Publié sur ReporTerre → Selon les décroissants, l’économisme recouvre le monde de la politique. Pour résister à ce mouvement de fond, les auteurs de cette tribune, Thierry Brulavoine et moi, expliquent quels principes permettent de s’émanciper de la logique individuelle. Ils seront mis en œuvre lors des échanges des (f)estives de la décroissance, ce week-end.
Le monde de la croissance vient d’installer au pouvoir un digne représentant de ce saint-simonisme qui rêvait de « remplacer le gouvernement des hommes par l’administration des choses » : une mixture de petit socialisme et de grande technophilie, à la sauce de cet arrivisme entrepreneurial dont a besoin le libéralisme. Et c’est ainsi que l’économisme étend systématiquement son emprise sur le politique. Comment résister ?
Idéologiquement !
Les décroissants — ceux qui ne se contentent pas de clamer « Halte à la croissance », mais qui s’inquiètent vraiment de savoir comment démocratiquement revenir sans plus tarder sous les seuils de la soutenabilité écologique et sociale — font l’hypothèse qu’à la racine de tous les « -ismes » qui nourrissent la fable du Progrès (extractivisme, productivisme, consumérisme, déchétisme) se trouve une conception erronée et dangereuse de « ce qui fait société » : conception individualiste selon laquelle il faut d’abord penser la société comme une juxtaposition d’individus.
C’est pour discuter de cette analyse idéologique que les décroissants se réuniront du 14 au 16 juillet pour leurs (f)estives de la décroissance. La perspective de ces discussions est ambitieuse : replacer la vie de chacun dans toute sa dimension politique. Car croire que la question du « sens de la vie » serait d’abord individuelle est une chimère — celle des Temps modernes.
La litanie des « doudous idéologiques » des accapareurs de parole
La radicalité de cette hypothèse nous oblige à ajouter un défi de méthode : comment ne pas reproduire implicitement dans la forme ce que nous prétendons refuser explicitement dans le fond ?
En effet, serait-il cohérent de demander à des conférenciers assis les uns à côté des autres à une tribune de « juxtaposer » leurs interventions pour ensuite nous expliquer en quoi il faudrait se libérer de la fable qui raconte que la vie sociale résulte d’abord de la juxtaposition des actions individuelles ?
Serait-il cohérent de laisser croire à chaque participant d’un débat qu’un bon point de départ serait sa compréhension individuelle alors que les décroissants ont bien repéré que les appels incessants au « renouveau » (le nouveau qui se répète, nouvel oxymore du macronisme) présupposent toujours une tabula rasa, une remise à zéro, la « start-upisation » des rapports humains, bref la ringardisation du passé au profit du seul commencement qu’un individu peut connaître quand il ne veut plus rien conserver de l’ancien : son nombril.
Serait-il cohérent de prétendre à une remise en place sévère de l’individu, si l’on se contente de réduire la pluralité des opinions à la simple expression du « ressenti » de l’un ou de l’obsession de l’autre (combien de ces débats post-conférences débutent par la litanie des « doudous idéologiques » des accapareurs de parole) ?
Contre le désir d’illimitation qui nourrit tout progressisme
Pire, serait-il cohérent de s’en remettre à des « procédures » même « alternatives » de débat alors que l’individualisme se fonde toujours sur la priorité de la procédure sur le contenu : il n’y a aucun hasard à ce que Descartes ait été à la fois le philosophe du Sujet et celui de la Méthode ?
Mais alors, comment faire ? Pendant ces (f)estives, nous respecterons trois principes :
- Honorer nos intervenants, en leur donnant le temps de s’exprimer, de développer leur pensée : ne pas les mettre en concurrence. Mais, soit leur consacrer toute notre écoute, soit organiser une discussion bienveillante avec un autre intervenant ;
- Nous respecter nous-mêmes : s’accorder le temps de réfléchir et d’assimiler la matière apportée par l’intervenant. Ne pas hésiter donc à y revenir plusieurs fois, en prenant le temps de digérer ;
- Faire émerger des propositions concrètes à l’issue de chaque session thématique : modes préférentiels de vie, éléments d’un lexique commun, clivages de fond, actions de refus comme de construction, belles revendications.
Ces principes inspireront des « modes d’interventions » pensés comme des « partages » : aucun d’entre eux ne vise à l’originalité — nous ne tenons pas à expérimenter pour expérimenter — mais tous chercheront à installer cette convivialité commune qui précède et rend possible la véritable liberté individuelle de pensée : exactement comme c’est la vie commune qui précède et rend possible la vie individuelle.
- La discussion lente : Le « must » des décroissants ! Sur un thème défini, refuser de compter le temps qu’il faut pour repérer, formuler et discuter.
- L’entretien attentif : Un seul intervenant, qui a le temps de développer ; on prend le temps d’écouter ; éventuellement, suivi d’un travail en groupe pour discuter ensemble de ce que chacun a recueilli, pour le partager ; éventuellement (mais décalé dans le temps), partage de ces questions avec l’intervenant.
- Le grand échange : Deux intervenants s’octroient le temps, par la confrontation de leurs thèses, d’approfondir une thématique à partir de leurs différences et de leur commun.
- L’arpentage : C’est un travail sur un texte écrit. Par groupe, partage du texte ou travail en parallèle. Chaque groupe doit aboutir à un commentaire ou une proposition.
- La disputation et la lecture : Inspirée des débats théologiques du Moyen Âge, la disputation est la confrontation dynamique de deux points de vue opposés. Indispensable pour bien connaître les arguments des opposants ! Et aussi pour permettre de dégager, entre décroissants, ce qui est la « maison commune » et ce qui est encore sujet à discussion, mais plus à fâcherie ! La disputatio équilibre la transmission et la recherche, c’est une méthode pour l’intelligence collective. La disputatio était complémentaire de la lectio, qui reposait sur la lecture commentée d’un texte fondamental.
- L’atelier : Plus classique, c’est un travail en petits groupes, chacun traitant d’un aspect du thème retenu. Il peut y avoir des variantes : avec intervenant, ou animateur, ou rapporteur. Un atelier peut être récurrent, mais aussi singulier : il faut explorer.
- Le débat mouvant : Sur une question clivante, chacun expose un argument pour ou contre. Ceux qui sont convaincus se placent d’un côté du fleuve du doute, les opposants sur l’autre rive. Une variante peut se « jouer » avec plusieurs lignes de clivages, ce qui permet d’affiner encore plus nos positions. A chaque argument, chacun est invité à reconsidérer sa position, et il peut en changer : belle manière de construire du consensus, avec sa tête et avec ses pieds.
Finalement, on peut penser que les habituelles critiques de la verticalité par l’horizontalité, du descendant (top-down) par l’ascendant (bottom-up) ne permettaient pas de sortir de cette géométrie dominante dont Descartes (encore lui !) a été le génial inventeur : le Moi comme point-origine d’un repère (cartésien) dont les axes pointent « vers l’infini, et au-delà ». Contre le désir d’illimitation qui nourrit tout progressisme, être décroissant, c’est au contraire replacer tous les débats au sein d’un cadre doublement limité : entre le plancher des incohérences et le plafond de l’unanimité, place à l’espace de l’argumentation. C’est un tel recadrage qui, lors de ces (f)estives, sera visé dans les démarches comme dans les contenus.
« Contre le désir d’illimitation qui nourrit tout progressisme, être décroissant, c’est au contraire replacer tous les débats au sein d’un cadre doublement limité : entre le plancher des incohérences et le plafond de l’unanimité, place à l’espace de l’argumentation. »
Je retiens ce principe comme fondateur de cette révolution non violente en marche, porteuse d’espoirs besogneux, peut-être capable de nous porter hors des rivages de la folie du progressisme et du prochain -isme, sans doute la première du genre.