Article publié dans le n°14 des Nouveaux cahiers du socialisme, revue canadienne, automne 2015. Lire l’introduction de ce numéro.
Pourquoi s’acharner à enfoncer une société de croissance dans un monde dont les « ressources » matérielles ne peuvent qu’être limitées ? Dès son plus jeune âge pourtant, l’enfant qui joue avec un « trieur de formes » comprend que, même en force, jamais un objet de section triangulaire ne franchira une découpe rectangulaire. Voilà l’évidence qui définit aujourd’hui l’objecteur de croissance : la société de croissance ressemble à une course absurde, course d’autant plus tragique qu’il y manque une ligne d’arrivée.
Mais il y a une autre évidence qui transforme l’objecteur de croissance en un « décroissant » : les plafonds de la soutenabilité écologique sont dépassés.
Malgré toutes les bonnes critiques que l’on peut lui adresser, l’indication par l’empreinte écologique (EE) fournit trois résultats suffisants pour faire de nous des décroissants : 1/ L’EE de l’humanité (2,3 ha/habitant) est supérieure à la biocapacité mondiale (1,8 ha/habitant). 2/ Les inégalités sont extrêmement fortes. L’EE d’un États-unien est de 9,6 hectares alors que celle d’un Afghan dépasse à peine 0,1 hectare, soit un écart de 1 à 100 ! 3/ Depuis les années 1970, la croissance économique continue d’être la croissance des dégâts écologiques et sociaux, mais elle ne provoque plus aucune croissance de la qualité de vie[1].
Il se peut que ces constats paraissent grossiers et naïfs aux théoriciens de l’économie mais l’enjeu n’est pas là. Politiquement, il faut leur retourner la question : expliquez-nous comment vous traitez la question du dépassement des plafonds, que proposez-vous effectivement pour redescendre à des niveaux de soutenabilité, quel type d’organisation sociale vous envisagez…
Le dépassement des plafonds, c’était hier ; la question n’est donc pas de reculer mais d’avancer pour retrouver de la soutenabilité écologique. Voilà pourquoi la décroissance. On arrive alors au comment ?
1. La décroissance n’est pas un projet politique, c’est juste une proposition politique de trajet. Intercalée entre un monde rejeté (le capitalisme comme produit de la croissance) et des mondes projetés (des sociétés d’a-croissance), la décroissance est le nom politique d’une parenthèse.
Démocratiquement, il va s’agir de sortir de l’économie c’est-à-dire échapper à l’engloutissement de la société par et dans l’économie. Pour cela, nous n’avons pas tant besoin d’indicateurs économiques ou écologiques que d’une indication politique fondée sur une corrélation entre économie et écologie.
- Pour l’économie, bien sûr tout le monde connaît les critiques[2] qui sont adressées au PIB, et pourtant c’est seulement d’une indication globale, grossière et surtout aveugle à toute évaluation qualitative dont nous avons besoin : parce que la croissance est un « monde » et faire croire qu’un tri entre une bonne croissance et une mauvaise croissance est souhaitable relève de l’écran de fumée. La notion de « décroissance sélective » relève d’une rhétorique de l’oxymore.
- Parce que si nous disposons d’une indication économique corrélée à une indication écologique, le jour où cette indication dépassera encore la capacité de soutenabilité, ce sera encore de la sur-croissance. Quand bien même son contenu ne serait que de la production souhaitable, conviviale, bonne, juste et saine, et bien il faudra encore décroître économiquement pour repasser sous le plafond. Nous ne pouvons pas d’un côté nous moquer des propagandistes du développement durable[3] et de l’autre faire semblant d’ignorer que, même entre bisounours hyper-conscients du buen vivir, nous ne pourrons pas conserver le niveau de vie du Nord global.
- Pour l’écologie, nous avons d’abord besoin d’une indication qui puisse se traduire en termes de « plafond » sous lequel il va falloir redescendre. Et en cela l’indication fournie par l’EE est politiquement suffisante : parce qu’elle peut se traduire très facilement et très pédagogiquement en termes de « planète ». Si chaque habitant de la planète vivait comme un États-unien moyen, il faudrait l’équivalent de 5,3 planètes comme la nôtre pour subvenir de manière pérenne à nos besoins.
Le trajet décroissant n’échappera donc pas à une décroissance « économique » [4], ce qui signifie explicitement une décroissance de la production et de la consommation, à commencer par celle de l’énergie et des matières premières. La prise en compte de telles indications économiques et écologiques modifie radicalement les structures anthropologiques les plus fondamentales de l’organisation sociale. Temporellement, il nous faudra avancer vers des sociétés du ralentissement (plutôt que de l’accélération). Territorialement, « les voies recherchées vont… vers des stratégies de contre-exode… L’essence de ce contre-exode est le retour à la terre, le retour à l’urbanité des villes, le retour aux systèmes sociaux-économiques locaux ; en synthèse, le retour aux équilibres des lieux du monde »[5].
Nous reconnaissons qu’une telle décroissance ne sera pas forcément « heureuse » (d’abord parce que nous ne la souhaitons pas « durable ») mais elle devra au moins être « sereine ». Pour cela, nous faisons la différence entre la « récession » et la « décroissance ». Une récession est une parenthèse entre croissance et (retour de la) croissance. La décroissance devra être la parenthèse entre (société actuelle de) croissance et a-croissance (sociétés libérées de la religion de l’économie).
2. Au fondement du capitalisme, les décroissants dénoncent le choix de l’illimitation, c’est-à-dire le productivisme. A contrario, ils revendiquent de penser et faire les transitions dans le cadre de l’espace écologique (limite-plancher et limite-plafond).
Les décroissants affichent leur anticapitalisme dans le cadre d’un refus plus général de tout productivisme. Ce qui les dispense de se contredire en tentant d’expliquer que c’est par anticapitalisme qu’il faut être antiproductiviste – comme si, au nom d’un socialisme idéal, on pouvait ignorer les essais historiques du socialisme réellement existant qui, tout en installant un capitalisme d’Etat, n’ont fait que participer à la course productiviste. Cette radicalité place les décroissants en critiques permanents : il ne suffit pas de critiquer le capitalisme, il faut aussi critiquer les critiques (non-antiproductivistes) du capitalisme.
Cette cohérence antiproductiviste a aussi l’avantage d’assurer la démarcation entre la décroissance et toutes les pseudos-critiques du capitalisme : croissance verte, développement durable, prospérité sans croissance… En apparence, on pourrait croire qu’avec de telles propositions les décroissants pourraient au moins partager un objectif (pour définir ce qui est désirable) commun mais ce n’est pas le cas car elles restent enfermées dans le paradigme de la croissance comme solution. Parce que leur fondement (ce qui permet de justifier les objectifs) manque de radicalité en matière d’écologie : il ne va pas jusqu’au bout de ce que peut être un refus cohérent de toute illimitation.
La prise en compte des limites de la planète fournit déjà un argument peu discutable de la convergence entre question sociale et question écologique : car il n’est pas bien difficile de s’apercevoir que si en moyenne l’EE des 7,3 milliards d’humains est de 2,3 ha/hab alors que l’EE du milliard de nantis du Nord Global dépasse les 6 ha/hab, cela veut dire que l’EE est aussi une mesure des inégalités sociales.
Mais les décroissants ne se contentent pas d’un tel usage quantitatif des limites de la planète, ils y voient aussi, du point de vue de ce que c’est que bien vivre, une vertu. Comment justifier un tel choix en faveur de la limitation ?
- Le mythe d’une croissance sans limites répète celui de la pierre philosophale : repousser les limites de la mort, tout transformer en or et en argent. La mort étant de toutes les limites celle qui nous touche au plus près, peut-on oser pasticher Cicéron et Montaigne : « Que décroître, c’est apprendre à mourir » ?
- Les décroissants lisent Leopold Kohr, Ivan Illich[6]: il y a une vertu dans les limites en tant que telles, celle de la juste mesure. Car la question préalable à beaucoup de nos problèmes, écologiques, sociaux, démocratiques est celle de la taille : il faut rester à l’échelle de l’humain. Pourquoi croire que la course à la taille pourrait fournir la moindre économie d’échelle ? Comment ne pas constater qu’au-delà de certains seuils, la croissance arithmétique des solutions ne peut qu’entraîner une croissance exponentielle de nouveaux problèmes[7] ?
- Comment traduire politiquement ce refus de l’illimitation ? Les décroissants reprennent la proposition des Amis de la terre : la satisfaction des besoins fondamentaux et la préservation des écosystèmes doivent se définir en deçà d’un plafond et au-delà d’un plancher : « Les consommations situées sous le plancher et au-dessus du plafond, et les modes de vie qui leur correspondent, sont insoutenables »[8]. Par exemple 30 à 50 Kg/an/personne de papier suffisent à garantir éducation et démocratie. Aujourd’hui, la moyenne européenne – à cause de la publicité et du suremballage – est de 200 kg/an/personne : cela signifie la destruction externalisée d’écosystèmes du Sud global. Ce « paradigme » de l’espace écologique peut s’appliquer à toute la chaîne de l’économie : extraction à production à redistribution à consommation à déchets. Voilà comment les décroissants justifient leur anti-extractivisme, leur antiproductivisme, leur refus de la distribution keynésienne, leur anti-consumérisme, leurs sarcasmes contre les fariboles de l’économie circulaire.
Les décroissants ne sont pas des sots qui voudraient « décroître pour décroître », sans fin, sans limite. Dès que, dans le Sud global les indications écologico-économiques dépasseront les planchers d’une vie décente ; dès que, dans le Nord global, les mêmes indications seront repassées sous les plafonds de la soutenabilité, alors la parenthèse de la décroissance devra se refermer.
Mais en attendant seul un tel espace écologique peut constituer le projet politique (l’objectif désirable et le fondement juste d’une société libérée des chimères de la croissance) capable dès à présent, sans attendre, de fournir le cadre idéologique pour de « belles revendications mobilisatrices » (espace écologique de tous les besoins de proche et haute nécessité, espace écologique de l’énergie et des revenus..).
Entre plancher et plafond, sobriété et autonomie définissent un espace de souveraineté reconquise, celui des communs, du partage et de la convivialité.
3. Pour fonder sa critique de l’économie, la décroissance a besoin d’une approche systémique et clivante de la société actuelle. Ce qui provoque tout une série de renversements idéologiques concernant les conceptions les plus élémentaires du « faire de la politique ».
La plupart des organisations politiques intègrent la question écologique mais sans la placer au centre de leurs analyses. L’enracinement écologique des décroissants est assez simple : ils ne se demandent pas quelle place ils peuvent accorder à l’écologie, ils renversent la question : comment placer la politique au cœur de l’écologie ? C’est là une décolonisation de l’imaginaire politique qui provoque tout une série de renversements :
- Dans l’imaginaire de la croissance, la limite joue le rôle de frontière à dépasser sans cesse : c’est même là la définition de la liberté si bien résumée par Buzz Lightyear : « Vers l’infini, et plus loin encore ». Le paradigme de la double limite, plancher-plafond, procure alors à la liberté non pas une occasion de perpétuel dépassement (de soi, des autres, de la nature) mais un cadre à l’intérieur duquel l’autolimitation n’est plus provoquée par le conflit des rivalités[9] mais par la responsabilité vis à vis des conditions de la liberté, en priorité la soutenabilité écologique.
- Une telle liberté ne pourra s’exercer que dans le souci de la responsabilité et de la considération que nous devons accorder à tous ceux qui, même et surtout dans une démocratie directe, ne pourraient jamais être stricto sensu présents : les animaux, les végétaux, la nature et sa biodiversité éco-systèmique, sans oublier les générations futures ni les générations passées. Car les « valeurs » dont nous avons besoin pour respecter ces « absents » seront celles dont nous avons besoin pour conserver démocratiquement notre humanité.
- La remise en cause d’une opposition entre nature et culture incite les décroissants à reprendre les thèses anciennes de la sociabilité naturelle[10], pour affirmer que la coexistence sociale précède l’existence individuelle[11]: cela signifie qu’il faut considérer les socialités primaire et secondaire comme des « biens communs vécus ». Libre accès et non-rivalité mais surtout pluralité (le fait d’être plusieurs) en sont les conditions de possibilité. Application concrète : renverser notre rapport à la protection sociale[12] ; non pas se demander comment la société peut protéger nos existences individuelles mais comment chacun, par la reconnaissance mutuelle d’activités librement choisies, peut contribuer à la société, dans la persévérance de son existence.
- Le productivisme, et en particulier sa variante capitaliste, prétend s’inscrire dans une irréversibilité historique : celle du progrès (recul de la nature et avancée de l’économie). Pour les décroissants, ce n’est là qu’une illusion. Car finalement qu’est-ce que le « progrès » sinon cette marche en avant qui ne recherche des solutions qu’en aval des problèmes, sans jamais affronter l’amont des causes. C’est ainsi que l’on peut prétendre résoudre le réchauffement climatique par encore plus de technologie, la (di-)gestion des déchets par leur récupération en tant que « ressources ». Dans ces cas, la décroissance n’est pas une idéologie progressiste ; plutôt que le choix de la fuite en avant, les décroissants préconisent un nouveau renversement : affronter les problèmes en amont, à leur racine et par conséquent adopter une critique systémique. Ainsi pour l’économie : que veut dire « critique de l’économie politique » si en amont de la production et en aval de la consommation sont écartés les problèmes de l’extractivisme et ceux des déchets ?
- Ce « goût pour l’amont » explique que les décroissants modifient le slogan des altermondialistes en le mettant au pluriel : nous devons rêver d’autreS mondeS possibleS. Bien sûr, l’utopie des alternatives déjà concrètement eSpérimentées ouvre les possibles. Mais il faut aussi au « miroir du passé » (Ivan Illich) juger les errements de la modernité, sans même craindre de s’appuyer sur la connaissance des sociétés « traditionnelles », « archaïques »[13].
C’est à partir de ces postes d’observation et d’eSpérimentation que nous pourrions défendre des choix clivants : démographie responsable, technique conviviale, politique socialiste, protectionnisme territorial, relocalisation démocratique…
4. En tant que trajet d’émancipation généralisée, la décroissance retrouve la question de la révolution, mais à partir d’une conception eSpérimentale de l’Histoire.
De l’avènement de l’anthropocène[14] – quand les humains deviennent une force géologique – les décroissants hésitent sur la leçon politique à en tirer : faut-il y voir la marque de la puissance du système de l’économie, de la science et de la technique ou bien le signal de notre impuissance politique ? Dit autrement : dans l’hypothèse où 1/ l’ère de l’anthropocène résulte de la puissance à la fois démiurgique et apocalyptique de la technique et où 2/ la seule révolution permanente qui « réussit » est celle de la technologie, que peut-il rester pour une quelconque action politique ?
Savons-nous reconnaître les différents visages que peut prendre la dépolitisation généralisée dont à besoin l’économisme généralisé pour parer sa domination d’une apparence démocratique ? Les « partis » politiques eux-même ont depuis bien longtemps déserté le champ des débats de fond au profit des jeux – le plus souvent télévisés – de la conquête du pouvoir. Ils ne proposent plus alors que des variantes de l’accompagnement : la croissance verte pour les plus écologistes, le plein-salariat pour les plus « travaillistes », le retour de la croissance de toute façon. Voilà pour le programme, quant à la méthode, elle reste toujours prisonnière de la stratégie la plus routinière : la prise préalable des pouvoirs institutionnels pour diriger d’en haut des changements.
Les décroissants ont cessé de croire à de telles fariboles : ils ne supportent plus la litanie des appels et communiqués pour que, « demain, promis, cette fois, ce sera la bonne, il faudra donner sa chance à l’énième resucée de l’unité pour l’unité ». Car, c’est toujours la même rengaine pour éviter d’affronter une remise en cause cohérente dans le fond et dans la forme, c’est toujours le même canevas rhétorique : la crise est là (pour les plus audacieux, elle serait même « civilisationnelle »), partout les insurrections et les luttes frémissent d’impatience, alors, silence sur les désaccords (surtout s’ils touchent le fond, ils risquent de couler le « mouvement »), il faut converger, « tous ensemble, tous ensemble »…
Les décroissants ne veulent ni désespérer de la politique ni se résigner à ajouter une version sereine et conviviale à l’accompagnement. Pour cela, plutôt que de s’en remettre au futur des promesses électorales, ils préfèrent s’investir dès à présent dans les « alternatives concrètes ». Celles-ci concernent d’ores et déjà toutes les interdépendances en faveur d’une autonomie généralisée dans le vivre-ensemble : s’alimenter, se loger, se soigner, se transporter, s’éduquer, se cultiver, échanger. C’est le terrain des « uto-pistes », celui des eSpérimentations collectives pour procéder sans attendre à la démarchandisation de la terre, de la monnaie et de l’activité productive[15].
De telles pratiques supposent, là encore, tout une série de ruptures tant avec le capitalisme qu’avec ses critiques classiques. Plus question de s’inscrire dans une Histoire déterminée « en dernière instance » par l’économie, plus question de justifier le pire aujourd’hui par l’attente d’une finalité (le « sens de l’Histoire ») sans cesse repoussée. Les décroissants prônent par conséquent une stratégie minoritaire par basculement des imaginaires plutôt que par renversement du pouvoir. Il ne s’agit plus de provoquer la révolution – ce qui supposera des prises de pouvoirs qui se sont toujours révélées comme les meilleurs freins à tout réel changement. Pour autant, cela ne signifie pas l’évacuation de la question révolutionnaire : au contraire.
Nous ne devons pas ignorer que les constats précédents d’impuissance répétée ont incité certains écologistes à abandonner la stratégie révolutionnaire pour se confier à une version « verte » de l’argument de la nécessité : comme certains léninistes croyaient que le capitalisme ne pouvait pas ne pas échouer (cf. la vente de la corde pour les pendre), certains écologistes pensent que le système capitaliste ne peut pas ne pas amener à la catastrophe (nucléaire, démographique, climatique…). Politiquement, c’est un « argument paresseux » qu’il faut rejeter. Mais alors si nous ne pouvons ni vouloir (prise préalable du pouvoir) ni subir (argument de la nécessité) la révolution, que faire ?
- En assumant des prises de position minoritaire, rappeler sans cesse aux conquérants du pouvoir que des ruptures unilatérales sont toujours possibles (désarmement, sortie des processus impérialistes des traités commerciaux, modes d’extraction, de production, de distribution, de consommation…).
- A ceux qui se contentent de la domination économique « et de son monde », prouver par nos eSpérimentations que d’autres mondes sont possibles.
Comme John Holloway propose de cesser de fabriquer le capitalisme[16], il faut dès maintenant anticiper les réponses les plus concrètes à toutes les questions qui se poseront le jour où une société s’emparera de son autotransformation par et pour elle-même, en un temps bref[17]. De telles « révolutions » ne cessent de surgir partout dans le monde mais à chaque fois, faute de préparation, elles échouent et retournent si vite aux politiques du pire.
Les décroissants ne doivent pas croire que leurs alternatives concrètes seront suffisantes pour provoquer la révolution ; ni que les contradictions du capitalisme détermineront l’avènement du royaume de la liberté. Alors ils se tiennent prêts à donner toutes ses chances démocratiques et écologiques à une « révolution » : c’est à ce défi que la « décolonisation de l’imaginaire » s’active, déconstruire tous les obstacles qui rendraient possible la poursuite du moment révolutionnaire. Et c’est ainsi que sans attendre le miracle de la révolution, les décroissants ne peuvent s’empêcher d’espérer qu’ils participent déjà à sa possibilité.
5. Le type d’organisation sociale que défend la décroissance suppose des habitants, des « mangeurs », des usagers plutôt que des producteurs, des consommateurs, des propriétaires.
Reconnaissons dans nos faire(s) de la politique[18] une inquiétude : jusqu’à quel point devrions-nous creuser dans la radicalité ? Car plus nous adoptons une démarche systémique, plus nous mettons à jour un programme radical de déconstruction idéologique, voire philosophique, des fondements de la société de croissance. Plus, en même temps, en ces temps de victoires pour la réaction et la brutalité, nous risquons de nous couper de tous ceux qui en ayant commencé à rejeter le capitalisme continuent néanmoins d’en partager quelques présupposés.
Nous ne parlons même pas de notre dédain pour tous ceux qui ne voient pas que la société du spectacle n’offre pas la moindre visibilité à la démocratie réelle. Mais nous pensons à nos compagnons sur beaucoup de luttes qui ne constatent pas que le capitalisme est fondé sur le productivisme, et non l’inverse : et qu’une centrale nucléaire ou une agriculture ogm, même en autogestion, sont inacceptables. Alors que l’antiproductivisme, par son refus de l’illimitation en tant que telle, remet les discussions non seulement à leur taille (humaine) mais les intègre à une chaîne de discussions et de contrôles démocratiques dans laquelle les habitants et les usagers compteront autant que les producteurs. Il y a un défi, dans l’antiproductivisme, que tous les socialistes doivent accepter[19].
Mais le refus de se perdre dans les symptômes amènent les décroissants à une remise en cause plus radicale des temps modernes et de sa conception moderne de la liberté : celle des individus. Le recadrage évoqué de la liberté dans les limites de l’espace écologique se justifie précisément par la volonté d’en assurer la soutenabilité tant intersubjective que matérielle. Il n’est donc pas question d’arriver à rompre avec tous les apports de la modernité pour défendre un retour en arrière vers des temps anciens, trop souvent d’ailleurs plus fantasmés rétroactivement que réellement saisis dans leur vécu. Et pourtant comment ne pas constater que la domination d’une vision de l’homme comme homo oeconomicus est à la fois la source de certaines autonomies que nous revendiquons et la cause de conduites et de situations que nous dénonçons. Jusqu’à quel point devrions-nous creuser dans notre critique de l’individualisme généralisé qui assure cette Division qui fonde la lutte de chacun contre chacun qui tient lieu aujourd’hui de modèle du vivre ensemble ?
Comment ne pas voir que cette critique de l’individualisme amène les décroissants à réduire la simplicité volontaire à une condition nécessaire mais certainement pas suffisante de la transition. Non pas parce que le changement devrait commencer par Soi – comme si toujours le monde devait tourner autour du Sujet, comme si toujours la nature ne pouvait être que l’environnement du Moi – mais parce que cette sobriété a d’abord pour usage de nourrir la motivation dont psychologiquement nous avons besoin pour politiquement s’engager et persévérer dans un combat dont la victoire n’est plus assurée par aucune vision prophétique de l’Histoire.
Les décroissants doivent donc veiller à ne pas se laisser leurrer par ces critiques dirigées contre leur soi-disant moralisme – mettre en avant une responsabilité élargie à tous les écosystèmes ne dispense pas de se reposer sur les convictions et les valeurs de la common decency (H.G. Orwell) – alors qu’elles ne sont en fait qu’un préjugé individualiste qu’elles partagent avec le système contre lequel elles prétendent se dresser.
Jusqu’où aller dans la critique d’un monde issu des Lumières, pour qui la raison suffirait à calculer la trajectoire d’un corps comme à maximiser une décision personnelle ? Jusqu’où rejeter un monde où l’arrogance du Sujet moderne le mène à prétendre ne rien devoir à personne, comme si chacun ne pouvait « réussir » sa vie qu’à condition de l’avoir produite de toutes pièces en s’imaginant ne rien devoir ni aux générations passées, ni à ses contemporains, ni à la Nature juste réduite à lui procurer des « ressources » ?
Voilà tout une série de questions dont les discussions devraient éclairer l’anthropologie sur laquelle la décroissance devrait arriver à fonder ses propositions sur ce que pourrait devenir une organisation sociale plus juste, plus responsable, plus décente, plus démocratique.
- Nous ne sommes pas seulement des humains « conscients de » mais nous sommes d’abord des être « qui vivent de ». Nous nous alimentons. Et c’est pourquoi la première des libertés que nous revendiquons est la souveraineté alimentaire. Et c’est pourquoi nous refusons que l’agriculture soit traitée comme une industrie, que les nourritures soient échangées comme des téléphones portables.
- En nous alimentant, nous pratiquons une « opération » (phénoménologiquement) radicalement symétrique à la « production » : au lieu d’ex-primer notre esprit pour transformer la nature, nous in-gurgitons du vivant pour rester en vie. Il y a là une co-existence éco-systémique avec le vivant qui devrait nous empêcher de nous croire « comme maîtres et possesseurs de la nature ».
- Et si nous habitons la nature, ce n’est pas pour la coloniser mais pour s’y abriter et dans le meilleur des cas pour se réjouir de la vue de son paysage.
Une telle intentionnalité du « vivre de » pourrait fournir le fondement d’une politique visant à une vie simplement vécue avec « appétit »[20]. Car l’appétit ne connaît ni le manque de la faim ni la tentation de la gourmandise : c’est toute la vie qu’il faudrait goûter avec un tel appétit.
Michel Lepesant
[1] « Toutes les études menées sur la question des rapports entre bonheur et croissance économique convergent vers la conclusion suivante : au-delà de 12000 à 15000 € annuels de revenu moyen par tête, il n’existe plus aucune corrélation entre richesse monétaire et bonheur. Ce chiffre est celui du revenu moyen des Français en 1970. Et les études écologiques montrent que ce niveau de richesse est, lui, en effet universalisable sans mettre en péril la survie de la planète », reconnaît le non-décroissant Alain Caillé, L’idée même de richesse, Paris, La découverte, 2012, p. 31.
[2] Dominique Méda ne manque de les rappeler dans son interview à Mediapart < http://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/100914/dominique-meda-une-autre-voie-que-le-modele-liberal-ou-la-sortie-de-l-euro > : « Cet indicateur est indifférent à la proportion de la population qui consomme et qui produit. Il comptabilise de la même manière les productions utiles et celles qui sont toxiques. Et surtout, il ne dit strictement rien des évolutions du patrimoine naturel (qualité de l’air, de l’eau, des sols…) et de la cohésion sociale. »
[3] Ni la pseudo-substituabilité des facteurs ressources/capital, ni l’économie immatérielle, ni l’efficience de l’économie circulaire ne permettent de décorréler croissance économique et irrespect de l’environnement.
[4] La décroissance comme décroissance du PIB est donc une croissance négative : ce qui ne va pas signifier « avancer en reculant » mais juste que le chiffre qui indiquera la croissance sera un chiffre négatif. Et au rythme de –2%/an, cela divisera le PIB par 2 en 35 ans !
[5] Alberto Magnaghi, La bioregion urbaine, Petit traité sur le territoire du bien commun, Paris, Eterotopia France, 2014, p. 50.
[6] Aujourd’hui, les décroissants recommandent de lire particulièrement, Olivier Rey, Une question de taille, Paris, Stock, 2014.
[7] Une mathématisation simple peut en donner une idée : pour chaque nouveau sommet, un polygone « gagne » autant de nouvelles diagonales qu’il avait déjà de sommets ! Ainsi la croissance arithmétique d’une population provoque une croissance exponentielle des interactions possibles.
[8] Position des Amis de la Terre pour des sociétés soutenables, mars 2011, <http://www.amisdelaterre.org/IMG/pdf/positionsocietessoutenables.pdf>.
[9] C’est faute d’un tel espace écologique que le Manifeste convivialiste en reste, par un point de vue libéral, à n’attendre d’autolimitation des subjectivités qu’au moyen de la reconnaissance de telles rivalités : « Faire de la rivalité un moyen de coopération », Manifeste convivialiste, Lormont, Le bord de l’eau, 2013, p.14.
[10] François Flahault, Où est passé le bien commun ?, Paris, 1001 nuits, 2011.
[11] François Flahault, Le paradoxe de Robinson, Paris, 1001 nuits, 2005.
[12] Michel Lepesant et Baptiste Mylondo, « Revenir à la société, la question du revenu inconditionnel », Les Possibles, n°1, Automne 2013, < https://france.attac.org/nos-publications/les-possibles/numero-1-automne-2013/dossier-protection-sociale/article/revenir-a-la-societe-la-question-1309>
[13] Jérôme Baschet, Adieux au capitalisme, Paris, La Découverte, 2014, p.86. Jean-Michel Servet, Les monnaies du Lien, Presses Universitaires de Lyon, 2012, p.7.
[14] Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L’événement anthropocène, Paris, Seuil, 2013.
[15] Les décroissants ne sont pas marxistes, doublement. Non seulement ils ont une préférence pour le socialisme utopique contre le socialisme scientiste mais le Karl qui les inspire est plutôt Polanyi que Marx. Ils ont du mal à voir dans la bourgeoisie un mal historiquement nécessaire sur la voie de son dépassement (Aufhebung). C’est pourquoi ils lisent l’analyse polanyienne de marchandisation systématique des facteurs de productions : quand la nature devient propriété privée, quand la monnaie devient argent, quand l’activité productive devient travail salarié.
[16] John Holloway, Crack Capitalism, New York, Pluto Press, 2010, traduction française, 2012.
[17] Cornelius Castoriadis, Une société à la dérive, Paris, Seuil-Essais, 2005, p.229.
[18] Michel Lepesant, Politique(s) de la décroissance, Paris, Utopia, 2013.
[19] Michel Lepesant (coord.), L’Antiproductivisme ? Un défi pour la gauche ?, Lyon, Parangon, 2013.
[20] Quelle déception dans le livre récent de Corine Pelluchon, Les Nourritures, Paris, Seuil, 2015, d’y lire tant d’intuitions sur la faim et la gourmandise mais aucune analyse sur l’Appétit, alors qu’il y aurait là le paradigme d’un Désir sans souffrance, c’est-à-dire sans la tristesse dont l’Illimitation est toujours la source et la fin.