Je me propose d’essayer de rendre compte de cet article (publié dans Entropia n°1) sous la forme d’une discussion fictive qui aurait lieu entre des « partisans de la décroissance », Michel Dias étant l’un d’entre eux (son point de vue est celui qui est précédé par le double trait), l’autre étant un décroissant partisan de l’argument de la nécessité :
Je présuppose que chacun accorde quelques pertinences à distinguer entre « valeurs », « objectifs » et « mesures ». Par exemple, si la « responsabilité » est une valeur pour un écologiste, une valeur « verte » (réduire l’empreinte écologique globale des générations actuelles pour transmettre aux générations futures la même possibilité de responsabilité), la « décroissance » est l’un des « objectifs » d’un projet politique (de société) et l’une des mesures d’un programme politique pour atteindre cet objectif serait le « renchérissement du mésusage » (Paul Ariès).
Ceci étant posé, l’intérêt politique de l’article de Michel Dias est double :
- Quant à l’idée de décroissance, proposer une argumentation à destination non pas des adversaires de la décroissance mais de ses propres « partisans » (p.62).
- L’argumentation construite ici pour l’idée de décroissance peut être transposée, étendue à d’autres objectifs de ce que serait un projet politique altermondialiste (ou radicalement écologique) : les questions de l’héritage, du sens du travail, d’un revenu maximum, etc.
Idéologie et idéalisme
Ne pas distinguer entre idéologie et idéalisme, c’est précisément tomber dans l’idéologie à laquelle certains partisans de la décroissance ambitionnent d’échapper : en politique, un certain idéalisme n’est pas un problème mais une solution. Si le problème, c’est l’idéologie, ne pas confondre « idéologie » et « idéalisme », c’est pouvoir envisager de résoudre le problème de l’idéologie par l’idéalisme.
Si la décroissance veut éviter « le spectre d’un totalitarisme pavé de bonnes intentions » alors « l’idée de la décroissance » doit se prémunir de toute idéologie et en particulier de son avatar idéaliste.
Tout à fait d’accord pour sauver l’idée de décroissance des dangers des rêves propres à l’idéologie mais pas du tout d’accord pour mettre dans le même sac « idéologie » et « idéalisme ». D’abord parce que c’est le refus de l’idéalisme qui est idéologique : en vérité, est « idéologique « la croyance » que le réel pourrait être déduit d’une impérieuse nécessité scientifiquement indiscutable. Ensuite parce que le meilleur moyen d’échapper à un tel dogmatisme n’est pas de refuser l’idéalisme mais tout au contraire de le construire : car seul un « idéal » peut permettre de juger les applications d’un projet.
L’argument de la nécessité
Il n’est pas de croissance infinie possible sur une planète finie (Bruno Clémentin et Vincent Cheynet dans Objectif décroissance, 2005). Les rêves d’une production et d’une consommation sans retenue dans ce monde fini qu’est le nôtre sont bien terminés : la limite du pic de l’or noir… (Jean-Marie Robert dans Le Sarkophage n°7).
Il n’est pas possible de croître toujours plus dans un monde avec des limites (La décroissance en une phrase).
Certes, que la décroissance soit nécessaire, c’est une chose ; que ce soit un argument politique « valable », c’est autre chose. Que la croissance ne soit pas durable sur une planète finie n’est qu’un argument quantitatif qui, en ne posant qu’un « problème de durabilité », cantonne paradoxalement la notion de décroissance dans une problématique qui reste celle de la croissance. Or le problème n’est pas quantitatif mais qualitatif : c’est de qualité de vie dont il doit s’agir.
Pourtant, c’est une « vérité » !
Et voilà le discours de la décroissance qui, sous prétexte de ne pas marcher sur la tête en empruntant les chemins de l’idéalisme, conduit à s’adresser à l’instinct plutôt qu’au jugement des électeurs, pataugeant dans les basses-fosses de l’affectivité humaine pour en extirper, à coup de pathos économico-environnementaliste, les mobiles amers d’un vote favorable. Le voilà surtout développant le plus fascisant des argumentaires : celui de la vérité (p.59).
En quoi argumenter à partir d’une vérité, serait-il « fascisant » ? Serait-il préférable de mentir ou de cacher la vérité ?
Ce qui est fascisant ou potentiellement totalitaire dans l’argument de la nécessité c’est qu’il ferme toute possibilité politique d’une discussion. Or ne peut discuter qu’en vue de la recherche d’un « accord des esprits » (p.60). Or s’il n’y a pas une telle discussion alors l’argument de la nécessité débouche sur des mesures politiques de contrainte. Difficile dans ce cas de continuer à prétendre lutter pour l’émancipation et la liberté !
Aujourd’hui, Les Verts rappellent que la finitude de la planète et de ses ressources contraint nos sociétés à revoir collectivement la répartition générale (programme des verts)
La décroissance et le désir humain
Faut-il alors rejeter l’argument de la nécessité ?
Non, il s’agit seulement de ne pas y réduire tout l’argumentaire de la décroissance et de mettre tout au contraire en avant l’idée que la décroissance est désirable. Non seulement parce qu’il s’agira bien de « compenser les frustrations engendrées par la réduction des prurits de la consommation et du profit personnel » mais aussi tout simplement parce que « désirable, la société de décroissance l’est réellement » (p.61) ; à condition d’inscrire la décroissance non pas dans une problématique quantitative de la durabilité ou de la soutenabilité mais dans une exigence qualitative de sens.
La décroissance et le bonheur
Tout ce raisonnement pour en arriver là ! Mais tout partisan de la décroissance défend ce projet au nom d’une certaine idée du bonheur et aucun n’ignore que la décroissance suppose un « véritable art de vivre » !
C’est bien là justement que le bât blesse le plus gravement car le bonheur n’est pas un idéal.
Vous avez raison, c’est une réalité très concrète : dans notre vie de tous les jours, nous essayons de donner un exemple de vie réellement décroissante : le vélo plutôt que l’auto (quand ce n’est pas la marche à pied plutôt que le train !), etc.
Vous rendez-vous compte que vous semblez supposer qu’il puisse ainsi exister une orthodoxie de la vie heureuse ?
Alors vous voudriez que « nous, zélateurs de la décroissance équitable, renoncions à notre propension naturelle à régenter le bonheur des hommes au nom de l’absolue nécessité qui nous presse d’en finir avec le culte de la croissance » (p.62) ?
Tout à fait, car à partir de ce moment-là, et seulement à partir de ce moment, nous pourrons enfin nous demander « quel idéalisme est inhérent au projet d’une société de décroissance » (p.63).
L’idéalisme politique et la critique de l’humanisme
D’accord, s’il faut cesser de fonder la décroissance sur le seul argument de la nécessité alors votre projet politique doit en référer à un idéal. Idéal fourni par ce que vous appelez « idéalisme politique ». Mais que veut dire « idéalisme » ?
Dans un premier sens, l' »idéalisme » suppose une définition idéale et du politique et de l’homme ; ce qui ne fait pas deux définitions mais une seule : car l’homme est par nature un être politique.
Cela ne fait pas beaucoup avancer.
C’est pourquoi il faut comprendre « idéalisme » en un second sens : au sens où le but de la politique n’est pas de se contenter d’administrer le réel mais « d’y manifester l’humain en délibérant et en décidant selon les idéaux éthiques dans lesquels l’humanité se reconnaît » (p.63). Le but de la politique est de créer « de l’humain par l’humain ». Car l’homme avant d’être un être de besoin est un être de désir : « or seule une société de décroissance est à même d’éveiller ainsi le désir d’humanité » (p.64).
Mais alors votre projet d’un « idéalisme politique » n’est que celui d’un retour à l’humanisme ? Ignorez-vous que c’est sous ce nom d' »humanisme » que se cache l’ethnocentrisme occidental ?
Nullement ; mais que les partisans de la décroissance cessent de « confondre l’humanisme avec le produit de sa falsification par le rationalisme » (p.65). C’est là exactement qu’il convient en politique de ne jamais se couper d’un idéal : faut-il jeter le bébé de la Liberté avec l’eau sale des tyrannies qui se sont revendiquées des luttes de libération ? De même avec l’idéal de l’Homme : même si dans la réalité cet idéal a été trahi, c’est quand même à partir de cet idéal que l’on peut juger de sa trahison !
La décroissance comme projet politique
Je crois avoir compris en quel sens votre « idéalisme politique » est un « idéalisme » ; mais en quoi est-il « politique » ? N’est-il pas plutôt, à cause de votre revendication humaniste, plus un projet moral que politique ?
Certes, si « la pensée de la décroissance » doit reprendre à nouveaux frais le projet d’un idéalisme humaniste, elle va devoir assumer qu’en quelque manière elle doit rompre avec une conception « matérialiste » des revendications.
Vous voulez dire qu’il faut cesser de réduire toute explication des évolutions de l’existence humaine à des déterminismes « en dernière instance » économiques et sociaux » ?
Oui ; mais non pas pour en nier la réalité. Simplement pour refuser que seule une trame économique puisse fonder la décroissance.
Mais alors quel autre trame ?
S’il est maladroit de fonder la décroissance sur l’argument de la nécessité, c’est justement parce que la décroissance doit s’entendre comme le refus de la nécessité, ouvrant ainsi la voie au retour de la politique (p.66).
Vous voulez dire qu’en réalité la société de décroissance est fondamentalement politique ?
Oui, ce qui est « foncièrement révolutionnaire » (p.67). Car non seulement une telle politique va révolutionner nos rapports aux richesses, à nos besoins, à nos rythmes de vie, à l’espace et au temps, à nos centres d’intérêts et à notre hiérarchie des valeurs mais une telle politique va révolutionner la politique elle-même en réinstallant les processus de délibérations collectives au coeur l’espace politique avec un objectif clair : « se fixer des limites ».
La deuxième voie
Une autre voie que la critique économiciste et écologiste de l’idéologie de la croissance peut donc mener à la proposition d’une société de décroissance (p.67).
En quoi cette voie est-elle un « idéalisme politique » ?
Le moteur de ce chemin n’est pas la nécessité économique ou écologique mais l’idée que les hommes ont d’eux-mêmes.
Quelles sont les relations entre cette deuxième voie, politique, et la première voie, celle de l’économisme écologique ?
Des relations qui ne sont ni de rejet ou de concurrence ; mais il faut remettre les choses à leur place, et aller à l’inverse de l’idéologie de croissance. Le dépérissement de la politique, c’est « la réquisition de la sphère politique au service de la vie économique », c’est la course sans limite au changement et à la rupture alors que la politique vise à la conservation d’un monde humain.
Mais comment pouvez-vous encore croire que la politique puisse instaurer la décroissance ? Comment croire encore à la politique ? Tout au contraire, « c’est au dehors du politique que tout se joue » : « dans la capacité des individus à modifier leurs comportements quotidiens conformément aux préceptes de la décroissance » (p.69).
Il n’est pas possible d’espérer qu’une stratégie visant l’initiative individuelle ait jamais le moindre « impact véritable sur le cours du monde » (p.70). Et cela pour deux raisons. La première, c’est qu’à moins de croire à une main invisible écologique qui garantirait l’harmonie de ces initiatives, comment croire que la décroissance puisse motiver des individus aujourd’hui d’abord motivés par la poursuite de fins égoïstes et immédiates ? La seconde, c’est que les seules personnes pour qui l’objectif de la décroissance est audible sont déjà celles qui font encore preuve d’humanisme et de pensée désintéressée.
Mais alors comment réussir à « élargir » la pensée à l’espace mondialisé et à la temporalité intergénérationnelle de la décroissance ? Précisément par cet « idéalisme politique » dont est porteur l’idée de décroissance. Redonner à chacun l’idéal du goût pour cette responsabilité envers le monde humain. Sans cette idéal, l’argumentaire de la décroissance est malheureusement menacé par « l’injonction fascisante ou la catéchèse maquillée en pédagogie ».
Mais pourtant, n’est-il pas nécessaire de préférer la bicyclette au 4X4 ?
Il ne peut pas s’agir d’exiger de chacun qu’il préfère le vélo au 4X4 mais de permettre à chacun de s’installer, au moyen d’une société de décroissance, au sein de l’espace public dans lequel les décisions proviendront de délibérations plutôt que de choix imposés par des mécanismes, qu’ils soient économiques ou écologiques.
Comment alors faire de la politique ?
Il ne s’agit pas « tant d’investir la politique pour faire la décroissance que de proposer aux citoyens de s’approprier le politique en faisant la décroissance » (p.71).