observateur, et qui b) considère la nature comme un « tout ».

Mais à la différence avec la personnification ou la biologisation de la nature comme Gaïa ou vivant, cette conception de la nature ne fait pas courir le risque de la contradiction dans laquelle tombe une anthropomorphisation antihumaine (sinon antihumaniste) de la nature.

Je reviens alors à ma question de départ : Pourquoi ne devons-nous pas nous détacher de la nature ?

Cette question est excellemment posée par Bruno Latour quand il défend ce qu’il appelle « atterrissage », c’est-à dire le refus de regarder la nature de loin, ou de haut, et de confondre le « planétaire » et le « Terrestre » 3.

  • « C’est de la planète que l’on peut dire, en considérant les choses « de haut », qu’elle a toujours varié et qu’elle durera plus longtemps que les humains… Le Terrestre, lui, n’autorise pas ce genre de détachement » (page 94).
  • D’où sa distinction entre « nature-processus » et « nature-univers » : « Le rapport aux sciences ne peut changer que si l’on distingue soigneusement dans les sciences dites naturelles celles qui portent sur l’univers et celles qui portent sur la nature-processus (natura ou phusis) » (page 97).
  • D’où une nouvelle opposition entre ce que Latour nomme des « objets galiléens » et des « objets lovelockiens » (en référence à James Lovelock, La terre est un être vivant, L’hypothèse Gaïa, Flammarion (1979)).

→ A la suite de la lecture que je viens de faire du livre de Snapp, ne faudrait-il pas plutôt opposer aux « objets galiléens » des « objets quantiques » ? Nous sortirions à la fois et de la neutralisation de la nature (qui en fait un stock de ressources abondantes et gratuites) et du piège de l’anthropomorphisation antihumaniste de la nature (qui est une contradiction).

La nature reste ainsi un « tout » dont nous faisons partie sans pour autant nous expulser du cadre. Les humains peuvent alors être non pas ceux qui défendent le cadre mais le cadre qui se défend, non pas au nom d’une réalité vivante mais au nom d’une réalité psychophysique, dans laquelle le niveau biologique est placé sous la « frontière de Heisenberg ».

Ainsi conclut Snapp : « La physique quantique orthodoxe révoque donc l’idée classique selon laquelle nous ne serions que des rouages mécaniques dans un univers au mouvement d’horlogerie ; que nous n’aurions pas la capacité, via nos efforts mentaux, ni de subvenir à nos besoins ni de faire progresser nos valeurs, ou bien encore d’optimiser le monde pour d’autres. (page 110).

Voilà pourquoi dans une discussion philosophique sur la conception sous-jacente de la réalité portée par une philosophie politique à la fois volontariste et Terrestre – c’est la décroissance – la physique quantique (dans son interprétation dite « orthodoxe ») peut proposer une conception à la fois « objective » mais non « inéluctable » de la réalité.

Dans d’autres discussion moins « pointues », il n’y a pas de réticences à défendre le Terrestre comme un écosystème du vivant : il faut savoir « dézoomer » une perspective. Mais attention quand même à ne pas se laisser entraîner dans une personnalisation de la Nature.

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Les notes et références
  1. C’est cette attitude contemplative en face de la nature qui rend ensuite possible de passer à une activité de transformation de la nature : c’est parce qu’elle objet de contemplation qu’elle peut devenir objet de transformation.[]
  2. Ce qui n’interdit absolument pas que la mécanique quantique reste une science « objective », c’est-à-dire dont les énoncés peuvent être testés, et réfutés, par les « choix de la nature » ![]
  3. Bruno Latour, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, La Découverte (2017).[]

Un commentaire

  1. Yeah !
    Mais le risque lié à la personnalisation de la nature me semble surtout théorique. Nommer Gaïa aide la compréhension pour les personnes qui ont besoin de symboles et de rencontre sensible plus que d’intellectualité, et ça n’exclue pas de cheminer vers une compréhension plus rationnelle. La grande déesse est un récit qui répond de façon ajustée, me semble-t-il, aux délires de la croissance – si on veille dans la façon d’en parler de ne pas tomber dans les travers du religieux. C’est ce que fait Starhawk par exemple. J’ai l’impression qu’on retrouve là la question du curseur « inclusif / radical » qui nous intéressait il y a une dizaine d’années quand on s’était rencontrés : tout en tenant la rigueur de nos postures spirituelles, nous pouvons chercher à les partager en simplifiant leur expression, et à relier d’autres expressions cousines, compatibles. Pour faire nombre, « quand même ».

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