A propos du livre d’Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance (trad. française : Cerf, Paris, 2000).
Pourquoi s’intéresser à un livre publié en 1992, et comment ? D’autant que ce n’est pas un livre facile à lire ; surtout sa première partie – très « histoire de la philosophie » – consacrée à l’étude du thème de la lutte pour la reconnaissance chez Hegel (avant qu’il ne devienne la « dialectique du maître et de l’esclave » dans la Phénoménologie de l’Esprit).
Victoire des revendications politiques d’éthicité
Proposons une lecture systématiquement « à rebours » et pour cela commençons par relire in extenso les dernières lignes qui se trouvent à la fin du livre (p. 214) :
« Ni Hegel ni Mead ne sont arrivés à déterminer comme ils l’espéraient un horizon abstrait de valeurs éthiques qui aurait été ouvert à la diversité des fins individuelles, tout en conservant la force agrégative par laquelle se forge une identité collective. Or les deux siècles qui nous séparent des premiers écrits de Hegel, le siècle qui nous sépare des spéculations de Mead n’ont fait qu’accroître la nécessité d’une telle forme d’intégration : depuis, en effet, les bouleversements socioculturels intervenus dans les sociétés avancées ont tellement élargi les possibilités objectives d’autoréalisation individuelle que l’expérience de certaines différences individuelles ou collectives a donné naissance à toute une série de mouvements politiques. Leurs revendications ne pourront être satisfaites durablement que s’il se produit des transformations culturelles entraînant un élargissement radical des relations de solidarité. Dans cette situation nouvelle, l’ébauche que nous avons présentée ici peut tirer la leçon de l’échec de Hegel et de Mead, en admettant la persistance d’une tension irréductible : on ne peut pas, d’une part, renoncer à adjoindre aux formes de reconnaissance de l’amour et d’une relation juridique avancée des valeurs positives susceptibles d’engendrer une solidarité post-traditionnelle ; mais on ne peut pas non plus, à ce stade, remplir la place ainsi dégagée, qui représente le lieu du particulier dans le dispositif relationnel d’une forme moderne d’éthicité — car décider si ces valeurs positives pointent plutôt en direction d’un républicanisme politique, d’un ascétisme à fondement écologique ou d’un existentialisme collectif, décider si elles supposent des transformations d’ordre socio-économique ou si elles sont au contraire compatibles avec les conditions d’existence d’une société capitaliste, cela n’est plus du ressort de la théorie, mais des luttes sociales à venir ».
Commentons en montrant ce qui dans cette conclusion est incompréhensible ou inacceptable pour un « libéral » :
1- « Horizon abstrait de valeurs éthiques » : non seulement le projet même du libéralisme se construit contre toute préférence axiologique (L’État – par le Droit – doit rester neutre éthiquement) mais de toute façon la « main invisible » du Marché est censée précisément garantir l’harmonie finale entre toutes les fins des individus. Anticipons donc déjà l’objection libérale : un « horizon de valeurs », une « forme moderne d’éthicité », ce n’est pas une « Idéologie du Bien ».
2- « Intégration » des fins individuelles et d’une identité collective : oui à l’individu – avec ses fins personnelles, autrement dit avec une conception privée de sa « vie bonne » – mais non à un individu atomisé et égoïste qui ne comprend les rapports à autrui que comme une « guerre de chacun contre chacun ». Non à l’individu abstrait qui ignore qu’il vit en société ; oui à l’individu humain qui vit « en compagnie » des autres.
3- « Un élargissement radical des relations de solidarité » : cette expression renvoie à la thèse centrale du livre ; même dans nos sociétés modernes, les individus ne peuvent espérer réussir leur vie qu’à partir d’une communauté de valeurs telles que la solidarité. Mais pourquoi Honneth évoque-t-il seulement une « solidarité post-traditionnelle » ? N’y a-t-il rien à conserver dans les traditions des luttes ouvrières ? La solution au même problème proposée par George Orwell (et dont Jean-Claude Michéa se fait le plus ardent défenseur aujourd’hui) est la common decency : autrement dit, faisons les hypothèses que société du mépris et société décente s’opposent absolument et donc que ce n’est qu’au sein d’une société humainement décente que les luttes pour la reconnaissance peuvent trouver leur horizon de valeurs éthiques.
4- « Cela n’est plus du ressort de la théorie, mais des luttes sociales à venir » : contre le laisser-faire du libéralisme, voilà de quoi redonner sens et valeur aux « mouvements sociaux » 1. Donnons raison à Honneth de confier ainsi à la pratique des luttes – et non pas à une idéologie préétablie – la possibilité de construire leur espace de légitimité. Mais ne pouvons-nous pas aller encore plus loin ? Non seulement, c’est à partir de telles luttes que pourront se revendiquer ces valeurs éthiques mais c’est en luttant que ces valeurs se décideront et se réaliseront. L’histoire des conflits sociaux nous apprend malheureusement qu’il ne suffit pas de revendiquer la justice pour l’obtenir ; mais n’en va-t-il pas tout autrement pour une revendication de reconnaissance et de décence ? Car l’expérience même de ces revendications – au sein d’une manifestation, d’une grève voire même d’une pétition – nous apprend que la solidarité, la générosité, la mutualité y sont vécues. A la différence des revendications de justice sociale et de responsabilité écologique, les revendications politiques d’éthicité sont gagnantes dès qu’elles s’expriment. Faut-il encore qu’elles soient exprimées et formulées, en tant que telles !
La densité d’une telle conclusion ne peut qu’inciter à remonter la construction du livre de Honneth ; faisons-le toujours « à rebours » en évoquant rapidement les trois parties :
III- La logique morale des conflits sociaux.
II- La structure des relations de reconnaissance sociale et celle de leurs dénis.
I- La lutte pour la reconnaissance dans les écrits de jeunesse de Hegel.
III- Perspectives de philosophie sociale. La morale et le développement de la société
Cette partie commence par un rapide survol des doctrines de Marx, Sorel et Sartre comme « exemples les plus remarquables d’un courant de pensée dans lequel les conflits sociaux sont certes conçus comme porteurs d’exigences de reconnaissance, mais qui n’a jamais su mettre en évidence l’infrastructure morale de ces conflits » (p.172).
Ainsi chez Marx, en particulier dans les Manuscrits de 1844, le concept de « travail aliéné » lui permet de relier organisation capitaliste du travail et déchéance humaine : « l’homme (l’ouvrier) ne se sent plus librement actif que dans ses fonctions animales, manger, boire et procréer… et, dans ses fonctions d’homme, il ne se sent plus qu’animal. Le bestial devient l’humain et l’humain de vient le bestial ». Et Marx, un peu plus loin, est au cœur de la lutte pour la reconnaissance car « l’aliénation de l’homme… ne s’exprime que dans le rapport où l’homme se trouve avec d’autres hommes ».
Malheureusement, par la suite, Marx s’est empêché de comprendre la logique morale des luttes sociales quand il réduit la lutte des classes à un antagonisme économique (utilitariste ?) entre intérêts. Dans ce cas, il ne peut plus voir que la lutte des classes sociales est une lutte pour la reconnaissance.
Honneth tente alors dans l’avant-dernier chapitre de réussir là où il reproche à Marx d’avoir échoué : montrer que la lutte pour la reconnaissance est « le véritable ressort du progrès social » (p.172).
(a) A la différence de tous les modèles utilitaristes, le modèle de la lutte pour la reconnaissance « suggère que les motifs de résistance et de révolte sociale se constituent dans le cadre d’expériences morales qui découlent du non-respect d’attentes de reconnaissances profondément enracinées » (p.195). Autrement dit, les luttes sociales ne sont pas alimentées seulement par des rapports d’intérêts mais aussi par des sentiments moraux d’injustice. Or ce n’est pas a priori que l’on peut déterminer dans un conflit la part de la logique de l’intérêt et celle de la logique de la réaction morale mais empiriquement, historiquement.
(b) D’où l’intérêt de toutes ces recherches historiques qui montrent qu’une transformation de la situation économique ne donne, « le plus souvent », des mouvements de protestation et de résistance que lorsqu’elle est ressentie comme une atteinte « aux attentes morales que les individus nourrissent consensuellement à l’égard de l’organisation de la communauté » (p.199). D’autant que l’engagement dans l’action et la sortie de l’impuissance permet à chacun 1/ de se convaincre de sa propre valeur morale ou sociale, et 2/ de faire « l’expérience de la reconnaissance que suscite la solidarité à l’intérieur du groupe politique, dont les membres se vouent une sorte d’estime mutuelle » (p.196).
(c) Reste une difficulté théorique de taille : comment distinguer « dans les luttes historiques, entre les motifs progressistes et les motifs réactionnaires » (p.201) ?
Il faut pour cela disposer – « ne fût-ce qu’à titre d’hypothèse provisoire » (p.205) – d’une anticipation « d’une situation communicationnelle dans lesquelles les conditions intersubjectives de l’intégrité personnelles se trouvent remplies » (p.203) que le dernier chapitre esquisse. Celui-ci propose « une ébauche formelle de la vie bonne » (p.206) structurée autour des formes de reconnaissance de l’amour, du droit et de la solidarité (deuxième partie). Certes, Honneth reconnaît que cette ébauche doit faire droit à l’élément historique : d’où l’appel ultime aux « luttes sociales à venir ». Il n’empêche que ce dernier chapitre peut nous laisser sur notre faim d’autant plus qu’il nous semble qu’il aurait pu positivement se renforcer du thème orwellien de la décence commune.
II- La structure des relations de reconnaissance sociale
Nous venons de voir que les luttes sociales pour la reconnaissance peuvent fournir à la morale un point d’appui concret et pratique au sein même de la réalité sociale. Mais en quel sens la morale peut-elle, inversement, fournir à ces luttes un point d’appui ? Cela revient à se demander ce qu’est réellement un « mouvement social » et à répondre qu’il doit s’appuyer sur une revendication suffisamment englobante pour éviter les critiques du corporatisme ou de la défense utilitariste de stricts intérêts catégoriels. Faut-il pour cela disposer d’une vision théoriquement structurée et empiriquement validée des luttes pour la reconnaissance : c’est ce que propose Honneth dans la deuxième partie de son livre ; en s’appuyant essentiellement sur la psychologie sociale à caractère empirique de Mead, il tente de reconstruire la thèse de Hegel étudiée dans la première partie.
La structure des relations de reconnaissance sociale (p.159) :
Mode de reconnaissance | Sollicitude personnelle | Considération cognitive | Estime sociale |
Dimension personnelle | Affects et besoins | Responsabilité morale | Capacité et qualités |
Forme de reconnaissance | Relations primaires (amour, amitié) | Relations juridiques (droits) | Communauté de valeurs (solidarité) |
Relation pratique à soi | Confiance en soi | Respect de soi | Estime de soi |
Forme de mépris | Sévices et violences | Privation et exclusion | Humiliation et offenses |
Forme d’identité menacée | Intégrité physique | Intégrité sociale | « Honneur », dignité |
Ce tableau fournit donc le cadre pour comprendre comment les individus peuvent former leur identité en s’engageant dans des conflits intersubjectifs – des luttes pour la reconnaissance – dont ils prennent graduellement conscience au travers d’expériences de mépris. Honneth suggère que ces émotions négatives « pourraient constituer la motivation affective dans laquelle s’enracine la lutte pour la reconnaissance » (p.166) : « l’individu ne parvient à se libérer de la tension affective provoquée en lui par des expériences humiliantes qu’en retrouvant une possibilité d’activité » (p.169). Il est évident que de tels actes de résistance ne peuvent être que renforcés s’ils peuvent s’appuyer sur un mouvement social constitué (hypothèse étudiée par la troisième partie).
I- L’idée première de Hegel
C’est maintenant que nous pouvons comprendre l’intérêt de la première partie consacrée au thème de la lutte pour la reconnaissance dans la philosophie première de Hegel.
Nous laissons de côté la critique (philosophique) que Honneth adresse à Hegel d’être passé d’une philosophie de l’intersubjectivité à une philosophie de la conscience.
L’idée première de Hegel, c’est qu’une communauté éthique se construit graduellement en passant par différents modes de reconnaissance : « dans la relation affective de la famille, l’individu humain est reconnu comme un être porteur de besoins concrets ; dans la relation cognitive-formelle du droit, il est reconnu comme une personne juridique abstraite ; enfin, dans la relation d’intégration rationnelle des émotions instaurée au niveau de l’Etat, il est reconnu comme un universel concret, c’est-à-dire comme un sujet socialisé et unique » (p.36).
L’intérêt de cette idée, c’est de se distinguer de la conception aristotélicienne de la sociabilité sans pour autant adhérer aux conceptions de Machiavel et de Hobbes.
Pour Aristote, rappelons que l’homme est un « animal politique » ce qui signifie qu’il n’actualise réellement sa nature qu’au sein d’une communauté (polis) définie par des valeurs partagés par ses membres : appartenir à une Cité, c’est donc pour le citoyen hériter et transmettre tout un ensemble de mœurs et de vertus traditionnelles.
On comprend sans peine que les évolutions historiques et socio-économiques des temps modernes – commerce, industrie, urbanisation – aient poussé tant Machiavel que Hobbes dans « la conviction que l’action sociale se déroule sur un fond de lutte permanente des sujets pour la conservation de leur identité physique » (p.15).
L’originalité de Hegel est de conserver l’idée d’Aristote d’un accomplissement de l’homme en tant que citoyen d’une communauté de valeurs mais cette communauté de valeurs n’est plus héritée paisiblement mais produite par une lutte ; mais cette lutte – et là il se sépare de Machiavel et de Hobbes – n’est pas une lutte pour l’existence mais une lutte pour la reconnaissance. Autrement dit, cette lutte n’est pas fondée sur des mobiles physiques mais sur des mobiles moraux. C’est ne plus voir dans la lutte un facteur de désordre – et on voit alors que dans ce cas la fin de l’État sera d’abord et avant tout la Paix – mais la condition du lent processus de politisation de l’humain. Quand le conflit est une menace pour l’ordre social alors le but (utilitariste) de la société est le maintien de l’ordre social ; quand le conflit est un moyen de l’intégration sociale alors le but d’une société humainement décente est la réalisation individuelle de soi en compagnie des autres hommes.
C’est dans ce dernier cas seulement que des conflits sociaux pour la reconnaissance peuvent politiquement permettre de viser à la réalisation dans un cadre démocratique d’une société économiquement juste, écologiquement responsable et humainement décente.
_____________________Pour une lecture et une exploitation naïve de cette théorie de la reconnaissance : https://nospensees.fr/la-theorie-de-la-reconnaissance-daxel-honneth/
Les notes et références
- Dans L’idée du socialisme, Honneth va évoluer sur ce point et devenir beaucoup moins confiant.[↩]