Le risque du « biais culturel » dans la mouvance « alter »

La diversité des points de vue ne provient pas seulement du niveau de compétence technique de chacun (opposition expert/profane) mais dépend aussi des valeurs auxquelles chacun croit et qui provoquent un « biais culturel », qui du coup rend inopérant les arguments rationnels, car il situe le débat à un autre niveau. Celui des « types culturels » en fonction desquels les perceptions d’une situation peuvent changer.

Dans un petit livre de Patrick Peretti-Watel entièrement consacré à la « sociologie du risque », se trouve une analyse qui me semble passionnante et féconde pour tous les mouvements « alternatifs », « altermondialistes », à « gauche de la gauche » : c’est une idée de l’anthropologue Mary Douglas, selon laquelle nous avons plutôt des représentations que des perceptions (autrement dit, nous construisons notre réalité plus que la réalité nous construit).

Le travail de Mary Douglas devrait faciliter une meilleure compréhension : non pas d’abord comprendre les autres, mais d’abord que chacun se comprenne lui-même et qu’au bout du compte, la mouvance « alter » se comprenne mieux elle-même.

Un « biais culturel », c’est le cadre dans lequel nous nous représentons la réalité : comprendre cela, c’est cesser de croire que la réalité n’est vraie que d’un seul point de vue. C’est aussi éviter le relativisme du « tout le monde a un petit peu raison, tout le monde a un petit peu tort ». Tout mouvement « alter » a besoin d’éviter ces 2 dangers.

L’un des points les plus intéressants de cette analyse, c’est de nous permettre de bien prendre conscience de nos représentations communes mais aussi de nos illusions ou tentations communes. Très clairement, le risque du sectarisme, du repli, du « nous-on-a-tout-compris-et-les-autres-il-suffit-de-leur-expliquer »…, la tentation des catéchismes.

Cette analyse nous pose au moins 2 questions :

  • (a) Comment nous adresser au « type exclu » ; mais aussi quel rapport entretenir avec des « alliés » politiques qui sont encore dans la tentation « hiérarchique » ?
  • (b) Comment combattre la « tentation sectaire » des « alters »?

Je ne crois pas que ce serait en nous repliant sur nous-mêmes mais au contraire en l’allant à la rencontre. Mais comment devons-nous nous comporter entre nous ? En faisant tout pour que nous ne tombions jamais dans le piège du « nous-on-est-une-grande-famille-on-s’aime-tous-et-chacun-doit-faire-l’effort-d’aimer-les-autres » : la tentation « bisounours », celle de la famille, celle de « l’illusion groupale », celle où les rapports sont toujours peu ou prou celles entre parents/enfants. Nous devons préférer la relation (adulte-adulte) à celle (parent-enfant) ou à celle (enfant-enfant) : bref, préférer les critiques argumentées aux bouderies capricieuses. Préférer de commencer par les désaccords avant de chercher ensuite une entente.

Classiquement, une opposition passe entre l’individuel et le collectif (solidarité organique/mécanique chez E. Durkheim ou communauté/société chez F.Tönnies). L’anthropologue Mary Douglas, à l’aide de ce qu’elle nomme une typologie grid-group1, dissocie une dimension d’intégration à un groupe et une dimension de régulation des conduites des individus.

  • Selon la première dimension (group) : quelle est la délimitation qui sépare le groupe du reste de la société (frontière plus ou moins marquée) ?
  • Selon la seconde dimension (grid) : quel est le degré de structuration interne du groupe (plus ou moins hiérarchisé) ?

Ainsi un mouvement « alter » se définit, en externe, par une stratégie de rupture par rapport à la société capitaliste et, en interne, par un idéal d’engagement égalitaire et horizontal. Nous marquons donc fortement notre frontière par rapport à la société (« nous formons un groupe ») et nous tentons d’éviter une organisation pyramidale ou hiérarchique.

LA TYPOLOGIE CULTURELLE DE MARY DOUGLAS

Conceptions du savoir.

  • Structure hiérarchique : respect du savoir scientifique institutionnel et méfiance vis-à-vis des francs-tireurs.
  • Secte égalitaire : méfiance à l’égard du savoir validé, mobilisation de ses propres sources, marginalisation perçue comme indépendance, goût pour les savoirs « alternatifs ».
  • L’exclu : résignation malgré une suspicion envers les « puissances de l’argent ».

Conceptions du corps.

Si on distingue 4 conceptions possibles du corps : corps résistant, corps poreux, corps vulnérable mais défendu par une enveloppe naturelle (la peau) et/ou une enveloppe sociale.

  • Le type hiérarchique et le type sectaire : conception de la double enveloppe protectrice (mais dans un cas le groupe est la communauté centrale, dans l’autre le groupe lui-même).
  • Le type individualiste pense que c’est à chaque individu de protéger son propre corps.
  • Pour le type exclu : conception instable du corps mais plutôt le corps poreux.

Conceptions de la nature.

A quel mythe de la nature adhérons-nous ?

  • La nature est capricieuse : sur une surface parfaitement plane, la bille peut rouler dans n’importe quelle direction.
  • La nature est fragile : la bille est posée au somment d’un ebutte.Le moindre écart risque de détruire son équilibre précaire.
  • La nature est robuste : la bille est en équilibre stable au fond d’un creux. Même si elle est déplacée, elle retrouvera son équilibre.
  • La nature est robuste jusqu’à un certain point : déplacée, la bille ne retrouve son équilibre que si elle ne franchit pas les buttes qui bordent le creux.
  • Une nature capricieuse s’accorde bien avec le fatalisme du type « exclu » : théorie du chaos, effet papillon, maîtrise inutile.
  • Quand la nature est fragile, la moindre perturbation risque de lui faire perdre son équilibre. Cette conception nourrit l’alarmisme, voire le catastrophisme, des sectes égalitaires qui dénoncent pêle-mêle les pilleurs de la nature (structures tant individualiste que hiérarchique).
  • Le mythe de la nature robuste prend le contre-pied du précédent et caractérise le type culturel individualiste : la nature est un système homéostatique équilibré par des régulations et des compensations permanentes. C’est par analogie avec ce mythe que le libéralisme défend la théorie de la « main invisible ». Puisque la nature est robuste, alors les expérimentations audacieuses, sans précaution, et le développement technologique sont encouragés.
  • La conception d’une nature robuste jusqu’à un certain point est partagée par la structure hiérarchique, justifiant ainsi un certain contrôle de l’État sur les activités industrielles et technologiques.

Types culturels et représentations des risques.

Non seulement suivant le type culturel, la représentation du risque ne sera pas la même, mais les « portefeuilles du risque » seront différenciés : ils ne craignent pas les mêmes risques.

  • Structure hiérarchique : craignant le changement et cherchant à réduire toutes les incertitudes, la bureaucratie est « averse au risque », mais elle tend aussi à y être aveugle (crise de la vache folle en 1986, dossier de l’amiante – p.28, scandale du sang contaminé en 1985 – p.47). Elle craint avant tout tout ce qui est susceptible de perturber l’ordre social (crises politique ou économique, guerre, criminalité).
  • L’individualiste, qui ne se projette que dans le court terme, ne craint pas l’incertitude et la considère comme une opportunité d’affirmer ses capacités et sa maîtrise. Face à un nouveau risque, il fait confiance à l’initiative individuelle (responsabilisation plutôt que réglementation), au marché (« droits à polluer ») et aux promesses du progrès technologique. C’est un « preneur de risques ». Il craint avant tout ce qui pourrait perturber le fonctionnement du marché (il se rapproche alors du « bureaucrate »).
  • Le type « exclu » serait lui aussi plutôt un « preneur de risques » mais il le fait non par audace mais parce qu’il pense que de toute manière il n’y échappera pas.
  • Quant au sectarisme égalitaire, il est moins défini par une attitude générale envers le risque que par sa forte aversion pour un type particulier de risque : les risques majeurs, les « risques catastrophiques » ; irréversibles, qui menacent, même à long terme, la survie de l’espèce humaine.

Bilan.

La forme d’organisation d’un groupe et ses valeurs sont donc ainsi étroitement liées.

« Reste à préciser le dernier de ces résultats, très significatif de la théorie développée par Mary Douglas, qui lie étroitement la forme d’organisation d’un groupe et ses valeurs. Le type sectaire égalitaire réunit des individus motivés, qui partagent un sentiment identitaire fort. Il implique l’adhésion volontaire de ses membres. Pour maintenir la cohésion et la motivation du groupe, la secte doit garder une taille réduite et s’assurer que les membres restent bien égaux entre eux, mais surtout cultiver sa différence. Pour cela, elle a besoin d’ennemis à critiquer et à combattre, d’une croisade à mener : en accusant le reste de la société (en particulier les types hiérarchique et individualiste) de mener le monde à sa perte, autrement dit en se focalisant sur les « risques majeurs », le type sectaire dénonce tout le système social qui lui est extérieur, il se coupe irrémédiablement de lui ». Patrick-Peretti-Watel, La société du risque, p.73.


  • En AT, quel « état du Moi » domine ? Est-ce le parent critique, le parent nourricier, l’adulte, l’enfant soumis ou l’enfant rebelle. Pourquoi pas un test ?
  1. Pour un approfondissement de la typologie grid-group des institutions sociales, on peut lire : Marcel Calvez, « L’analyse culturelle de Mary Douglas : une contribution à la sociologie des institutions », SociologieS [En ligne], Théories et recherches, mis en ligne le 22 octobre 2006, Consulté le 14 octobre 2009. URL : http://sociologies.revues.org/index522.html []

Un commentaire

  1. Je suis étudiant en sociologie à l’Université de Lomé. J’aimerais savoir plus sur le biais culturel comme l’origine des attitudes différenciées face aux risques.Merci

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