De la chute des murs… du capitalisme

Sur quelles valeurs fondamentales devrait se reposer une société con­viviale qui se met au rythme du plus pauvre d’entre nous ?

Telle est la question à laquelle j’ai tenté de répondre le samedi 8 novembre, à l’invitation de Chrétiens et Pic de pétrole, lors d’une discussion avec Corinne Morel Darleux et Serge Latouche.

1- Chacun à sa mesure peut constater les effets d’une société de moins en moins conviviale

  • La « dissociété » de Jacques Généreux (La Dissociété, Paris, 2006, page 153) dans laquelle « la « dissociation personnelle » de chaque dissocié l’amène à ne plus supporter le « vivre-ensemble » qu’avec des personnes semblables à lui-même. »
  • Nous serions selon Marcel Gauchet la première société qui est composée d’individus qui ignorent qu’ils vivent en société.

Contentons-nous (euphémisme ) d’un seul exemple :

  • Il concerne l’impact du numérique sur les relations sociales. Une étude de l’Université de Californie à LA (UCLA), publiée en août 2014, montre que la déconnexion à internet en particulier et aux écrans en général accroît notre empathie, notre capacité à décrypter les expressions non-verbales. Séparer 2 groupes d’adolescents dont l’un n’a plus accès ni à la TV ni au web pendant 5 jours et tester leur capacité à identifier des émotions en reconnaissant une expression de visage triste, heureuse, inquiète… Ainsi se conclut l’étude : « Si vous ne communiquez pas régulièrement en face à face, vous pourriez perdre d’importantes capacités relationnelles. »
  • C’est ce que Jean-Claude Michéa notait déjà (La double pensée, page 229) : « L’apprentissage de la réciprocité et de la bienveillance – fondements des « règles élémentaires de la vie en société » – exige, en effet, tout un système de relations en face à face, à la fois stable et durable (puisqu’un tel apprentissage requiert nécessairement du temps) avec des êtres dont la présence nous a d’abord été donnée (nous n’avons pas choisi, par exemple, nos parents, nos frères et sœurs, nos voisins). Ce n’est que dans la mesure où nous aurons appris à nous accommoder de cette réalité incontournable, c’est-à-dire à accepter tels qu’ils sont (voire à apprécier et à aimer) ceux et celles avec qui il nous est donné de vivre, qu’il deviendra ensuite possible de transposer à d’autres humains (et notamment aux inconnus et aux étrangers) les habitudes ainsi acquises de common decency. » à  Aristote : la « véritable amitié » est le bonus du « lien des cités » (Ethique à Nicomaque, VIII & IX).
  • Comment est-il encore possible d’éduquer, se demandent Matthieu Amech et Julien Mattern dans Le cauchemar de Don Quichotte, page 74, quand l’effondrement des structures familiales est « redoublé par la détérioration des formes d’encadrement informel des enfants et des adolescents (personnes âgées sur le pas des portes ou sur les bancs, boutiquiers des rues commerçantes, voisins, etc.) qui fondaient ce que Jane Jacobs appelle la « confiance publique banale » ? Pour cette journaliste américaine, les rues de la ville constituent « la base d’une vie sociale réussie » car elles apprennent aux enfants que « les gens doivent se sentir responsables les uns des autres, même s’ils n’ont aucun point commun ». »

2- Nous connaissons donc les valeurs qui « font société ». Grâce aux travaux de G. Orwell (très bien relayés en France par ceux de Jean-Claude Michéa), nous pouvons les regrouper sous le nom de common decency, décence ordinaire.

Cela pour autant ne suffit pas pour « re-faire société » :

  • D’une part parce que les travaux de François Flahault me semblent convaincants pour démontrer que la vie sociale précède l’émergence de l’individu, que « la co-existence précède l’existence » et que le « paradoxe de Robinson » interdit tout volontarisme naïf dans le « vivre-ensemble » : les vertus de base ne peuvent pas être décrétées.
  • D’autre part parce que toute la « civilisation juridico-marchande » semble organisée tout entière pour favoriser, non pas les valeurs de la décence commune, mais les progrès de l’égoïsme, de la rivalité, de l’ostentation… Serge Latouche, dans Bon pour la casse a parfaitement montré les liens à la fois psychologiques et économiques qui enferment chaque individu dans la « cage d’acier de l’Argent tout-puissant » : « La publicité crée le désir d’acheter, le crédit nous en donne les moyens et l’obsolescence programmée vient en renfort pour nous obliger à acheter, même si on ne le voulait pas » (Renverser nos manières de penser, page 155).

3- Voilà « mon » problème : Quels sont les liens  « idéologiques » qu’il faudrait couper un par un pour cesser d’être des marionnettes de la société de production et de consommation ?

  • Cette question ne consiste pas tant à affronter le capitalisme – dans l’espoir sans cesse réfuté par les échecs historiques des critiques classiques du capitalisme, de le détruire – qu’à cesser de le fabriquer (Selon la proposition de John Holloway dans Crack Capitalism).
  • Je pose donc une question théorique ; certes, elle est nourrie par ma pratique concrète des expérimentations qui viennent (amap, MLC, coopérative de producteurs-consommateurs) et aussi par la confrontation épisodique avec des échéances électorales (et donc des convergences avec des partis politiques de la gauche de la gauche). Mais c’est bien une question « idéologique » → Comment échapper à l’idéologie de la classe dominante ?
  • Je propose ainsi de dépasser nos cadres idéologiques (tant ceux qui viennent du capitalisme que ceux qui viennent de sa critique traditionnelle), dépassement qui ne tient pas d’un refus catégorique de tout cadre (C’est Castoriadis qui nous a appris que toute critique permanente de l’institué par l’instituant ne dispense pas d’une institution) mais d’un recadrage → par des « valeurs intermédiaires » modestes, comme fondements pour des objectifs politiques ambitieux.

Voici une suite de « renversements » conceptuels, pour tenter de rompre avec tout ce contexte que je crois installé par les temps modernes, par le « monde du Nouveau » : dont le mot d’ordre pour passer du monde clos à l’univers infini est devenu celui de Buzz l’éclair (héros de Toy Story) à « vers l’infini et au-delà ».

« Renversement » :

  • Le grec métanoïa rencontre plusieurs traductions : renversement, mais aussi conversion, mais aussi repentance.
  • Le 9 novembre est la date anniversaire de la chute du mur de Berlin. Quel Symbole ! Les murs chutent ! Après ceux des démocraties impopulaires, pourquoi pas les murs du capitalisme (murs qui construisent un labyrinthe dans lequel le consommateur désorienté en vient à se résigner au monde tel qu’il est).

3- Chacun de ces renversements est une manière d’assumer le refus de l’illimitation.

1.     Premier renversement : il donne la priorité à la question écologique et il s’appuie sur l’indice de l’empreinte écologique : la Terre met à notre disposition ce que les « Amis de la Terre » ont nommé « espace écologique », qui est défini par une double limite. En deçà d’un plancher de l’empreinte écologique le vivant meurt mais au-delà d’un plafond c’est la nature qui ne peut plus soutenir ; voilà alors un cadre, celui défini par une limite haute et une limite basse, par un plancher et un plafond.

2.     Deuxième renversement : il porte sur la question démocratique. Car le recadrage écologique provoque une redéfinition de la liberté (dont la limitation ne doit plus être intrinsèque mais extrinsèque) : quand on croit que la liberté est définie comme la capacité à sans cesse atteindre la limite pour la repousser, alors seule une autre liberté peut limiter une liberté et cela donne la société comme compétition de chacun contre chacun. Tout au contraire, si nous voulons privilégier la coopération alors la liberté peut être redéfinie comme Espérimentation (mot-valise pour désigner la complémentarité de l’espérance et de l’expérimentation), à condition (une liberté conditionnelle) qu’elle s’effectue dans le souci de la responsabilité et de la considération que nous devons accorder à tous ceux qui, même et surtout dans une démocratie directe, ne pourraient jamais être stricto sensu présents : les animaux, les végétaux, la nature et sa biodiversité éco-systèmique mais aussi les générations futures (Hans Jonas), mais aussi les générations passées (H-G Gadamer). Car les « valeurs » dont nous avons besoin pour conserver ces « absents » seront celles dont nous avons besoin pour conserver notre humanité : parce que ce sont des « vulnérables ».

3.     Troisième renversement qui aborde la « question sociale » : dans cet espace écologique des libertés (l’autonomie de chacun se définit entre le plancher de l’anomie et le plafond de l’hétéronomie), se loge (habite) l’espace du Commun (au sens de Dardot et Laval d’un principe politique de co-construction, constituant) mais aussi l’espace des communs (au sens des « biens communs » et en particulier ce « bien commun vécu » qu’est la société – cf. François Flahaut 1 et le texte co-écrit avec Baptiste Mylondo pour Attac) : il faut renverser la perspective classique et ne pas comprendre la protection sociale comme ce que la société doit me donner pour me protéger en tant qu’individu et ayant-droit mais ce que je peux faire/agir pour protéger, en tant que telle, la société (c’est ce que veut dire Hannah Arendt quand elle écrit que la pluralité est la condition humaine de l’action = la vie interactive caractérisée par la « fragilité »).

4.     Cet espace du Commun se décline – par exemple, mais c’est un exemple exemplaire – en tant qu’espace des revenus : pas de revenu inconditionnel (RI) ( d’un montant décent, écologiquement soutenable et versé de la naissance à la mort) sans revenu maximum (RMA).

5.     Et c’est maintenant que le recadrage idéologique opéré par ce fil conducteur des 3 renversements rencontre tout une pelote. Dont les premiers fils sectionnés laissent entrevoir tout un espace de discussion, un espace dégagé par le renversement de ces murs qui constituent  le labyrinthe dont a d’abord besoin le capitalisme pour que même les critiques les plus extrêmes restent sans effet : le labyrinthe de la désorientation généralisée, celui d’une vision de la société comme compétition, comme course permanente sans qu’aucune ligne d’arrivée ne soit jamais définie…

4- Repartons du RI :

  • Comment, le revenu inconditionnel une fois garanti, justifier que l’on demande encore un plafonnement des revenus (n’est-ce pas une atteinte à la liberté ?) ? C’est qu’il ne peut y avoir de « vie bonne » sans « société juste »… (quand bien même les « ressources » de la nature seraient infinies…). La pauvreté – et ni la misère, ni la richesse – doit donner le « rythme » de la société juste : et on peut espérer que ce rythme sera « lent ».
  • Etymologiquement, le goût et le « choix » ont la même racine indo-européenne : *geus . Ce « goût » pour la pauvreté n’est évidemment pas celui de la « misère » (le manque du nécessaire) : choisir la « pauvreté », c’est choisir l’auto-suffisance et sobriété pour ne pas manquer du nécessaire. Cela ne suppose-il pas qu’une telle société doit se co-construire en manifestant une nette préférence pour le partage (il n’est plus alors question de savoir qui a quoi, ni surtout du prix de ce quoi) sur l’échange (entre ceux qui ont et ceux qui n’ont pas, entre propriétaires privés, ce qui laisse encore supposer des inégalités indécentes de revenus et de patrimoines) ?
  • Et ce qu’il s’agit d’abord de partager – du point de vue de ce qu’est une « organisation sociale » (non plus centrée sur le travail mais sur la pleine reconnaissance de la digne participation de l’activité de chacun à la vie commune) –  ce sont les « tâches pénibles », celles aujourd’hui réservées aux « misérables ».
  • Mais voilà que, depuis Platon, toute organisation sociale repose sur le dogme de la division sociale du travail : La république, II, 369a-376b. « La cité se forme parce que chacun d’entre nous se trouve dans la situation de ne pas se suffire à lui-même, mais au contraire de manquer de beaucoup de choses ».
  • « Mais alors ? Faut-il que chacun offre le service de son propre travail, le mettant en commun à la disposition de tous les autres, par exemple que le laboureur procure à lui seul les vivres pour quatre et multiplie par quatre le temps et l’effort de produire le blé et le partager avec les autres, ou encore, sans se soucier d’eux, qu’il produise pour ses seuls besoins seulement le quart de ce blé, en un quart de temps, et qu’il consacre les trois quarts restants, l’un à la préparation d’une maison, l’autre au vêtement, l’autre à des chaussures, et qu’au lieu de chercher à mettre en commun les choses qu’il possède, il exerce sa propre activité pour lui-même et pour lui tout seul ? »
  • Autant dire que pour Platon,  une telle division du travail a tous les « avantages »: « Le résultat est que des biens seront produits en plus grande quantité, qu’ils seront de meilleure qualité et produits plus facilement, si chacun ne s’occupe que d’une chose selon ses dispositions naturelles et au moment opportun, et qu’il lui est loisible de ne pas s’occuper des travaux des autres. »
  • Comment imaginer au contraire une « indivision sociale du travail », d’abord pour résoudre la question du partage des tâches pénibles ? Peut-on oser, point par point, refuser les « avantages » toujours vantés de la division du travail ?

1.    Plutôt que la productivité (la quantité au moment le plus opportun) préférer une décroissance de l’activité  et choisir la lenteur.

2.    Plutôt qu’une qualité des objets définie techniquement, préférer la qualité de la vie : ce sera peut-être moins facile, moins technique, mais ce sera plus vivant.

3.    Si on ne confond pas l’effort et la peine, une réduction souhaitable de la pénibilité ne signifie pas un dégoût de l’effort.

  • Là encore, tout une série de « renversements » pour échapper au faux dilemme présenté depuis Platon : l’extrême individualisation ou bien la division sociale du travail. Pourquoi ne pas imaginer une vie pendant laquelle chaque « associé » aurait plusieurs activités, pendant des périodes de son choix. Ainsi dans un lycée, la même personne pourrait passer (sur des périodes significatives) par tous les postes : enseigner, nettoyer, administrer… Ainsi dans une « entreprise », un même coopérateur pourrait enchaîner les utilités : produire, distribuer, nettoyer, gérer…

5- Concluons :

Pour se mettre au rythme des plus pauvres, pour décoloniser notre imaginaire des illusions de la croissance, pour repasser sous les plafonds de la soutenabilité écologique (et comme cette empreinte est économiquement corrélée à la croissance mesurée par le PIB, cela revient bien à prôner stricto sensu une « décroissance »), pour avancer vers un vivre-ensemble qui remette les individus « à leur place », pour savourer le « choix de la pauvreté », il faut s’attaquer à la domination (aliénation, exploitation) exercée par le capitalisme :

  • Karl Marx voyait dans le capitalisme une « étape » d’une dialectique historique : tout à sa foi dans des lois de l’histoire qui ne pouvaient ne pas aboutir au dépassement du capitalisme. L’Histoire a jugé !
  • Car le capitalisme est plus « résilient » que prévu et il faut cesser de croire à une inéluctable et rapide destruction du capitalisme.
  • Alors, sans attendre, il faut refuser de continuer à le fabriquer et pour cela la critique de Karl Polanyi semble bien plus féconde : selon lui, la force du capitalisme a consisté à réussir à marchandiser ce qui ne devrait pas l’être : la nature, l’activité et la monnaie.
  • Il nous faut alors eSpérimenter tout une série de démarchandisations :

1.     Démarchandiser la nature : oser repenser une abolition de la propriété privée, au profit d’un simple droit d’usage (retrouver les pistes explorées par les franciscains et leur « très haute pauvreté », retrouver les « communs »).

2.     Démarchandiser l’activité : oser défendre une abolition du Travail, en particulier du salariat. Proposer un revenu inconditionnel comme rémunération de toute activité sociale.

3.     Démarchandiser la Monnaie, cet instrument des partages pour se libérer de l’Argent, cet outil des échanges.

_____________________
Les notes et références
  1. Le bien commun, page 118 : libre accès et non-rivalité + le fait d’être plusieurs est la condition pour que ce bien se réalise.[]

Un commentaire

  1. l’histoire du plancher et du plafond me convient bien à condition que ce soient des revenus non illicites . Mais que faites vous du R.I. pour ceux qui toucheront aussi des revenus non déclarés ici ou ailleurs, les pratiques du passé ayant trop de mal à disparaître au niveau international ?
    l’idée de passage intermédiaire des êtres humains entre le passé et le futur que nous avons la responsabilité de préparer dans de bonnes conditions au niveau écologique, aussi.
    Retrouver le gout pour la pauvreté quand on dispose de moyens de consommation inimaginable, effectivement, c’est trop facile.
    Le goût du dénuement était déjà vécu et expérimenté au quotidien en Inde notamment par Hermann Hesse au siècle précédant. Il a fini particulièrement dépressif………….
    Le partage des tâches pénibles, parlons en, en tant que femmes, nous en faisons encore 70 % dans le meilleurs des cas malgré tous les programmes d’éducation , de formation et de sensibilisation à ce sujet, l’homme devant majoritairement ramener du pain quand ce n’est pas du pognon dans nos sociétés patriarchales et capitalistes sexistes excluant majoritairement les femmes des activités épanouissantes et sociales.
    Je ne veux pas casser votre rêve car j’en avais de nombreux aussi et même parier que vous y parviendrez à 60% au moins parce que vous serez aussi passé au bon moment de prise de conscience d’une majorité, mais vous aurez un tas de bâtons dans les roues par les pouvoirs en places, pour l’avoir vécu méchamment, parfois intégré et subi par manque d’aides concrêtes quand cela était urgentissime !!! Un être humain averti en vaut deux. J’espère que vous aurez la chance d’être bien averti et bien entouré !………..

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.