La démocratie des minoritaires

Zindigné(s)s-novembre-2015Publié dans le numéro 19 de la revue Les Z’IndignéEs.

Il faut oser revendiquer une « démocratie des minoritaires » et surtout la mettre en pratique ; et d’abord entre tous ceux qui prônent une politique de la rupture. Il faut cesser de fabriquer le capitalisme ; il faut aussi cesser d’accompagner les échecs des critiques du système.

Faut-il vraiment se féliciter de l’échec électoral du Front de gauche[1] ? Faut-il vraiment se réjouir du récent ralliement « théorique » d’Attac à l’objection de croissance[2] ? Faut-il vraiment croire que Dominique Méda ait abandonné toute mystique de la croissance[3] ? Faut-il voir dans toutes ces déclarations la promesse de lendemains politiques qui chanteront dans une convergence où l’on retrouverait pêle-mêle des écosocialistes, des antiproductivistes, des objecteurs de croissance ?

S’agit-il au contraire de juger tout cela du regard hautain et pur de celui qui sait toujours mieux et plus vite que tout le monde ? Et condamner tous ces tâtonnements au nom d’une intransigeance groupusculaire qui souffle sans retenue dès que la moindre chandelle de l’espoir s’allume, sans jamais donner sa chance à l’avenir et au nouveau ?

Ce sont là deux attitudes excessives qui permettent toujours à l’une de se nourrir de la caricature de l’autre. Certes. Mais alors comment y échapper ?

Avant de faire des propositions explicites sur le « comment », il n’est pas inutile d’insister sur le « pourquoi y échapper ». Au cœur de la mythologie de la croissance, il y a la fable du progrès : demain sera meilleur qu’hier parce que le futur ne pourra pas ne pas résoudre les problèmes d’aujourd’hui, parce que le nouveau est toujours meilleur que l’ancien. Il est donc contradictoire de se prétendre d’un côté libéré de cette mythologie (et de se complaire à la dénoncer chez les autres) tout en continuant de l’autre côté à plaider sans cesse pour « la prochaine fois, ce sera la bonne ». Non, il faut cesser de ne jamais tirer les leçons de nos échecs passés ! Il faut cesser de se raconter que « demain, camarade, il faudra donner sa chance » à l’énième resucée de ce qui a toujours été fait et qui a toujours abouti au même résultat : la victoire des classes dominantes, de plus en plus indécente, de plus en plus affichée. Pire encore : non seulement la répétition têtue des erreurs du passé ne pourra pas réussir mais, avant d’échouer, de telles « stratégies » n’auront fait que renforcer le monde qu’elles prétendaient combattre.

Cette « démocratie des minoritaires », les décroissants la pratiquent déjà dans les « alternatives concrètes », et depuis longtemps (surtout si l’on accepte l’héritage du socialisme utopique) ! Chacune de ces autres manières de s’alimenter, de partager, de se cultiver, de se transporter, de se chauffer, de se soigner est un plaidoyer pour un droit à l’expérimentation minoritaire. Par « en bas », par les usagers, par les proximités et non pas par « en haut », par les institutions territoriales ou par les oligarchies « alternatives » de l’ESS !

Cette « démocratie des minoritaires », les libertaires de la décroissance l’ont toujours revendiquée quand ils affirment clairement qu’il faut rompre avec l’illusion de la prise préalable des pouvoirs centraux comme condition sine qua non de toute transformation de la société. C’est pourquoi nous défendons une « stratégie de masse critique ». Ecrivons-le explicitement pour éviter tout contresens : il s’agit là d’une stratégie minoritaire par basculement de l’Imaginaire et pas du tout d’une stratégie majoritaire par renversement du Pouvoir. Comment en effet oublier que toute stratégie majoritaire a toujours justifié que pour « faire nombre » il fallait des compromis, qu’il fallait écarter la cohérence du « faire sens » pour préférer le grisâtre des inventaires à la Prévert (125 propositions !) à la diversité colorée d’un programme constitué de « belles revendications » ?

Enfin, ne serait-il pas temps de faire de cette « démocratie des minoritaires » le guide de toutes nos stratégies idéologiques et électorales futures ?

Ce qui signifie qu’il faut refuser toute perspective de « cartel de l’unitude ». Nous ne pouvons pas commencer par décider de nous rassembler pour ensuite entamer les discussions de fond. Pour les dernières législatives, nous avons pu dans la Drôme et en Ardèche proposer des listes de convergence entre NPA, Alternatifs et MOC : mais c’est parce que depuis deux années nous discutions sur le fond, en faisant l’inventaire des accords et surtout en acceptant toutes les expressions du désaccord.

Le Front de gauche n’a pas fait ce travail préalable et c’est pourquoi il n’est qu’une coalition électorale (et encore pas toujours !) de carpes antiproductivistes et antinucléaires et de lapins productivistes et pro-nucléaires. Il n’y a donc plus rien à attendre d’un « nouveau Front de gauche ». C’est pourquoi politiquement il faut appeler à une recomposition électorale autour d’un pôle antiproductiviste et anticonsumériste, donc anticapitaliste et révolutionnaire, sans l’appareil du PCF tel qu’il est aujourd’hui.

Il faut cesser de confondre entre les objectifs (qui disent le désirable) et les fondements (qui disent le juste). Un minimum de convergence sur les fondements est requis. Et c’est là que la « démocratie des minoritaires » rappelle que la « convergence » ne signifie pas « l’unanimité » (qui ne peut être que d’affichage). Dans une telle convergence, les « décroissants » ne seraient qu’une voix, certainement minoritaire : et alors ? Du moment, qu’elle est écoutée, discutée et qu’elle est respectée dans la lente co-construction des fondements.

C’est ce respect de l’expression minoritaire qui permettrait de tolérer toutes les critiques : et pas seulement celles dirigées contre les adversaires. Et qui verrait au contraire dans la formulation de critiques en interne la condition nécessaire d’une réelle transformation démocratique de la société.

C’est ainsi qu’il deviendrait acceptable – sans crier immédiatement à la division ou au « fétichisme du vocabulaire » – de faire remarquer à nos amis d’Attac qu’il n’est, certes, jamais trop tard pour « renoncer à la croissance économique » mais que, franchement, ce n’est plus la question. Quand il suffit de 67 milliardaires pour posséder autant que 3,5 milliards d’êtres tout aussi humains qu’eux, quand les prévisions du GIEC pour la fin de ce siècle n’annoncent que dérèglements climatiques extrêmes, insécurité alimentaire, perte de biodiversité, davantage de migrations contraintes… est-il encore temps de seulement « renoncer à la croissance » ?

Sauf par cynisme sur le présent ou par aveuglement sur le futur, comment ne serait-il pas urgent de défendre un autre modèle de société pour revenir sous les plafonds de la richesse indécente et de l’insoutenabilité écologique ? La richesse des plus riches doit décroître, notre poids écologique global doit décroître. Ce qui revient à envisager une décroissance de l’empreinte écologique et donc du PIB, qui lui est mécaniquement associé.

Quand les plafonds sont largement dépassés, la responsabilité politique n’est plus de se demander comment rester dans le même monde avec une croissance nulle : il faut maintenant avancer vers une société dont les indicateurs écologiques et économiques repasseront sous les seuils de l’injustice sociale, de l’absurdité économique et de l’irresponsabilité écologique. Telle est la décroissance, comme trajet de notre monde de croissance vers deS mondeS d’a-croissance, et il ne semble par inutile, dans le respect d’une démocratie des minoritaires de ne la confondre ni avec l’objection de croissance ni avec l’anti-productivisme.

Dans une « démocratie des minoritaires », l’expression des différences et des différends, à partir et en vue d’une discussion permanente tant sur les « objectifs » que sur les « fondements » n’est pas un obstacle à la « convergence », elle en est la vie

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