J’ai lu : Terre et Liberté, d’Aurélien Berlan

L’un des indices les plus visibles de la désorientation générale dans laquelle est en train de nous plonger le monde de la croissance – rien que par l’enchaînement quasi frénétique des « crises », sociales, sanitaires, géopolitiques, climatiques… – est la confusion concernant la liberté1.

C’est pourquoi le livre d’Aurélien Berlan est particulièrement le bienvenu : il est consacré à rappeler ce que pourrait être la liberté pour le camp de la décroissance et de l’anticapitalisme. La liberté ce n’est pas la délivrance mais c’est l’autonomie.

Son livre est fort logiquement construit en 3 temps :

Aux éditions La Lenteur, 2021
  1. Expliquer la conception libérale de la liberté comme délivrance. Être libre, ce serait être débarrassé d’un double fardeau : celui des charges politiques liées à la vie sociale, et celui matériel de la vie quotidienne. Le premier point fort de sa démonstration c’est que cette définition de la liberté comme délivrance permet de rendre compte d’un paradoxe : pourquoi continuer à se sentir libres alors que la liberté libérale première – la liberté individuelle fondée sur la propriété privée et le règne du droit  – a été démantelée par l’envahissement de l’espace privé par des forces sociales qui s’invitent partout (tyrannie des modes de vie) et par la révolution numérique qui soumet cet espace à une surveillance de plus en plus étroite ? Pourquoi ? Parce que cette conception nous débarrasse des tâches pénibles qui sont soit liées aux obligations politiques, soit liées à la vie matérielle et physique (page 54).
  2. Dénoncer cette reprise de la conception libérale par le camp même de l’émancipation. Nouveau point fort de ce livre : ne pas se contenter d’une critique du capitalisme mais y ajouter une critique des critiques du capitalisme2.
    • Car au fond, que les classes dominantes adhèrent à une conception de la liberté qui leur permet de se délivrer des tâches propres à la condition humaine, ce n’est pas surprenant puisque ce n’est que la logique de la domination. Qu’est-ce, en effet, que dominer ? C’est exercer son pouvoir sur des classes dominées, en leur faisant faire les activités dont l’objet est précisément l’entretien des conditions de la vie des dominants. La domination s’exerce, par définition, sur les activité de base, celles qui rendent possibles la vie humaine. C’est cela dominer : que les activités de base dont chacun dépend soit exécutées par des gens que l’on a mis sous domination, et qui du coup, se retrouvent à dépendre des dominants.
    • Mais là où la critique du fantasme de la délivrance prend toute sa portée, c’est quand Aurélien Berlan constate que ce fantasme a aussi été celui d’un anticapitalisme industrialiste, productiviste, technophile. La bourgeoisie, pour faire faire, va masquer sa domination sous la vaste catégorie du travail : dans ce cas, la bourgeoisie ne prétend pas extorquer ses privilèges mais les mériter. Elle choisit donc non pas une voie despotique mais une voie libérale, qui va combiner la « liberté » du marché à la violence d’État dont l’appareil est au service de la bourgeoisie : fiscalité monétaire (imposer par des prélèvements en monnaie), dépossession (enclosures), contrôle biopolitique de la population, création de besoins marchands. L’objectif est clair, que suffisamment de pauvres se mettent au services des riches. Alors quand K. Marx affirme que le paupérisme ne résulte pas du machinisme et de l’industrialisme mais de son accaparement capitaliste, il reprend sans critique le fantasme d’une vie humaine délivrée des conditions matérielles. Aurélien Berlan peut alors explicitement (page 140) reprocher « aux intellectuels, notamment de gauche… d’avoir voulu « démocratiser » une conception antidémocratique de la liberté, sous-jacente au libéralisme », en défendant l’émancipation comme exonération des tâches de subsistance », et non pas comme abolition des rapports de domination. C’est ainsi qu’une conception de la liberté à destination des privilégiés s’est imposée aux classes populaires depuis la révolution industrielle.
  3. Car si la liberté n’est pas délivrance, c’est qu’elle est autonomie. Parce qu’il n’y a pas de liberté comme délivrance (matérielle) sans domination comme pouvoir (politique) de faire faire. Par conséquent, a contrario, si l’on veut se délivrer de la domination, alors il faut se libérer de la conception libérale de la liberté comme délivrance : c’est à cela qu’Aurélien Berlan consacre le concept d’autonomie.

Si des dominants veulent être délivrés des tâches quotidiennes pour se consacrer à celles qui donnent du pouvoir, alors la lutte contre la domination – pour la liberté -, c’est la réhabilitation des tâches quotidiennes, c’est la reprise en charge des moyens de subsistance, c’est le retour à la terre.

Toute la dernière partie du livre d’A. Berlan est alors consacrée à l’examen de ce que l’on peut entendre par autonomie, plus particulièrement de ses 3 dimensions : l’autosuffisance, l’autoproduction, l’ancrage local.

  1. La faim→ autosuffisance : plan des besoins → pourvoir à ses propres besoins.
  2. Les mains → autoproduction : plan des capacités → faire par nos propres moyens.
  3. La terre → ancrage local : plan des ressources → vivre de nos propres ressources.

L’ordre de ces 3 dimensions résulte d’une construction politique :

  1. Nous fixer nos propres fins 3.
  2. Réfléchir aux moyens appropriés.
  3. Faire avec les ressources disponibles ici et maintenant.

Je finirai ce rapide survol d’un livre dont il faut lire avec la plus grande attention chaque page, chaque ligne, par quelques remarques :

  • Une interrogation. Le grand apport de cette charge contre la conception libérale de la liberté, c’est le lien qu’A. Berlan ne cesse de répéter entre autonomie matérielle et autonomie politique. Au point, me semble-t-il, de s’enrouler lui-même dans le cercle de cette complémentarité. Ainsi écrit-il (page 174) que l’autonomie matérielle est « la condition de l’autonomie politique » alors que 2 pages auparavant il écrivait que l’autonomie matérielle est politique, que l’autonomie matérielle a forcément une dimension politique ; pourquoi ? Non pas parce que les activités politiques auraient une plus haute valeur que les activités matérielles 4, mais parce que les premières conditionnent les secondes, en raison de leur dimension collective. De ce point de vue : la première chose à assurer est la subsistance des formes d’organisation collective qui permettent d’assurer la subsistance de tous (les nourritures). Mais finalement, je ne crois pas qu’il faille y voir une contradiction mais, tout au contraire, un cercle vertueux. Ce cercle est décisif parce que c’est lui seul qui peut rompre le fantasme de la délivrance : car, au fond, il n’y a aucune contradiction à se délivrer seul de la condition humaine alors que si l’autonomie est indissociablement matérielle et politique alors personne ne peut être autonome tout seul 5.
  • Une satisfaction. Dans sa défense de l’autonomie, A. Berlan ne manque jamais de repérer et de dénoncer les récupérations individualistes de l’émancipation. D’où des pages tout à fait lucides sur la collapsologie, contre ceux qui jettent le bébé des échanges avec l’eau sale de la marchandisation, sur les fausses solutions apolitiques et individualistes du Do It Yourself (DIY) associé au monde des hackers, des fab labs, des « libristes » : ces « alternatives » ne combattent pas le capitalisme, elles se contentent d’y apporter une « touche personnelle » (183).
  • Une attente. Qu’A. Berlan fasse son coming out décroissant. Et en même temps, qu’il attende encore un peu. Car il se peut qu’aujourd’hui la décroissance soit enfin à un tournant idéologique. Il se peut que le temps de la « nébuleuse décroissance » arrive à terme et que l’on sorte enfin d’une décroissance idéologiquement à l’état gazeux. Ce qui pourrait signifier : a) sortir de la décroissance contre-intuitive et partager un socle commun, un corpus idéologique de base ; b) proposer solidement une économie de la décroissance ; c) rompre définitivement avec la conception dominante de l’économie comme gestion de la rareté pour accéder à l’économie comme dépense des surplus.
  • Encore une satisfaction. A. Berlan appelle à refuser l’hétéronomie du faire faire par les autres, par les dominés ; pour autant, il ne se cache pas que les conditions matérielles et politiques de vie sont aussi des conditions de conflictualité : car si faire, c’est faire avec les autres, alors la violence menace toujours ; d’où la tentation de ne plus faire avec mais de faire faire. « Cette difficulté de faire durablement avec les autres est sans doute l’une des raisons qui explique le succès de la société capitaliste, avec l’individualisme qui lui est consubstantiel » (208). C’est pourquoi l’autonomie devra passer par « une culture du conflit qui ne cherche pas à fuir la conflictualité, mais à l’assumer tout en cultivant les qualités humaines permettant d’en désamorcer le potentiel explosif » (210).

Pour d’autres analyses stimulantes de ce livre :

Pour ceux qui ont plus de temps, une série de 4 podcasts, sur le site Floraisons.

00:07 Introduction
02:29 Présentation de l’auteur
05:10 Pourquoi avoir écrit Terre et Liberté
12:10 Libéralisme et capitalisme
14:31 La sphère privée, idée centrale du libéralisme
20:31 Conception de la liberté avant la modernité
00:03 Introduction
00:46 Justification de la conception de liberté moderne et individualisation des citoyens modernes
07:58 La liberté libérale comme espace vide d’entraves et des autres
12:31 Hypocrisie de la liberté libérale qui présuppose l’esclavage
15:22 Le concept libéral dans le marxisme, l’absence de contraintes naturelles grâce à la technique
20:32 La quête de délivrance des nécessités de la vie comme conception des dominants et comme reprise de fantasmes religieux
00:04 Introduction
00:35 Conceptions industrialistes de la liberté chez les libéraux et les socialistes
03:41 Libéraux et socialistes anti-industriels
04:44 La critique culturelle, réaction à l’industrialisation en Allemagne
09:00 Différentes oppositions à l’industrialisation
14:58 La dichotomie progressiste/ réactionnaire
22:23 Qu’est-ce que l’autonomie ?
00:07 Introduction
01:41 Inspirations écoféministes
04:14 Quelles formes de vie collectives ? Quelles dépendances
07:09 L’importance de l’accès à la terre
11:44 La récupération fallacieuse du mot liberté
20:06 Dépendances personnelles ou impersonnelles
24:50 Résumé de fin
27:50 Clôture

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Les notes et références
  1. Quand on voit que c’est la même conception libertarienne de la liberté que partagent les plus grand profiteurs de l’hypercapitalisme et les critiques qui se prétendent les plus radicales dans leur dénonciation de dictatures qu’ils voient partout.[]
  2. C’était déjà toute l’ambition du livre que j’ai coordonné il y a quelques années : L’antiproductivisme, un défi pour la gauche.[]
  3. C’est la définition classique de l’autonomie comme capacité à se donner ses propres fins.[]
  4. C’est la thèse défendue par Hannah Arendt dans La condition de l’homme moderne.[]
  5. C’est toute la différence entre l’autonomie et l’indépendance[]

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