Voici les notes de ce que j’avais préparé pour mon intervention les 18 février à Fontenay-le-Comte (85) pour répondre à la question : « les décroissants sont-ils des conservateurs ? » Un grand merci au Café Le Lotus pour son lieu de débat et la gentillesse de son patron.
1/ Jusqu’où pousser la radicalité de la décroissance ?
Les 3 sources de la décroissance montrent que la critique de la décroissance est une critique systémique : il ne s’agit pas simplement de critiquer une partie ou un aspect du monde de la croissance mais la croissance et son monde en tant que tels.
Une telle cohérence revient à ne plus tenter les solutions habituelles, c’est-à-dire des solutions curatives, en aval des problèmes, qui au mieux ne soignent que le symptôme mais sans jamais tenter de remonter en amont pour guérir la cause. Autrement dit, cette cohérence systémique en appelle à une critique radicale de la croissance.
La croissance est le déchet du productivisme (quand il faut produire pour produire).
Ce refus du productivisme oblige les décroissants à ajouter à leurs critiques du capitalisme des critiques contre la plupart des anticapitalistes qui restent des productivistes.
Mais même au sein de l’antiproductivisme, quand il s’agit d’aller à la racine du productivisme, les décroissants découvrent une racine individualiste.
Or cette racine est malheureusement partagée par beaucoup d’écologistes et d’objecteurs de croissance (ils en ont besoin parce qu’ils n’ont pas suffisamment creusé la fondation historique de leur espoir de transition ; s’ils l’avaient fait, ils auraient découvert des fables, celles de l’essaimage, de la préfiguration et de la bifurcation).
De l’anticapitalisme à l’antiproductivisme, de l’antiproductivisme à la critique de l’individualisme, les décroissants en arrivent à la racine individualiste des temps modernes qui correspond à une conception de l’Histoire comme religion du Progrès.
Le lien entre « Progrès » et « individualisme » est facile : l’individualisme résulte de l’invention du Sujet moderne, cet être qui se prétend le souverain de Soi, de ses actes et des ses pensées. Pour un tel individu, il ne s’agit plus de s’inscrire dans la continuité d’une tradition ou d’un héritage mais au contraire de tout faire recommencer à partir de Soi : chaque individu devient ainsi une tabula rasa à partir de laquelle le « nouveau « est en tant que tel valorisé.
2/ En quoi le progrès est-il une religion ?
- Idée d’un perfectionnement infini, sans limite → liberté comme franchissement de toutes les limites. Les Temps modernes se pensent en conflit avec la Nature : fable de l’homme comme animal le plus faible au sein d’une nature hostile. Mais l’Homme aurait cette capacité de s’adapter (sinon d’adapter la nature par la technique), de repousser et de dépasser toutes ses faiblesses = sa liberté. Le progrès est alors la promesse pour l’Humanité d’atteindre sa plénitude dans le toujours plus, dans le jamais trop.
- Dans Le concept d’histoire, l’un des six essais de La crise de la culture, Hannah Arendt émet l’hypothèse que tout concept d’histoire partage un dénominateur commun avec celui de nature : l’immortalité[1] pour l’Antiquité et le processus[2] pour les temps modernes.
- L’idée de progrès comme perfectionnement infini fournit une consolation pour une philosophie cruelle du présent (qui ne serait que le temps de la frustration parce que l’objet du désir appartiendrait toujours au futur). Il faudrait ainsi toujours sacrifier le présent (seulement capable de fournir des moyens pour des finalités futures). Le sacrifice du présent se justifierait ainsi par un calcul qui rationaliserait la maximisation des moyens au service d’un futur toujours à venir.
- La rationalisation de ce sacrifice passe par une rationalisation généralisée de la connaissance du monde → ce sacrifice serait utile, par le calcul des fins et des moyens → fétichisation des sciences et des techniques.
3/ La décolonisation de l’imaginaire du Progrès fait basculer les décroissants du côté des conservateurs
Notre critique du progrès nous renvoie-t-elle du côté des conservateurs ?
- Il y a cette phrase de Günther Anders → « C’en est arrivé à un tel point que je voudrais déclarer que je suis un « conservateur » en matière d’ontologie, car ce qui importe aujourd’hui, pour la première fois, c’est de conserver le monde absolument comme il est. D’abord, nous pouvons regarder s’il est possible de l’améliorer. Il y a la célèbre formule de Marx : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières, ce qui importe, c’est de le transformer. » Mais maintenant elle est dépassée. Aujourd’hui, il ne suffit plus de transformer le monde; avant tout, il faut le préserver. Ensuite, nous pourrons le transformer, beaucoup, et même d’une façon révolutionnaire. Mais avant tout, nous devons être conservateurs au sens authentique, conservateurs dans un sens qu’aucun homme qui s’affiche comme conservateur n’accepterait. »
- Albert Camus a dit la même chose lors de son discours de Suède le 10 décembre 1957 : « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse. »
- George Orwell se présentait comme un « anarchiste conservateur », un anarchiste tory (Jean-Claude Michéa, Climats, 2000).
→ Comment faire un bon usage de notre critique du Progrès ?
- Les décroissants ne doivent pas hésiter à rappeler que nous sommes des héritiers: de la nature comme de la société. La nature et la société existaient avant nous, et vis-à-vis des deux nous avons des « dettes de vie », dette sociale comme dette écologique. Etre écologiste, ce n’est pas seulement se soucier de la nature que nous allons laisser aux générations futures, c’est aussi prendre soin de cette société dont nous héritons des générations passées.
- Nous avons des « valeurs » ← Quelle provocation à l’époque de l’équivalence généralisée (l’argent par sa quantification universelle rend tout équivalent : tout doit avoir un « prix » et dans ce cas le prix d’une marchandise n’est plus qu’un multiple de n’importe quelle autre marchandise). Les décroissants ne doivent pas hésiter à assumer que la décroissance est une philosophie politique et morale: nous avons des « valeurs » → Quant à moi, je mets en avant celle de la sobriété, de l’émancipation et du partage.
- La transition doit être rupture avec la rupture toujours portée par les promesses du Progrès : nous pouvons aller jusqu’à affirmer que nous ressentons un « sens du sacré »: le sacré de l’autre, qu’il soit humain ou non-humain. Deux articles récents suggèrent que le meilleur moyen de se « déstresser » serait d’accomplir au moins un acte altruiste par jour, et/ou de retrouver un contact régulier avec la nature (jardinage, randonnée…).
- Nous n’avons pas de honte à tenter de comprendre le monde par « le miroir du passé » (Ivan Illich), avec un « sens du passé (G. Orwell et J-C Michéa).
[1] « L’immortalité est ce que la nature possède sans effort et sans l’assistance de personne, et l’immortalité est ce que les mortels doivent par conséquent tenter d’accomplir s’ils veulent s’élever dans leur vie à la hauteur du monde à l’intérieur duquel ils sont nés, à la hauteur des choses qui les entourent et dans la compagnie desquelles ils sont admis pendant un court temps ».
[2] Les concepts de nature et d’histoire… impliquent que nous pensions et considérions tout en termes de processus et ne nous occupions plus des étants singuliers ou des événements particuliers et de leurs causes spéciales et séparées », Idem., pp.83-84.