A quelles conditions peut-on interpréter la brutalisation des rapports humains tant à la nature qu’à la société comme une crise de l’énervement général ? Si l’on veut aller jusqu’au bout de la dénonciation de la croissance non seulement comme « un monde » mais aussi comme « une idéologie » alors il va s’agir d’envisager de dénoncer les limites psychologiques de la croissance.
- Bien sûr, il y a les limites physiques de la croissance : elles ne définissent pas tant des « contraintes » qu’un périmètre à l’intérieur duquel les vies sociales peuvent s’épanouir.
- Sans oublier que la croissance rencontre aussi des limites sociales. C’est la prise en (grande) considération de ces limites qui me poussent à définir de plus en plus la décroissance comme un « socialisme pour le 21ème siècle » plutôt que comme une variante de l’écologie radicale.
Mais il faut envisager des limites psychologiques à la croissance. Chacun se souvient de cette terrible expression formulée en 2004 par Patrick Le Lay, alors président-directeur général du groupe TF1 : « Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible ». L’important n’est pas le cynisme d’un tel aveu mais la reconnaissance que dans le capitalisme de dernière génération, c’est la matière grise qui est devenu la matière première. Le temps de cerveau disponible comme « ressource » ; à exploiter.
Pour continuer la course au profit, il ne s’agit plus d’occuper les territoires (le colonialisme au temps du capitalisme de production), il ne s’agit plus d’occuper les temps de vie (par le travail pour tou.te.s et les loisirs dans le capitalisme de consommation), il s’agit de se rendre disponible les cerveaux humains.
- en réduisant leurs activités à des data,
- en les interconnectant par des réseaux asociaux,
- en substituant au principe de réalité un principe de virtualité (et dans ce cas, le sentiment d’échec est remplacé par un sentiment d’inachevé),
- en tentant d’emblée, dès l’adolescence, d’orienter toute velléité de révolte vers le narcissisme des identités individuelles plutôt que vers des utopies sociales,
- et quand un mouvement d’indignation surgit – quand même de temps à autre – surtout qu’il soit d’abord alimenté psychologiquement par les peurs et les colères…
L’efficacité de cette mise à disposition psychique généralisée s’accompagne de et renforce un processus de décomposition sociale : dans l’idéal, il ne devrait plus y avoir que des individus (des monades, des bulles) ; dans la réalité, ce stade du monde de la croissance peut parfaitement s’accommoder de ces agglomérats d’individus qui croient faire oasis ou archipels, quand ils ne font que dissociété.