Réhabiter la raison

A propos de la raison, ne pourrait-on pas détourner la notion de « réhabitation » 1 au sens d’une réhabilitation de la raison ?

Réhabiter signifie apprendre à vivre in situ au sein d’une aire qui a précédemment été perturbée et endommagée par l’exploitation.

Une réhabitation de la raison reviendrait donc à reconsidérer la raison a) comme un « lieu », b) endommagé par son exploitation précédente. Apprendre à vivre in situ suppose enfin que la raison c) non seulement est un « lieu commun », d) mais aussi que ce lieu commun est le lieu où le commun a lieu.

Traiter la raison comme un lieu peut sembler incongru. Mais l’idée ici est de proposer une extension conceptuelle de la notion de « lieu », afin de ne pas réduire le lieu à n’être qu’un territoire. Au sens le plus large, un « lieu » est ce qui permet d’avoir lieu, c’est une condition de possibilité, de facilitation… Alors bien sûr un lieu peut être un territoire ; mais aussi un temps, une époque, un rythme ; mais aussi une « institution » (une association, une collectivité, une entreprise…) ; et pourquoi pas aussi une « attitude », une conduite, un comportement…

Traditionnellement, la raison est une « faculté » (de connaissance), c’est-à-dire une disposition pour rendre possible, pour faciliter. La raison, c’est la faculté de raisonner, de produire des raisonnements → ce qui donne lieu à des raisonnements.

a) La raison comme milieu

Aujourd’hui, beaucoup ne considèrent la raison que comme une faculté intellectuelle propre à chacun : comme si chacun avait sa raison particulière, comme si la raison était une faculté individuelle.

Pourtant en latin ratio ne signifie pas que « calcul » mais aussi « relation » : ce que l’on retrouve dans les nombre « rationnels » (parce qu’ils mettent en relation, « en rapport », deux entiers relatifs).

Mais alors, qu’est-ce qui est mis en relation à l’aide de la raison ?

C’est là que l’on peut encore rester dans le monde antique et s’apercevoir qu’en grec, la raison, le lógos (λόγος), s’exerce de façon prioritaire dans le dialogue, le diálogos (διάλογος). Le dialogue comme on le croit trop souvent n’est pas la conversation entre deux personnes (par différenciation avec le monologue) mais il est cet entretien qui se fait au milieu d’un terrain d’entente qui est la raison. En grec « dia« , c’est le latin « inter« , ce qui est au milieu.

Raisonner, ce n’est donc pas chercher la raison du plus fort, c’est chercher à s’entendre entre ceux qui dialoguent, c’est partager un terrain d’entente : d’ailleurs, chacun sait bien que quand ce terrain n’est pas cherché, alors il y a un « dialogue de sourds ».

« Le langage est le véritable milieu de l’être de l’homme, pour autant qu’on le considère uniquement dans le domaine qu’il est seul apte à remplir – le domaine des relations humaines, le domaine de l’accord, celui de l’entente. »

Hans-Georg Gadamer, L’art de comprendre (trad. française, Aubier, 1991), page 67.

Ce sont donc les humains que la raison relie dans le dialogue.

b) Le rationalisme tronqué des temps modernes et sa critique tout aussi tronquée

Les temps modernes sont souvent présentés comme l’époque du passage de la foi (des anciens) à la raison (des modernes). Mais, non seulement les temps anciens n’ignoraient rien de la raison mais la rationalité moderne peut être présentée comme une rationalité tronquée : la raison réduite à sa dimension instrumentale, comme calcul pour maximiser les moyens 2.

Ce dont nous avons besoin ici c’est juste d’une double perspective :

  1. La perspective ouverte par Adorno et Horkheimer dans la Dialectique de la raison (1947) : pour eux, le projet moderne des Lumières s’est retourné contre lui-même sous l’effet d’un usage seulement instrumental de la raison. Il s’agit alors pour eux de critiquer la raison au nom même de la raison. Leur critique n’est pas une critique irrationaliste de la raison : ils font juste remarquer que c’est le même processus d’une raison réduite à sa capacité de calcul qui à la fois assure la maîtrise de la nature et des rapports sociaux (par l’économie, qui est une double exploitation, des humains et de la nature) et les sacrifie ← Pour des décroissants, il y a là la thèse de la portée à la fois écocidaire et sociocidaire de la domination par la raison (quand elle est réduite à son usage instrumental).
  2. La seconde perspective est moins « philosophique » : elle consiste à remarquer que l’on rencontre dans nos milieux « alternatifs », une critique irrationaliste et naïvement romantique de la raison. Au lieu de faire porter la critique contre le rationalisme réduit, c’est la raison en tant que telle qui est rejetée. Comme si raisonner était avoir tort en tant que tel. Cette critique irrationaliste se fait souvent au nom d’une promotion individuelle sinon individualiste du sentiment, de l’émotion, des affects. Le comble semble atteint quand, au nom d’une non-violence affichée, le refus de toute raison revient en fait à réduire violemment un être humain à ses seuls sentiments.

On se retrouve alors avec un choc entre un rationalisme tronqué et un irrationalisme tronqué, chacun se satisfaisant en réalité d’une réduction caricaturale de l’autre.

Or, être humain, ce n’est ni se réduire à ses ressentis, ni à ses raisonnements. Les deux réductions ont quand même en commun d’être des individualismes : « ma » raison, « mes » sentiments.

Comment les partisans les plus acharnés de la critique irrationaliste de la raison font-ils pour ne s’être jamais aperçus qu’un humain réduit à ses affects ne serait qu’une bulle d’incommunicabilité ? Car rien ne saurait jamais me garantir avec une absolue certitude que ce que je ressens puisse être communiqué en tant que tel : je peux savoir que l’autre ressent un affect et même être capable de le reconnaître (c’est l’empathie), je peux même devant le sentiment vécu par un autre ressentir à mon tour quelque chose (c’est la sympathie, ou la pitié) mais ce ne sera pas la même chose.

Mais alors, si ce n’est pas le même sentiment, qu’avons-nous en commun avec l’autre ?

c) Pour une extension du domaine de la raison

Si on ne réduit pas le rationalisme à sa version tronquée, alors on peut rendre à la raison sa portée de « faire du commun ».

  • Classiquement, la raison a d’emblée été caractérisée par sa double universalité : a) non seulement tous les hommes sont dotés de raison, mais b) c’est la même raison. C’est ce qui fait que quand quelqu’un raisonne, je n’ai pas besoin de rentrer dans sa tête, pour savoir ce qu’il pense : il suffit que je rentre dans la mienne. Toute la question classique était de savoir si cette double universalité ne portait que sur les connaissances scientifiques (5+7=12 ; le principe de l’attraction universelle…) ou si elle s’étendait au domaine pratique, c’est-à-dire politique et moral (la déclaration universelle des droits de l’homme, le sens moral)…
  • Actuellement, la juste critique contre les dévoiements modernes de la raison et de son universalité permet de dénoncer la confusion entre universalité et unicité. S’ouvre alors la possibilité d’une compatibilité entre universalité ouverte et reconnaissance de la pluralité : le pluriversalisme. On peut parfaitement voir dans l’humanisme des Lumières un universalisme en direction de tous les humains : l’exigence de reconnaître en tout être humain une égale dignité. Mais cela n’interdit en rien de faire droit à un autre universalisme, qui vient de la sagesse quechua et qui s’adresse à tous les êtres de notre planète : l’exigence de reconnaître la terre-mère comme Pachamama.

La reconnaissance de la portée universelle de la raison en chaque être humain n’est en rien incompatible avec la reconnaissance que tout être humain est aussi un être vivant.

La communauté de la raison entre humains n’interdit pas la communauté de tous les êtres vivants entre eux.

d) La discussion comme milieu commun

Pour bâtir une société convivialiste fondée sur le libre débat entre égaux, il ne suffit pas de s’en prendre au pouvoir des élites et de rendre la parole au peuple. La leçon de l’histoire récente est rude pour ceux qui espéraient qu’Internet, en donnant à tous la possibilité de s’exprimer librement, serait l’allié naturel de la démocratie. Les difficultés rencontrées pour promouvoir les pratiques délibératives illustrent les limites de la rationalité communicationnelle : les interactions langagières ne sont pas exemptes de violence et d’effets de domination. Un détour par la théorie de l’argumentation permet de préciser les conditions politiques et organisationnelles de pratiques délibératives équitables et productrices de rationalité. Cette réflexion pointe la nécessité d’instituer à tous les niveaux de décision des scènes d’argumentation régies par un ensemble de règles procédurales et méthodologiques s’inspirant de certaines pratiques existantes.

Bernard PERRET, « Pour réhabiliter la raison démocratique, instituer des scènes de débat », Revue du MAUSS, 2021/1 (n° 57), p. 155-160. https://www.cairn.info/revue-du-mauss1-2021-1-page-155.htm.

On peut même aller plus loin si on distingue entre 2 formes de dialogue : entre le débat qui repose sur le respect de procédures d’égalité dans la répartition de la parole et la discussion où c’est la chose même qui est discutée, et c’est elle qui fait l’objet de toutes les attentions.

A la limite pour réussir un débat, il suffit de contrôler les temps de paroles. Pour réussir une discussion, il faut autre chose qu’un égal partage du temps, il faut que chacun ressente que la rationalité des arguments, des objections ne peut être pratiquée que si chacun reconnaît qu’il est plus facile d’être en commun quand chacun fait cet effort de décentrement qui s’appelle un raisonnement.

*

Cette réhabitation de la raison devrait être accompagnée d’une même entreprise du côté de la vérité et du côté de la science.

  • Il ne s’agit pas de passer sous silence à quel point tant la science que la vérité peuvent être instrumentalisées, employées au service de la domination. En ce sens il existe un « régime épistémique » de la croissance.
  • Mais la question reste de savoir si – dans une logique du « tout ou rien » – il s’agit ou bien d’écouter sans piper mot ce qui se dit au nom de la vérité, de la science et de la raison, ou bien de se boucher les oreilles et de refuser tout discours qui ferait appel à la vérité, qui s’appuierait sur des résultats scientifiques.
  • Dans ce « ou bien… ou bien… », on retrouve là une symétrie dans la caricature que Blaise Pascal avait déjà repéré entre ceux qu’ils appelaient les « pyrrhoniens » (les sceptiques) et les « dogmatistes » : en réalité, les sceptiques ne sont bien souvent que des dogmatistes déçus. Les deux « partis » partagent la même illusion d’une vérité qui ne pourrait exister que sur le mode de l’absolu, de l’indiscutable. Mais les uns croient détenir cette vérité et ils cherchent à l’imposer dogmatiquement. Et les autres croient que, puisque cette vérité absolue est inaccessible, alors c’est toute vérité qui l’est.
  • Contre de telles simplifications, il peut y avoir des usages critiques de la raison, des savoirs scientifiques, de la vérité.

« Sans prétendre expliquer la réalité qui se cache sous les phénomènes dont nous groupons les lois, nous sentons que les groupements établis par notre théorie correspondent à des affinités réelles entre les choses… La théorie physique ne nous donne jamais l’explication des lois expérimentales ; jamais elle ne nous découvre les réalités qui se cachent derrière les apparences sensibles ; mais plus elle se perfectionne, plus nous pressentons que l’ordre logique dans lequel elle range les lois expérimentales est le reflet d’un ordre ontologique ».

Pierre Duhem, La théorie physique.
_____________________
Les notes et références
  1. BERG Peter, DASMANN Raymond, ROLLOT Mathias, « Réhabiter la Californie », EcoRev’, 2019/1 (n° 47), p. 73-84. https://www.cairn.info/revue-ecorev-2019-1-page-73.htm[]
  2. Contre un tel usage instrumental de la raison, les plus grands philosophes comme Kant et Hegel ont développé des philosophies dans lesquelles le champ de la raison avait toute son extension.[]

Un commentaire

  1. Bonjour,
    La réhabilitation de la raison pour laquelle vous militez correspond trait pour trait à ce que les méthodes dites d’intelligence collective mettent en pratique dans les groupes (entreprises, associations, municipalité, parti politique…). Toutefois, mettre en place des méthodes de gestion relevant de l’intelligence collective nécessitent un consensus quant au buts du groupe. C’est un point incontournable, peu importe le temps passé à définir cette « raison sociale » du groupe. Ce consensus est incontournable parce que toutes les décisions prises dans le groupe ne prennent sens que vis à vis des buts du groupe. Toutes les décisions, tous les arguments, toute la raison présidant aux décisions se ramènent à ce but.
    Une fois ce point adopté, une seconde condition radicale s’impose pour développer de l’intelligence collective: « aucune objection (aux décisions à prendre en cours) ne doit être écartée sans une solide argumentation ». Cela peut sembler impossible, trop audacieux, trop consommateur de temps. La pratique démontre que c’est l’inverse. C’est aussi la condition qui crédibilise l’écoute. C’est une condition qui évite que les décisions soient prises dans les couloirs, plutôt qu’en assemblée collective.
    Troisième point: si les décisions prises conduisent dans la pratique à des résultats opposés aux buts du groupe, alors le sujet doit être remis en question au plus vite (c’est évident, mais c’est mieux en le disant).
    Quatrième point: Il est utile que 3 fonctions clés au sein du groupe soient tenues par 3 personnes différentes choisies par le groupe lui-même (il y a des procédures très efficaces et rapides pour effectuer l’affectation de ces fonctions). Ces 3 fonctions sont: « Animateur de réunion », dont le rôle est d’assurer l’écoute de chacun et d’aider au mieux à la formulation des objections et des propositions (Une objection ou une proposition en vaut une autre, ce qui met à égalité chacun des membres du groupe); « Mémoire du groupe, dont le rôle est de consigner et rappeler les décisions prises, ainsi que leur état de réalisation; Enfin la fonction « Exécutive », dont le rôle est de mettre en œuvre les décisions prises.
    Cinquième point, nécessaire pour éviter ou « limiter la bureaucratisation du groupe ». Il s’agit d’un principe de subsidiarité qui peut se résumer ainsi: s’efforcer de prendre les décisions au plus bas niveau. Si je peux prendre une décision seul, alors je dois la prendre, inutile d’encombrer les réunions de décision de sujets mineurs. Si je ne suis pas certain que je peux prendre cette décision, j’informe le groupe que je vais agir de telle manière avec un délai de réaction des membres du groupe (typiquement quelques jours). Sans réaction, j’agis. Puis viennent les sujets qui doivent nécessairement être portés à l’ordre du jour des réunions de décision du groupe. On apprend très vite à connaître ces 3 catégories.
    Il existe d’autres points importants, comme le choix des titulaires des fonctions, la durée de leur mandat, le lien entre les groupes (un groupe comporte au plus une vingtaine d’individus, nombre à préciser suivant la nature des activités) au sein d’une structure plus étendue.
    Voilà à grands traits quelques éléments éprouvés et utiles à la pratique de la raison, à l’articulation du je et du nous!
    (Quelques références, Gerard Endenbourg, Olivier Zara, Elinor Ostrom …)

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.