Pas de revenu inconditionnel suffisant sans revenu maximum suffisant

Après une tribune en faveur du débat sur le revenu universel, le site Reporterre publie une tribune en faveur du revenu maximum. Je l’en remercie particulièrement car il me semble essentiel quand on est décroissant non seulement de refuser tout attrait pour l’illimitation mais aussi de défendre une double limite : pas de plancher sans plafond, et réciproquement.

Peut-on faire l’hypothèse que, après un démarrage en fanfare au début de cette longue période électorale actuelle, l’effacement de la proposition de revenu universel (RU) suffisant, est d’abord dû à l’oubli de sa nécessaire complémentarité avec celle d’un revenu maximum[1] (RM) suffisant ?

Pourtant, une telle union aurait d’emblée affaibli deux des principales objections adressées au RU : a/ celle d’une proposition fondamentalement libérale mais récupérée par des utopistes socialistes et écologistes, jouant les « idiots utiles » à l’insu de leur plein gré ; b/ celle du financement. En effet, a/ la limitation des revenus (et des patrimoines) ne risque pas d’être reprise par la moindre vulgate libérale ; b/ ce qui sera pris à la minorité qui a trop devra revenir à tous ceux qui n’ont pas assez.

Ajoutons que l’un des effets ouvertement espéré de ce RM sera de provoquer la fuite de ces « riches ». En effet, combien chaque métier coûte ou rapporte à la société[2] ? Les estimations sont éloquentes : pour un euro versé en salaire, un ouvrier du recyclage en génère 12 ; un agent de nettoyage hospitalier : 10 ; une employée de crèche : 9,4 ; qu’ils restent ! Alors qu’un banquier d’affaires en détruit 7 ; un publicitaire : 11,5 ; et un conseiller fiscal : 47 ; qu’ils dégagent !

Plus radicalement, RU et RM partagent le même fondement politique : la dénonciation de la fable bourgeoise d’une source individuelle de la valeur économique (comme justification de l’allocation d’un revenu à un seul individu). Comment croire qu’un individu puisse mériter (?) de recevoir – seul – pour son « travail » 10, 100, 1000… fois le revenu moyen ? Comment oublier que l’abstraction du « travail abstrait » ne consiste pas seulement à rémunérer le renouvellement de la force de travail mais revient aussi à fantasmer un « travailleur » séparé de toutes les conditions sociales réelles de sa production ?

Voilà pourquoi il est tout aussi illogique de proposer un RU sans RM qu’un RM sans RU. Voilà comment, en-deçà du plancher de la misère et au-delà du plafond de la richesse, tant d’injustices et d’indécences détruisent la planète, affaiblissent la Cité et désintègrent la vie sociale ordinaire.

Par conséquent, le calcul du montant de ce plafond qu’est le RM devra tenir compte non seulement de sa soutenabilité écologique globale mais aussi d’un écart socialement décent entre plafond et plancher : personne ne devrait pouvoir vivre hors du Commun, ni par excès ni par défaut !

Ajoutons que l’essentiel sera que cet écart ne devra pas tant être réduit que « proportionné », c’est une question de taille, de taille humaine évidemment. La discussion démocratique pour fixer cet écart sera une parfaite occasion pour vérifier que les questions sociales et écologiques sont intrinsèquement liées tant à l’échelle locale qu’au niveau mondial : un RU suffisamment haut pour qu’il soit décent ; un RM suffisamment bas pour qu’il soit écologiquement soutenable, et surtout un écart (autour de 4 ?) entre RU et RM afin de rappeler que la vie ordinaire s’appuie d’abord sur la fabrication, la protection et la transmission de ce qui est le vrai socle de toute vie réussie individuelle : la vie en commun.

Mais alors pourquoi maintenir un écart, pourquoi ne pas égaliser le plancher et le plafond ? Parce qu’il nous faut anticiper la terrible objection de ceux qui croit que la liberté revient toujours (au droit) à franchir les limites. Ce sont ceux-là qui ne manquent pas, quand nous venons de défendre le RU, de nous demander « au nom de quoi, si tout le monde a déjà un minimum garanti, pouvez-vous limiter la liberté de ceux qui désirent plus » ? C’est à eux qu’il faut expliquer que la liberté que nous défendons ne se définit pas par une seule limite – la liberté comme « affranchissement » – mais par deux limites, celle du plancher et du plafond : c’est dans ce « lieu commun » que la liberté des uns se partage avec celle des autres.

Cet espace écologique de la vie commune, en tant qu’espace public de la discussion démocratique, fournira le cadre idéal pour entamer toutes les autres discussions que notre double proposition d’un RU et d’un RM ne manquera pas de susciter : plafonnement des patrimoines, révision des modalités d’héritage, réforme de la fiscalité… Sans oublier la radicale remise en question de la place du « travail » dans une société juste et soutenable : en finir définitivement avec toute cette mythologie qui tourne autour du « gagner sa vie », du « gagner sa place dans la société ».

Non seulement reconnaître l’utilité sociale de la vie de chacun mais rappeler le fondement véritablement socialiste de nos convictions : ce n’est pas la juxtaposition d’individus atomisés qui fait la société. Tout à l’inverse : c’est à partir du sentiment de vivre sur une même planète, en partageant un monde commun, que nous pouvons poursuivre notre idéal humaniste d’émancipation.

[1] Revenu maximum autorisé (mais par qui ?) ou acceptable (mais pour qui ?), nous préférons « Revenu Maximum Suffisant » (RMS) pour souligner la nécessaire articulation avec un revenu inconditionnel suffisant (RIS). Quand ce n’est pas assez, ce n’est pas suffisant ; et quand c’est trop, ça suffit.

[2] Eilis Lawlor, Helen Kersley et Susan Steed, « A bit rich. Calculating the real value to society of different professions », New Economic Foundation, Londres, 2009, http://neweconomics.org/2009/12/a-bit-rich/.

Un commentaire

  1. article interessant pour promouvoir une approche du revenu d ‘existence combinant « question sociale écologique et politique »

    Personnellement je serais encore plus « radical » que michel en pronant l’égalisation des revenus  » horaires « ,et non un écart de 1 à 4 tel qu’il le préconise.(sachant qu’à long terme nous devrions envisager selon moi l’abolition de l’argent , mais c ‘est un autre débat)

    Je comprends bien cette notion de plancher/plafond qui évite l’écueil de l’uniformisation des besoins
    Toutefois, pkoi ne pas la restreindre aux différences de temps de travail effectué, permettant ainsi à ceux ou celles qui veulent « travailler plus  » de le faire et vice versa,(avec plancher et un plafond) , sans légitimer l’inégalité de valeur attribuée aux métiers par les représentations dominantes?

    Bien entendu, il est peu probable que cette idée suscite l’adhésion d’une proportion importante de la population, compte tenu du poids des conditionnements idéologiques (imaginaire marchand et capitaliste)

    Mais ne peut on pas la promouvoir et assumer nos « utopies », ne serait ce que dans un horizon plus lointain, après une phase de transition qui pourrait se caractériser par l’echelle de revenus proposée par michel?

    Dans tous les cas, qu’il s’agisse du « revenu horaire unique » ou de l’espace de 1 à 4 , il conviendra d ‘instaurer un véritable rapport de force idéologique , politique et social , face à un systéme capitaliste totalement incompatible avec ces idées et l’oligarchie qui en est la garante.

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