J’ai lu : Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, de Bruno Latour

Voilà un livre qui commence beaucoup mieux qu’il ne finit. « C’est en Europe que je veux me poser » (page 126). Certes mais quelle Europe ? Bien sûr l’Europe est cette géographie où il y a des européens, des campagnes européennes, et même (on peut le concéder) l’idéal européen de dépasser les nationalismes… Mais, en réalité, l’Europe comme « union » n’est qu’un appareil bureaucratique comme marionnette des lobbies au service d’un objectif : là où on aurait espéré des services publics, juste des États comme services d’ordre. L’idéal européen est définitivement souillé par l’infamie française du 4 février 2008.

Mais le livre avait bien commencé, par une interrogation vraiment salutaire : pourquoi ces politiques (explosion des inégalités et dérégulations tout azimut) s’articulent-elles avec un déni du « Nouveau Régime Climatique » ? « Les classes dirigeantes ne prétendent plus diriger mais se mettre à l’abri du monde » (page 10). Autrement dit, les classes dirigeantes se pensent « hors-sol », comme des « extraterrestres » : la dénégation n’est que l’un des aspects de cette attitude de fuite ; on peut aussi y trouver la promotion du métavers, le passage au capitalisme fictif, les rêves de conquête d’une planète B (et en attendant ils peuvent se divertir par le tourisme spatial). Il est donc illusoire de continuer à dénoncer la globalisation imposée par les classes dirigeantes quand elles en sont à vouloir quitter le Titanic.

Assez habilement et assez justement, Latour ne se satisfait pas d’opposer une méchante globalisation à une gentille relocalisation. D’où, dans un premier temps, une complication de l’opposition par la distinction entre « mondialisation-moins » et « mondialisation-plus » et entre « local-moins » et « locale-plus » (page 26).

Mais c’est le temps suivant qui est le plus fécond : quand Latour propose de transpercer le vecteur Global/Local par le vecteur Hors-Sol/Terrestre. Le « Terrestre » est ainsi le dépassement de l’opposition Global/Local par la reprise en considération du Sol où devrait avoir lieu les luttes et les expérimentations.

  • « Marcher vers le Global, c’était s’avancer toujours plus loin vers un horizon infini, pousser devant soi une frontière sans limite – ou, au contraire, si l’on se tournait de l’autre côté, vers le Local, c’était dans l’espoir de retrouver la sécurité d’une frontière stable et d’une identité assurée » (page 58).
  • « C’est que le Terrestre tient à la terre et au sol mais il est aussi mondial, en ce sens qu’il ne cadre avec aucune frontière, qu’il déborde toutes les identités » (page 72).

Qu’est-ce donc alors que ce Terrestre ? C’est « la Terre vue de l’intérieur » (page 89). C’est arrivé à ce point – ce point de vue « de l’intérieur » – qu’il me semble que les décroissants doivent a) faire de ce « Terrestre » le lieu d’un quatrième âge de la décroissance ; b) ne pas suivre pour autant Latour quand il va circonscrire le terrestre à Gaïa.

b) « Gaïa ce n’est pas la nature, le cosmos dans son ensemble. C’est la minuscule aventure, la suite des événements qui ont modifié la planète Terre sur quelques kilomètres d’épaisseur. Et la seule chose dont les vivants, humains compris, aient l’expérience corporelle… L’on vit… dans la zone critique, « sous Gaïa », confinés dans les zones d’habitabilité explorées par les vivants. L’adjectif « terrestre » ne veut rien dire d’autre », explicite Latour dans une interview au Monde, en février 2021.

J’ai essayé de justifier ailleurs pourquoi je préférais chercher et trouver une critique de la vision mécaniste de la nature plutôt dans une conception psychophysique informée par la mécanique quantique (dans son interprétation « hétérodoxe », celle de Neumann et de Stapp) que dans une conception biologisante de la Nature comme « vivant » ou comme Gaïa 1.

a) Néanmoins, la recherche de Latour me semble décisive pour la décroissance parce qu’elle fournit avec ce terme de « Terrestre » le concept dont a besoin la décroissance pour replacer l’écologie en position plus de « cadre » que de « question ».

  • Il y a toute une flopée d’anticapitalismes qui n’oublient pas de rajouter la « question écologique » à la « question sociale ». Cette façon d’ajouter l’écologie au social me semble relever du greenwashing, dans une sorte de « socialisme vert » (comme il y a un capitalisme vert ou une croissance verte).
  • Pourquoi ? Parce que l’écologie n’est pas une « question ». C’est là que l’analogie avec un sport collectif peut être utile. L’écologie fournit le périmètre à l’intérieur duquel il y a pléthore de façons de jouer. Le ballon peut sortir du terrain (on peut dépasser les limites écologiques).
  • Mais comment tenir compte de l’écologie si ce n’est pas une « question » ? Parce l’écologie est juste le cadre à l’intérieur duquel les questions sociales, mais aussi anthropologiques ou démocratiques… se posent.
  • Ce cadre, il est assez facile de le définir : par les limites de la soutenabilité, de la capacité de charge de la planète, par les 9-10 limites planétaires définies par le groupe de Stockholm..
  • Mais alors où est le péril ? C’est de considérer le cadre de l’extérieur. En termes de Latour, c’est de regarder le cadre écologique du point de vue du hors-sol, de ceux que j’appelle des « extra-terrestres ».
  • C’est arrivé à ce point que je cherche à définir ce cadre qui va imposer le périmètre à l’intérieur duquel se joueront les enjeux sociaux et démocratiques, mais absolument pas de façon inéluctable.
  • Il faut donc arriver à penser l’écologie comme un cadre mais sans tomber dans l’argument paresseux de la nécessité, de l’inéluctable, pour au contraire espérer y placer – un jour – la décroissance comme choix démocratiquement choisi et voulu.

Remarque : il n’est pas difficile de montrer qu’un tel cadre écologique est précisément l’espace écologique défini par les amis de la Terre (par un plancher et un plafond) et qu’en-deçà et au-delà, c’est le lieu du « hors du Commun » et donc, qu’a contrario le Commun ne peut avoir lieu qu’à l’intérieur de ce cadre ; que ce cadre est celui de toutes les convergences des luttes contre les dominations parce qu’il est le lieu infrastructurel de toute vie humaine.

Je termine sur une dernière mise en perspective (en distinguant 4 âges de la décroissance) :

  1. Tant que l’empreinte écologique mondiale est inférieure à 1, on peut se contenter d’objecter à la croissance. Dans ce cas, la limite est un mur, devant soi.
  2. Mais en 1979, le dépassement a lieu : être décroissant c’est alors demander de revenir dans les limites, dans le cadre. La décroissance est reflux. Dans ce cas, la limite est un plafond.
  3. Sauf que le monde a continué sa course folle au point que certaines limites ont été à ce point dépassées que certaines conditions de simple continuation de la vie humaine sont menacées d’effondrement. Il ne s’agit donc pas de revenir sous les plafonds, il s’agit d’y revenir avant que les conditions de la vie humaine aient été définitivement sapées (ces conditions sont celles du cadre, donc de l’espace écologique, donc du « lieu commun »). Dans ce cas, la limite est un gouffre.
  4. Ne s’agit-il pas maintenant d’avancer encore d’un cran conceptuel : après le mur, le plafond, le gouffre, utiliser le concept de « Terrestre » pour désigner ce lieu à l’intérieur duquel les humains se trouvent ; tous les humains ; mais pas que, tous les vivants, tous les non-humains dont nous sentons la proximité terrestre. Le Terrestre est un Tout écosystémique que nous ne contemplons pas de l’extérieur mais à l’intérieur duquel nous sommes parties prenantes et partis pris.

Nous pouvons reprendre l’image de la croissance comme train. Au premier âge, il faut freiner le train et l’arrêter en gare. Au deuxième âge, le train a dépassé la gare, il faut le stopper et repartir dans l’autre sens. Dans le troisième âge, le train a à ce point dépassé la gare que le temps de le rattraper et de revenir en arrière, la gare a disparu. Dans le quatrième, nous sommes la zone sur laquelle il y a eu une gare, des rails, un train.

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Les notes et références
  1. En un mot : parce qu’une personnification sinon une sacralisation de la nature comme un « tout » ne me semble pas pouvoir échapper à la contradiction d’une conception à la fois anthropomorphique et pourtant anti-humaniste.[]

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