Manières d’être vivant, Enquêtes sur la vie à travers nous. Actes Sud, 2020
Pour se rendre compte de ce livre, et de son intérêt pour la décroissance, il suffit de le lire de la première à la dernière page. Pas de compte-rendu donc au sens de survol analytique et synthétique.
Alors juste un extrait (pages 274-275) suivi de quelques « éléments » d’explication 1.
« Car ce que nous force à penser la crise écologique, ce n’est pas le retour d’une Nature qui dicte leurs lois aux humains, comme dans le mythe moderne dont la démocratie moderne revendique de s’être émancipée. Il s’agit de tout autre chose : c’est l’appel des interdépendances qui indiquent ses limites à la gamme des possibles que le collectif démocratique peut explorer. Les limites écologiques ne sont pas des limites extérieures au politique humain, mais les lignes de vie intérieures qui dessinent notre condition humaine de tissé : tissé aux autres formes de vie qui composent le milieu, dans un ubuntu des vivants. Si le collectif humain n’est qu’un nœud de relations au milieu qu’il habite, les limites dans l’usage de ce milieu ne sont plus des contraintes externes imposées par une Nature dont il faudrait s’émanciper, mais les lignes mêmes de notre visage. De notre visage réel, non fantasmé : celui d’un vivant insufflé de vie par la communauté biotique qui le porte à bout de bras. »
Le mythe moderne de la Nature
- La Nature est pensée comme milieu naturel avec contraintes. La Nature serait composée de « choses », qui seraient des « ressources ».
- La liberté consisterait alors à s’arracher à cette nature : cet arrachement serait collectif 2.
- Sortir de la Nature (pour entrer dans la Culture), ce serait alors passer d’un milieu où les contraintes sont imposées de l’extérieur à un milieu – social – où la liberté serait autonomie = capacité à se donner sa propre loi. La démocratie serait ainsi le régime dans lequel le Peuple se donne à lui-même ses propres lois.
- C’est cette conception moderne de la nature que Philippe Descola nomme « naturalisme » 3.
- Le naturalisme est une conception scientifique de la Nature, et c’est en ce sens que la connaissance « naturaliste » de la Nature passe par la connaissance des lois scientifiques : ainsi la loi de la chute des corps détermine, « dicte », la manière dont les humains peuvent agir sur un corps qui chute.
Comment comprendre alors ce que serait « le retour à une Nature qui dicte leurs lois aux humains » ?
Dans la note qui précède cette citation, Baptiste Morizot soulève une contradiction (une « aporie ») des démocraties modernes : leurs promesses d’une abondance matérielle et de la liberté pour tous reposent sur le mythe d’une croissance sans limites. Par contrecoup, l’idée de limite leur apparaît comme « un déni de démocratie ». Ce qui est une contradiction car la Nature – le monde vivant – n’est pas une contrainte extérieure subie par les humains mais une condition même de leur vie.
Le monde vivant fonde tout collectif humain et prétendre s’en émanciper est une illusion.
Mais ce n’est pas tout. Car le « retour à une Nature qui dicte leurs lois aux humains » ne concerne pas seulement les partisans progressistes de la démocratie moderne mais aussi – et ce n’est pas un paradoxe, seulement le simple constat qu’il est bien difficile dans la monde de la croissance de réussir la décolonisation de son imaginaire – certains critiques de la démocratie moderne et de son progressisme.
Je vise par là tout ce courant – collapsologues, effondristes et aussi décroissants de la seule source naturaliste (Je rassemble là la source écologiste et bioéconomiste, selon Fabrice Flipo) – qui explique doctement que toute discussion politique se réduit au préalable de la question énergétique. Comme si cette question énergétique « dictait » ses lois aux humains.
Finalement, que ce soit pour prétendre s’en émanciper ou au contraire pour en afficher le déterminisme, c’est bien une même conception de la Nature que partagent progressistes et effondristes : la Nature comme système de déterminations. Les uns veulent puiser sans fin dans la Nature comme stocks de ressources, les autres disent que ce stock est limité, les deux partagent la même réduction de la Nature à n’être qu’un stock.
Nous retrouvons là la même forme de critique que Catherine et Raphaël Larrère adressent aux collapsologues : en apparence, le récit collapsologique s’oppose au récit du progrès. Mais en réalité, les deux récits « naturalisent l’histoire » (Le Pire n’est pas certain – Essai sur l’aveuglement catastrophiste, de Catherine et Raphaël Larrère, éd. Premier Parallèle, page 96) : « On a dans les deux cas la même conception linéaire du temps ».
Cette « naturalisation de l’histoire » revient, de part et d’autre, à fermer les voies de l’exploration, de ce que Baptiste Morizot nomme diplomatie des interdépendances.
S’il ne faut pas revenir à une telle conception de la Nature, à quelle autre conception penser ?
Puisque c’est l’extérieur qu’il faut rejeter alors il n’y a pas plus de contraintes extérieures venant de la Nature (et s’imposant à la volonté) que de Volonté pure extérieure à la Nature (en s’arrachant).
Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de limites ; il y a des limites mais elles ne sont pas extérieures, c’est à nous – humains – d’habiter au milieu des interdépendances. Ces limites sont la condition de nos manières de vivre.
Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a plus de place pour une volonté. Plus de place pour une volonté qui se croit souveraine, certes, mais reste de la place pour une volonté diplomatique, qui expérimente toute la force des bonnes habitudes : « le secret de la volonté, c’est qu’elle existe bien, mais pas en nous. Personne n’a de volonté » (page 203).
Ce qu’il s’agit alors de vouloir – à partir de la crise écologique – c’est de se relier au milieu des interdépendances du vivant.
J’ajoute – et en l’écrivant, je ne sais pas jusqu’à quel point je risque de me contredire en réhabilitant une vie sociale différente d’une vie biologique, ou même simplement ajoutée – que c’est la même diplomatie et la même volonté souple qu’il faudrait reconsidérer en faveur de cet « autre » ( ???) milieu qu’est la vie sociale, elle aussi définie comme milieu des interdépendances.
Car que ce soit vis-à-vis de la Nature ou de la vie sociale, c’est bien la relation qui est première : « Nos relations à la nature sont solidaires de nos relations aux humains… les relations mises en place avec le vivant hors de nous constituent des modèles à l’origine des relations avec le vivant en nous (la vie émotionnelle « sauvage ») » (page 184).
La note 31 page 305 dénonce « la cosmologie dépassée où les termes séparés sont premiers et fixes ». Cette « cosmologie dépassée », comment ne pas la rapprocher de cette ontologie individualiste de la société qui la réduit à une juxtaposition d’individus isolés (des monades).
Le thème des (f)estives 2021 de la décroissance devrait être : nos relations à la nature est une question politique. Avec Baptiste Morizot, nous avons les moyens d’admettre que tout se joue ni du côté du politique ni de celui de la nature, mais au milieu des… relations.
_____________________Les notes et références
- Au sens où « expliquer » c’est « déplier », comme le laisse entendre Alain Damasio dans sa postface (page 312[↩]
- Ainsi chez J-J Rousseau, l’émancipation consiste à passer d’un état de nature à un état civil, par un « contrat social ».[↩]
- http://ladecroissance.xyz/2019/10/15/descola-nature-culture/[↩]