Le passager clandestin, 2011.
Prologue
Le mythe de notre époque obscure est celui de « la société des individus » ; ce diagnostic nous convient parfaitement et rejoint d’autres auteurs :
- Norbert Elias, Marcel Gauchet, etc.
- François Flahaut : « la coexistence précède l’existence ».
- Les fables du libéralisme, utopies performatives (Polanyi, JM Servet)
1- Pour un engagement-recherche
Nous apprécions particulièrement la critique faite du « militant triste ». Qui est-il ?
- Il tire sa motivation d’un croyance de type religieux (p.29), celle que l’histoire aura un fin ; que cette fin est le sens de l’histoire et que cette fin sera la marche du progrès dans les temps modernes (p.21).
- Du coup, son action militante est « transitive » : le sens d’une action n’est pas dans l’action mais dans la fin ultime poursuivie par la fin de son action. La concret est dans le tout de l’Histoire, pas dans le concret de la situation. Le présent n’est qu’un passage, qu’une promesse pour des lendemains qui chanteront.
- Sa conception volontariste (conforme à sa croyance que lui, en tant qu’individu, s’il exprime son noyau dur, s’il est lui-même, s’il veut alors il peut) de l’Histoire lui faire croire que le Sujet de l’Histoire en sera un sujet conscient (le peuple, le parti, les grands hommes) : il croit que les décisions d’hommes décidés à agir peuvent changer le monde (pp.25-26).
- Dans l’engagement-transcendance, le moteur de l’agir est transcendant : la théorie doit orienter et diriger la pratique (p.33). Ce moteur est celui de l’espoir, des « machines à espoir » (p.18).
Pour autant, nous aimerions mettre en discussion :
- D’accord pour critiquer le « militant triste », moins d’accord pour raconter que le militant peut être débarrassé de toute tristesse. Bien sûr, la « conscience malheureuse » que la réalité ne corresponde pas à ses désirs a bien peu de chance de se mettre à agir pour résister. Il n’empêche que je vois mal comment un militant pourrait ne pas penser un écart entre le monde tel qu’il est et le monde tel qu’il voudrait qu’il ne soit pas, ce qui revient à imaginer une autre monde, différent du monde tel qu’il est. Pour autant, rien ne l’oblige à croire qu’il est déjà en train d’imaginer un monde parfait, qui serait le Vrai monde.
- C’est pourquoi même si je suis d’accord pour critiquer l’engagement-transcendance ce n’est pas pour lui opposer un engagement-immanence. Non pas parce que je récuserai cette immanence de l’agir, tout au contraire. Mais parce que je crois qu’il faut faire place à une « transcendance intramondaine » (selon l’expression de Axel Honneth, Hartmut Rosa) : toute souffrance sociale pointe un horizon de ce que pourraient être une vie meilleure, une société meilleure. Autrement dit, toute action et toute décision humaines, de façon consciente ou non, de façon réflexive ou implicite, sont toujours guidées par une conception de la vie bonne.
- J’aurais aussi quelques réticences dans l’emploi de la référence à Prygogine pour en déduire une défense du déséquilibre. Car là il faut savoir de quoi on parle : le capitalisme n’est-il pas aussi un « système dissipatif » grâce, momentanément, à l’apport d’énergie ? Quand les auteurs défendent le déséquilibre, on aurait aimé une distinction supplémentaire entre un déséquilibre que nous pouvons appeler de nos vœux, celui qui même pour un militant du « gai agir » peut signifier un horizon d’attente et le déséquilibre du monde de la croissance, déséquilibre qui nous fait préférer le paradigme de l’équilibre à celui de la maîtrise. C’est là, aussi, que la distinction entre « équilibre » et « stabilité » aurait mérité d’être davantage définie politiquement.
D’une façon générale, j’apprécie grandement les analyses de Benasayag dans ses ouvrages sur l’engagement. Néanmoins, je ne peux m’empêcher de remarquer qu’il n’aborde le « militant » que sous la catégorie très large du « militant » ; sans jamais vraiment faire reposer ses analyses sur des distinctions entre différents types de protestations et de contestations, entre les Pour et les Contre…
Ce que j’essaie de faire dans le schéma qui précède…
2- Dispersion et centralité
Où se situe la bonne focale de l’engagement ? « Entre centralité et dispersion, comment penser la multiplicité irréductible des luttes et l’unité de la lutte en situation ?