J’ai lu : Rendre le monde indisponible, d’Hartmut Rosa

Hartmut Rosa, Rendre le monde indisponible, La Découverte, Paris, 2020.

Pour un survol très réussi de ce livre, lire l’interview qu’Hartmut Rosa a accordé récemment au journal Libération : https://bulb.liberation.fr/playlists/slow-life-un-frein-moteur/entretien3/

Ce livre poursuit la recherche commencée avec les analyses sur l’accélération comme aliénation. Mais dans Résonance Hartmut Rosa nous prenait une première fois à contre-pied : ce qu’il fallait opposer à l’accélération, n’était pas le ralentissement mais la résonance.

Cette quête (anthropologique) de résonance doit malheureusement dans la modernité tardive faire face à la logique structurelle de la « stabilisation dynamique » : croissance économique sans autre fin que la croissance, innovation technologique permanente sans autre légitimité que celle de sa possibilité, accélération sociale sans autre raison d’être qu’un présentisme dénué de toute fin de l’histoire.

Ce programme de la modernité tardive est donc celui d’une mise à disposition généralisée, et il y a là un « dispositif » à la fois aliénant et réifiant.

C’est là qu’Hartmut Rosa opère un second contre-pied : si nous prenons réellement conscience du danger mortifère et sociocidaire de ce projet de mise à disposition, alors la résonance elle-même ne doit surtout pas chercher à s’exercer partout, tout le temps, et avec tout le monde. Il doit y avoir des limites à la résonance : pas de résonance sans une part d’indisponible. Voilà en quoi une analyse de l’indisponible intéresse une philosophie politique des limites comme prétend l’être la décroissance.

Mais le livre se conclut sur un troisième contre-pied : là où on aurait pu s’attendre à une seule défense en faveur de l’indisponible face à l’entreprise moderne de la mise à disposition et donc où on aurait pu craindre la disparition contemporaine de l’indisponible, Hartmut Rosa aboutit au contraire au constat que la modernité tardive débouche sur un « monstre », non plus l’indisponibilité originelle mais une indisponibilité radicale, productrice d’une aliénation radicale. Le danger d’une telle indisponibilité monstrueuse, c’est qu’elle ne peut plus être du tout en résonance : pas seulement indisponible, mais inatteignable.

Chapitre 1 : le monde comme point d’agression

« Cette normalisation et cette naturalisation d’un rapport agressif au monde constituent, telle est ma thèse, le résultat d’une formation sociale qui s’est développée sur trois siècles, formation qui se fonde, structurellement, sur le principe d’une stabilisation dynamique et, culturellement, sur celui d’une augmentation continuelle de sa portée » (page 14).

Chapitre 2 : quatre dimensions de la disponibilité

La mise à disposition n’est pas un processus homogène, mais elle peut se subdivisée en quatre dimensions :

  1. Rendre disponible = rendre visible
  2. Rendre disponible = rendre atteignable ou accessible
  3. Rendre disponible = rendre maîtrisable
  4. Rendre disponible = rendre utilisable

Et elle s’exerce « sur les plans scientifique et technique, économique et politique » (page 27).

Chapitre 3 : Le revers paradoxal : le recul énigmatique du monde

« Ma thèse est que ce programme de mise à disposition du monde, imposé institutionnellement et fonctionnant culturellement comme une promesse, non seulement ne « fonctionne » pas, mais bascule littéralement en son contraire. Le monde rendu disponible… se retire, devient illisible et muet, et plus encore : il se révèle à la fois menacé et menaçant, et donc au bout du compte constitutivement indisponible » (page 27).

« La modernité court le risque de ne plus entendre le monde et, pour cette raison précise, de ne plus s’éprouver elle-même – tel est le bilan de ma sociologie de la relation moderne avec le monde. Elle est devenue incapable de se laisser interpeller et atteindre » (page 38).

Chapitre 4 : le monde comme point de résonance

« L’agression comme relation au monde devient toutefois problématique à partir du moment où elle se transforme en mode fondamental de toute manifestation de la vie, parce qu’elle méconnaît le fait que sujet et objet ne se présentent pas d’emblée comme deux entités indépendantes, mais qu’ils émanent d’abord de leur interrelation et de leur attachement mutuel… La responsivité ou, justement, la capacité de résonance devient en quelque sorte l’ « essence » non seulement de l’existence humaine, mais de toutes les relations possibles : elle précède irrévocablement la capacité de mettre le monde à distance et de le rendre disponible… Ma thèse est que la résonance… décrit un mode de relation qui peut être défini à travers quatre caractéristiques » (pages 42- 43).

  1. Le moment du contact (affection)
  2. Le moment de l’efficacité personnelle (réponse)
  3. Le moment de l’assimilation (transformation)
  4. Le moment de l’indisponibilité

← Première partie : « La modernité, telle est la thèse sociologique que j ‘ai développée plus haut, est culturellement portée et structurellement poussée, de par sa constitution institutionnelle, à rendre le monde à tout point calculable, maîtrisable, prévisible, disponible… Mais la résonance, elle, ne se laisse pas rendre disponible : là réside la grande source d’agacement constitutif de cette formation sociale, sa contradiction fondamentale, ce qui produit, dans des variantes toujours nouvelles, des citoyens en colère » (pages 50-51).

La résonance rend possible la mise à disposition qui rend impossible la résonance, parce qu’elle produit une indisponibilité monstrueuse. Et non pas l’indisponibilité originelle de la résonance (qui, elle, implique une demi-disponibilité).

→ Deuxième partie (à partir du chapitre 5) :

  • Objectif 1 : identifier cette contradiction dans ses pathologies sociales
  • Objectif 2 : envisager la manière dont on pourrait un jour dépasser cette contradiction

Chapitre 5 : Cinq thèses sur la disponibilité des choses et sur l’indisponibilité de l’expérience

  • Thèse 1 : L’indisponibilité constitutive de la résonance et la disponibilité de principe des choses ne forment pas encore une contradiction en soi.
  • Thèse 2 : Les choses dont nous disposons complètement, c’est-à-dire dans les quatre dimensions, perdent leur qualité de résonance. La résonance implique donc la semi-disponibilité.
  • Thèse 3 : La résonance exige une indisponibilité qui « parle » ; elle est plus que simple contingence.
  • Thèse 4 : L’attitude qui vise à la fixation, à la domination et à la mise à disposition d’un fragment du monde est incompatible avec une orientation vers la résonance : elle détruit l’expérience de la résonance en suspendant sa dynamique interne.
  • Thèse 5 : La résonance a besoin d’un monde atteignable, pas d’un monde disponible (sans limite). La confusion entre l’atteignabilité et la disponibilié est la racine du mutisme qui s’empare du monde dans la modernité.

« Si l’on tente de résumer ou de condenser les réflexions développées dans ce chapitre – d’une manière souvent seulement illustrative –, le mieux est peut-être de faire appel à la distinction entre atteignabilité et disponibilité…. L’atteignabilité du sujet signifie qu’il doitpar principe pouvoir être touché, interpellé, pour que la résonance puisse se produire. Mais, comme nous l’avons vu, il ne peut pas disposer de sa capacité de résonance » (page 71).

Chapitre 6 : Rendre disponible ou laisser advenir ? Le conflit fondamental illustré par six étapes de la vie (dans la perspective du mode de vie individuel)

  • Naissance
  • Éducation et formation
  • Trajectoire et projet de vie en matière relationnelle et professionnelle
  • Uniquement des théâtres secondaires ? La numérisation du rapport au monde
  • L’âge et les soins
  • Mort

Chapitre 7 : La mise à disposition comme nécessité institutionnelle : la dimension structurelle du conflit fondamental

« La dynamique de la vie sociale est justement produite par les fronts en déplacement constant du conflit entre le disponible et l’indisponible. Mais comment cela se produit-il dans le détail ? J’aimerais étudier cette question en m’appuyant sur cinq tendances fondamentales de la vie sociale » (pages 108-109).

  • « Nous ne pouvons pas nous le permettre » : la contrainte de l’optimisation
  • « Et puis quoi encore ? » : la logique de la bureaucratie et la règle d’équité
  • « Qui est responsable ? » : la règle de transparence et l’obligation de rendre des comptes
  • « J’ai payé, cela m’est dû » : marchandisation et judiciarisation
  • « Mais que vous les effleuriez, les voici immobiles et muettes. Toutes les choses, vous me les tuez » : la pensée identificatrice comme principe opérationnel fondamental

Chapitre 8 : L’indisponibilité du désir et le désir de l’indisponible

« Si la modernité vise à rendre le monde disponible, cela tient avant tout à l’idée et à l’exigence de le rendre disponible pour notre libido » (page 125)

« Ma thèse est que la structure fondamentale du désir humain est un désir de relation : nous voulons atteindre ou rendre atteignable quelque chose qui n’est pas « à notre disposition » » (page 129).

Chapitre 9 : Le retour de l’indisponible sous la forme de monstre

« Si les réflexions qu’on a pu lire jusqu’ici dans ce livre ont pu donner l’impression que le monde était devenu disponible d’une manière illimitée pour les sujets de la modernité tardive, il ne s’agit à coup sûr que de la moitié de la vérité. Car les processus de mise à disposition ont un revers aussi puissant que paradoxale : à bien des égards, le « monde de la vie » dans la modernité tardive devient de plus en plus indisponible, opaque et incertain. Avec pour conséquence le retour de l’indisponibilité dans la vie concrète, mais sous une forme modifiée et angoissante, comme une sorte de monstre qui se serait créé lui-même » (page 133).

« L’idée centrale de ce chapitre de conclusion se polarise ici comme dans un miroir ardent : l’indisponibilité issue des processus de mise à disposition produit une aliénation radicale. Le programme moderne d’extension de l’accès au monde, qui a transformé ce dernier en un amoncellement de points d’agression, produit donc de deux manières concomitantes la peur du mutisme du monde et la perte du monde : là où « tout est disponible », le monde n’a plus rien à nous dire ; là où il est devenu indisponible d’une nouvelle manière, nous ne pouvons plus l’entendre parce qu’il n’est plus atteignable » (page 140).

Conclusion

Évoquant la peur et la frustration exprimées « contre la vie et la société, ainsi que le désespoir que nous inspire un monde qui, pourtant, nous est ouvert et disponible dans une mesure qui n’a pas de précédent historique », Harmut Rosa peut conclure : « Tous ces phénomènes ne tiennent pas à ce qui nous est toujours refusé, mais à ce que nous avons perdu parce que nous en disposons et que nous le dominons » (page 141).

Le livre refermé, revient une interrogation sur son titre : à première lecture, « rendre le monde indisponible » revient à reconnaître qu’il doit y avoir une part d’auto-limitation dans la mise à disposition du monde. Mais en deuxième lecture, quand surgit l’indisponibilité monstrueuse des dispositifs modernes qui provoquent le silence du monde, « rendre le monde indisponible », c’est peut-être tout simplement l ‘accomplissement de « se rendre comme maître et possesseur de la nature ».

Et ensuite ? Accélération, aliénation, résonance, indisponibilité… Que nous est-il permis d’espérer de la part d’Hartmut Rosa ? Nous attendons la publication de Versuch über das Gemeinwohl et surtout sa traduction française ; nous en avons déjà un aperçu avec son intervention au Symposium du 30 janvier 2019 : « L’art d’écouter. Deaccelerating Our Way of Life». Il nous faudra alors croiser, dans une optique politique, sa conception du bien commun avec les travaux de François Flahault.

Je me permets de rappeler la note de la fin de l’introduction de l’Anthologie du revenu universel : « nous avons vraiment conscience qu’il faudrait beaucoup plus qu’une anthologie pour discuter de façon approfondie de la manière dont un socialisme authentique – libéré de tout fondamentalisme économique – devrait rediscuter de l’articulation entre héritage révolutionnaire (liberté, égalité, fraternité) et résolution de la « question sociale », à la fois pour étudier avec précision quelle place l’individu devrait prendre dans une société qui serait vraiment « sociale » et pour redéfinir une « démocratie » qui ferait de l’entretien et de la protection permanentes de la « volonté générale » un objectif explicite de son organisation politique. Mais cela devrait être l’affaire d’un futur projet éditorial.« 

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