Suite à mon intervention du samedi 29 avril à Nancy (54) à l’invitation des Amis lorrains de la décroissance, je réponds par écrit à toutes les questions posées : nous n’avions eu le temps de ne répondre qu’à 1 ou 2. Voici mes autres réponses. Auparavant, je reprends rapidement quelques éléments de mon propos.
A propos de la « décroissance », il n’est jamais inutile de commencer par rappeler :
- Certes, la croissance économique mesure la variation de la production de biens et de service mais aujourd’hui, c’est toute la société qui est « encastrée » dans l’économie : nous ne sommes pas une société avec une économie de marché, nous sommes une « société de marché ». Par conséquent, à cause de cette marchandisation généralisée, la critique de la croissance économique est bien plus qu’une simple critique économique de la croissance. La « décroissance » est le nom de cette de cette critique systémique de « la croissance et son monde ».
- La décroissance ne se contente pas de demander l’arrêt de la croissance. Car tous les plafonds de soutenabilité écologique sont dépassés et c’est l’effondrement qui menace : le réalisme politique est bien de défendre la « transition » comme un « retour sous les plafonds ». Si ce retour est démocratique, alors il est la « décroissance » (sinon il est la « récession »).
- Qu’au moins les décroissants tirent profit de leur nombre groupusculaire pour ne pas résister à la tentation de la radicalité (comme cohérence, et pas du tout comme intransigeance). Car à manquer de radicalité, nos initiatives et nos analyses font courir le risque de faire écran (le piège du spectacle), de retarder toute transformation (alors qu’il y a « urgence »), de renforcer le système que nous prétendons critiquer (qu’au moins nous cessions de « fabriquer le capitalisme »).
1 – Le socle individualiste d’une société productiviste et consumériste
S’il n’y a pas de surprise à supposer un socle individualiste pour la société de consommation, il faut néanmoins faire l’hypothèse que si la société productiviste a pu si facilement prendre un tournant consumériste (crise de 1929), c’est parce l’individualisme était aussi au fond du productivisme : la marchandisation généralisée (révolution industrielle) de ce qui ne devrait pas être marchandisé (la nature, l’activité et la monnaie) repose sur un certain nombre de « fables » qui sont toutes des variantes d’une fiction selon laquelle la société procéderait des individus.
- Pour Keynes, la crise de 1929 est une crise du crédit ; pour les marxistes, c’est une crise de la surproduction. La solution a consisté à compléter le productivisme du capitalisme par l’invention du consumérisme : « Un ouvrier bien payé est un excellent client » (Henry Ford).
- « Le temps libre gagné sur l’aliénation du processus de production est entièrement détourné de son potentiel d’émancipation vers la réalisation de l’identité personnelle à travers de la consommation » → Lire sur ce point toute la 4ème partie du petit livre de Guillaume Borel, Le travail, histoire d’une idéologie, Utopia, 2015.
- Dany-Robert Dufour, dans La Cité perverse (2009) : « Le capitalisme n’a pu surmonter la grande crise de 1929 qu’en démocratisant la jouissance, qu’en devenant sadien, ou plutôt, compte tenu du puritanisme ambiant, crypto-sadien » (Folio essais 563, page 216)… En échange d’un relâchement dans la prolétarisation du producteur, il a été procédé à la prolétarisation du consommateur – ce qui fut obtenu par la fourniture d’objets libidinalement formatés » (page 217). Remarquons que la généralisation d’une consommation perverse-puritaine s’appelle « américanisation ».
- Au tournant des Temps modernes (à la « sortie de la religion » selon l’expression de Marcel Gauchet), même si les promesses du Progrès de la rationalité (scientifique, technique et politique/démocratique) permettent à l’Humanité de croire qu’elle pourra se passer de Dieu (omniscient, omnipotent et infiniment bon), il faut néanmoins rendre compte de l’existence sociale de l’humanité (puisque le récit biblique de la Genèse ne peut plus faire autorité) → d’où l’hypothèse d’un État de nature dont aurait (logiquement, plutôt qu’historiquement) découlé l’État social. Et c’est ainsi que naturellement (et Rousseau en est le plus brillant défenseur), est abandonné le principe d’une sociabilité naturelle (thèse d’Aristote, déjà largement malmenée par « le moment Machiavel ») au profit d’un homme naturellement isolé, dont la socialité résulterait d’une association volontaire (sinon contractuelle). Cette hypothèse d’un isolement naturel de l’homme comme préalable à la vie collective se déclinera en diverses fables pour expliquer l’apparition de l’argent, de la propriété et du travail.
- Karl Polanyi a particulièrement travaillé sur cette « fable du troc » pour fournir une genèse fictive de l’argent : argent qui résulterait de l’invention d’un intermédiaire neutre pour faciliter les échanges qu’un homme naturellement producteur de surplus qu’il ne rêverait que d’écouler sur un marché (comme si l’auto-suffisance ne pouvait pas naturellement… suffire !).
- De la même façon que cette fable du troc fournit le « récit » pour légitimer la marchandisation de la monnaie en argent, on peut trouver des fables équivalentes qui vont justifier la marchandisation de la nature en « propriété privée » ainsi que la marchandisation de l’activité humaine en « travail » (John Locke, dans le Traité du gouvernement civil, 1690).
Ce qu’il faut remarquer c’est que ces 3 fables qui vont fournir les justifications pour marchandiser ce que Karl Polanyi appellent les « facteurs de production » reposent toutes les 3 sur la même hypothèse : celle d’une société qui résulterait de l’association consciente d’individus naturellement isolés.
Voilà quelle est donc l’hypothèse fondamentale du libéralisme, celle d’un individualisme philosophique qui peut se décliner en :
- Une ontologie (nominaliste) : il n’existerait d’autre réalité première que celle de l’individu.
- Une sociologie : un ensemble social ne serait rien d’autre que la résultante des actions individuelles.
- une anthropologie : les individus auraient toujours la maximisation de leur gain (de leurs intérêts) comme objectif de tous leurs échanges.
2 – A quelles conditions la décroissance peut-elle vraiment échapper à l’individualisme ?
Le problème c’est que ces fables ont accompagné aussi une révolution politique qui accordait à chaque individu des libertés fondamentales, avec lesquelles les décroissants sont plutôt d’accord. La décroissance, si elle veut vraiment rompre avec les racines les plus enfouies du productivisme et du consumérisme, peut-elle en même temps prétendre défendre des valeurs comme l’émancipation et l’autonomie ? Comment faire, et penser en cohérence ?
Les fables individualistes de la Transition
C’est là un point capital car a/ nous définissons la « décroissance » comme une « transition », b/ il existe déjà tout un mouvement de la « Transition » avec lequel nous partageons bien des engagements.
J’ai déjà eu l’occasion dans d’autres interventions de signaler que, malheureusement, le schéma historique qui sous-tend la « Transition » renvoie toujours à 3 étapes : préfiguration, essaimage et bifurcation.
- Nos alternatives concrètes préfigureraient déjà le monde désirable.
- Par leur exemplarité, elles ne pourraient qu’essaimer.
- La « masse critique » une fois atteinte, alors les transitionneurs se trouveraient à une bifurcation.
Malheureusement, ces trois étapes présupposent une compréhension individualiste de l’Histoire et par conséquent il y a un risque d’incohérence si la Transition doit rompre avec la racine la plus fondamentale du monde que nous critiquons : et qui est précisément la fable individualiste qu’une société résulte d’abord de l’addition d’individus conscients.
Et les décroissants ?
Aux prochaines (f)estives de la décroissance (en juillet, à Saligny-sur-Roudon), nous creuserons ensemble cette question fondamentale, mais il m’est déjà arrivé de l’aborder :
- le cas du travail : ma défense d’un revenu inconditionnel couplé à un revenu plafonné m’a fait découvrir que ces deux revendications reposent en fait sur la même illusion : celle de la fable bourgeoise qui localise la source de la valeur économique dans l’individu. En réalité, la production de la richesse est toujours une production socialisée ; et ce n’est que par abstraction qu’une société individualiste comme la nôtre repose sur des séparations (en français, « faire abstraction de », c’est « séparer ») au lieu de partager du Commun (sous les planchers comme au-dessus des plafonds, il y a du « hors du commun ») → Poursuivre ici.
- Le cas de la société : la société précède les individus, une société n’est pas un « tas d’individus », voilà des façons pour dire qu’une société est un « Bien commun » tout à fait particulier : c’est un Bien commun « vécu » (cf. travaux de François Flahaut).
- La rupture avec la vision individualiste du Monde moderne (celui du Progrès) nous permet de réhabiliter une politique non plus du « moindre mal » mais au contraire de l’idéal du Bien ; et c’est là que nous devons mettre en avant tout une série de « valeurs » : sobriété, émancipation, partage → Poursuivre ici.
- La critique de l’individualisme, et de son bras économique qui est la marchandisation généralisée, croisée avec ces valeurs de la décroissance permet même d’ébaucher toute une politique décroissante générale des richesses → Poursuivre ici.
3- Questions diverses
J’en viens à quelques pistes de réponse à quelques questions qui m’ont été posées.
- Qu’est-ce qu’on fait ? Dans Politiques de la décroissance, j’ai défendu l’idée d’une nécessaire triple articulation entre le pied des alternatives concrètes, celui du projet et celui de la visibilité (les luttes, voire aussi les urnes). Je ne serais plus aussi catégorique aujourd’hui : effaré que je suis de voir tant de personnes se contenter de leur sincérité pour justifier leur engagement dans les alternatives et les luttes. Mais alors, quel changement peut-on espérer ? J’ai montré ailleurs comment cette question pouvait se comprendre comme une hésitation entre la voie de l’apocalypse et celle du miracle (il ne m’ennuie pas d’admettre une généalogie théologique au monde moderne) : entre celle de la catastrophe (prônée en ce moment par les collapsologues) et celle de la révolution → Poursuivre ici. Je suis de plus en plus persuadé que la seule voie d’espoir (celle du désirable, non pas celle du probable) est celle de la révolution. Mais à condition là aussi de reprendre vraiment la question et de tirer, des échecs de l’histoire, 3 leçons : a/ la révolution est imprévisible, b/ elle ne peut pas être provoquée, et surtout c/ elle ne doit pas être permanente. Que faire ? Nous devons préparer cette révolution désirable, en particulier par nos alternatives concrètes, desquelles nous devons nous contenter de tirer les leçons de ce qu’il ne faudra surtout pas faire si nous désirons vraiment une rupture radicale.
- Comment organiser politiquement et concrètement la radicalité de la décroissance ? Quel système politique proposer ? a/ L’organisation politique qui pourrait structurer les décroissants doit être le plus possible déjà adéquate au système politique que nous jugeons aujourd’hui désirable pour le futur. Ce qui signifie d’ores et déjà qu’elle ne pourra être monolithique mais qu’elle devra faire toute sa place à la pluralité des modalités. Par exemple, en multipliant les formes de la désignation : tirage au sort, élection, consensus… b/ Cette démarche est celle de ce que nous appelons le « Processus-décroissance » et qui tente depuis octobre 2016 d’amener les plus grand nombre possible de décroissants vers une Maison commune → Poursuivre ici.
- Comment sortir des colibrisounours et autres bobocools ? La réponse la plus bienveillante me semble être celle qui remet la « simplicité volontaire » à sa place : celle d’une condition nécessaire qui n’est absolument pas suffisante. Pire, croire qu’elle est suffisante n’est pas seulement politiquement inefficace mais dangereux : en tant que variante « alternative » de l’individualisme, elle ne fait que renforcer le monde qu’elle prétend critiquer ! Au moins commencer par cesser de fabriquer le capitalisme (John Holloway).
- Quel équilibre entre l’individuel et le collectif ? Je ne crois pas qu’un équilibre soit politiquement possible : il faut donner la priorité – et non pas l’exclusivité – au collectif sur l’individuel. C’est certes humiliant pour l’égo, mais cela n’interdit absolument pas de placer l’individu à partir du collectif. Plus généralement, il faut penser l’individualité à partir du Commun : surtout si nous nous mettons à penser réellement comment articuler le Commun de la tradition socialiste (celle de la décence commune) et le Commun de l’espace écologique (celui qui est défini entre un plancher et un plafond).
- A partir d’une telle critique de l’individualisme, quel lien social proposer : échange, partage et dette ? C’est en répondant à cette question que je tire déjà un bénéfice de l’expérimentation de monnaie locale que j’ai mené depuis quelques années. a/ Je peux déjà clairement séparer « échange » et « partage » : car celui-là suppose toujours des biens et des services échangés par des propriétaires alors que celui-ci se suffit d’une propriété commune. Dans cette perspective, la « gratuité » du don sort de l’aporie intérêt/désintérêt pour entrer dans celle du « revenu ». D’autant que tout ne doit pas « revenir » toujours à tout le monde : et pourquoi ? Parce que ce qui ne revient pas se conserve en tant que Dette, celle qui fait le lien entre les contemporains mais aussi entre les générations → Poursuivre ici.
- Et le retour à Dieu ? Je ne sais pas très bien si je comprends cette question mais comment ne pas remarquer que si la critique de la croissance économique ne peut pas se réduire à une critique économique de la croissance, alors la décroissance doit élargir son « domaine de définition ». a/ D’une part en acceptant son enjeu spirituel : « Le sens de la vie est une question politique » ← C’est le thème de nos (f)Estives 2017 de la décroissance. b/ D’autre part, si nous demandons à quoi sert la décroissance, nous trouvons 3 axes qui fonctionnent aussi pour toute religion : proposer une vision du monde, une organisation sociale, un sens à la vie individuelle. A méditer.