Article paru dans le numéro 42 de la revue suisse romande de la décroissance -Moins ! dont le thème principal portait sur la gratuité. Cet article s’articule autour de 2 axes : l’un, polémique, consiste à refuser la tendance chez certains décroissants à défendre une proposition contre une autre ; le second consiste à repenser la gratuité non pas à partir de la rareté mais tout au contraire à partir de l’abondance.
La croissance n’est pas simplement un indice économique, c’est un monde : une société, une éthique, une économie politique, une technoscience, un mode de vie, une psychologie… Par conséquent, il serait naïf de ne l’attaquer que d’un seul côté en croyant avoir trouvé LE pilier dont l’effondrement suffirait pour saper tout l’édifice. Voilà pourquoi la décroissance se présente comme une théorie générale qui défend un ensemble cohérent de mesures politiques pour revenir démocratiquement sous les plafonds (aujourd’hui allégrement franchis) de la soutenabilité écologique afin de retrouver des modes de vie décents (socialement) et responsables (écologiquement). Voilà pourquoi, individuellement, chaque décroissant – dans ses engagements – pourra manifester ses préférences (réduction du temps de travail, agroécologie, plafonnement des patrimoines, fiscalité écologique, revenu inconditionnel, relocalisation, abolition des dettes infâmes, gratuité, sortie du nucléaire, partage des tâches ingrates, désargence, démocratie à taille humaine…) tout en faisant attention de rester à la fois bienveillant (vis-à-vis des décroissants qui choisissent d’autres engagements) et hypercritique (vis-à-vis de lui) : ne pas « jouer contre son camp », ne jamais cesser de s’inquiéter de manquer de radicalité et de ne pas assez déconstruire son imaginaire colonisé par celui de la croissance.
Cette déconstruction peut commencer par s’opposer au récit standard qui justifie économiquement et anthropologiquement la croissance : à l’origine serait la rareté (des ressources) confrontée à l’insatiable désir humain du toujours plus (la pleonexia) ; la croissance serait alors le seul moyen d’apaiser – pour un temps – notre frustration permanente. Beaucoup de manuels d’économie de base reprennent alors la définition de l’économiste français François Perroux : « L’économie est la lutte contre la rareté » 1. Pourtant chacun peut constater que si la décroissance se définit d’abord par la limitation des « ressources » alors elle reste prisonnière du monde de la rareté, qui est celui de la croissance ; comment sortir de ce piège ? En repensant l’économie à partir de l’abondance plutôt que de la rareté ; en repensant la notion même de « limitation ».
La première piste peut être suivie du côté de ce que George Bataille dans La part maudite nomme « économie générale » ; car la Terre est un système ouvert qui reçoit du Soleil une abondance d’énergie que la vie terrestre se charge de dissiper. Selon lui, une part de cette dissipation est « servile » et sert à garantir la survie (pour passer au-delà de la misère) ; reste la « part souveraine » dont une partie sera toujours excédentaire (au-delà du plafond de la « sobriété ») : « Toujours dans l’ensemble une société produit plus qu’il n’est nécessaire à sa subsistance, elle dispose d’un excédent. C’est précisément l’usage qu’elle en fait qui la détermine » 2. Voilà pourquoi les coordinateurs du récent ouvrage Vocabulaire de la décroissance écrivent avec tellement de justesse : « Même dans une société de sujets frugaux dotée d’un métabolisme réduit, il y aura toujours un excédent, qui devra être dépensé si l’on veut éviter de réactiver la croissance », alors « le binôme sobriété personnelle/dépense sociale doit remplacer le binôme austérité sociale/excès individuel » 3. Si l’existence de la « rareté » est le produit de l’organisation sociale alors de deux choses l’une, soit la part d’excédent reste le privilège de quelques-uns, soit le Commun se la réapproprie. C’est cette dernière voie du Commun que doit suivre la décroissance.
C’est pourquoi la seconde piste consiste à accepter le cadre que les Amis de la Terre appellent « espace écologique » et qui consiste à toujours penser une double limitation définie par un plancher et par un plafond : dans ce cas-là, la liberté s’exerce non pas hors mais entre les limites. Par exemple en matière de condition sociale, il faut s’apercevoir qu’il y a deux façons d’être « hors du Commun » : la misère de ceux qui manquent du nécessaire et la richesse pour ceux qui privatisent les excédents. Le Commun est alors très exactement ce qui se situe entre misère et richesse : ce que les décroissants nomment « pauvreté volontaire ».
Quand l’économie s’occupe l’excédent alors il ne s’agit ni de chercher à passer de la rareté à l’abondance (c’est la voie de la croissance et du productivisme, de gauche comme de droite) ni de s’accommoder de la rareté (c’est la voie quelquefois empruntée par les antiproductivistes ou les catastrophistes) : mais de poser la question de la répartition, entre garantie de l’indispensable et dépense de l’excédent.
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Le récit standard de l’économie une fois déconstruit et la « limitation » dédoublée en plancher et plafond, il devient alors plus facile de faire des propositions en faveur d’une démarchandisation généralisée.
Reprenons l’apport de Karl Polanyi 4 qui explique que la croissance repose sur la capacité de l’économie à transformer en marchandises ce qui n’a été ni produit, ni produit en vue de la commercialisation : l’activité, la nature et la monnaie. Et c’est ainsi que la marchandisation de l’activité humaine a donné le travail, celle de la nature la terre, et celle de la monnaie 5 l’argent. Ces « quasi-marchandises » sont alors évaluées par leur prix : le salaire, la rente et l’intérêt. A contrario, la décroissance passera par une triple démarchandisation qui, dans une économie redéfinie à partir de l’abondance, pourra enfin retrouver la question fondamentale pour une économie remise à sa place, au service de la vie sociale : Qu’est-ce qui entre l’indispensable et le superflu devrait être ou bien échangé, ou bien partagé ?
Cette question n’a de portée qu’à condition de cesser de confondre entre « échanger » et « partager » (ou de ne faire du partage qu’un échange tronqué) : l’échange relie des propriétaires (privés ou non) ; le partage se fait à partir du Commun ; c’est celui qui partage son gâteau qui doit dire « merci » au receveur car c’est ce dernier qui lui permet de rendre ce qu’il s’était indûment approprié. Dans une société décente, il y aura du partage et des échanges, du gratuit et de la monnaie. C’est précisément ce que tente de concilier les propositions convergentes de gratuité et de revenu inconditionnel (RI) 6, dans la perspective d’une économie sans croissance :
- Pour qu’il y ait du Commun, il faut exclure l’exclusion, celle subie de la misère et celle volontaire des « riches ». Le plancher de l’indispensable doit s’articuler à un plafond des revenus et des patrimoines : pas de RI sans revenu maximum.
- Un tel revenu (la part qui revient à chaque membre d’une communauté parce qu’il y participe, qu’il y appartient, qu’il partage la vie sociale) peut se matérialiser en 3 parts : une part de gratuité, une part de monnaie locale 7, et une part de « monnaie publique » 8.
- La discussion collective essentielle consistera à bien préciser quels types de biens relèveront du partage et de la gratuité, lesquels seront échangés au moyen de monnaies locales, lesquels circuleront sur des marchés, locaux ou non : les clefs de cette discussion porte sur les critères de la rivalité et de l’exclusivité 9.
Le champ de la gratuité devrait prioritairement s’exercer en deçà du plancher de l’indispensable mais aussi – de façon contre-intuitive – au delà du plafond des surplus. Devrait être gratuit tout ce qui relève de l’indispensable (alimentation, logement, santé, éducation, transport, culture…) mais aussi tout ce qui relève de la dépense somptuaire (la fête, l’architecture, la cérémonie…) et commune : tout ce qui doit être partagé. De la monnaie – qu’elle soit locale ou publique – relèverait tout ce qui doit être échangé. La nature, l’activité et la monnaie cesseraient ainsi d’être mal-traitées comme des marchandises.
Mais suffira-t-il de penser l’économie à partir du partage des excédents et de l’espace écologique pour empêcher tout retour de l’accumulation ? Comment se cacher l’implacable résilience du capitalisme à tout récupérer à son profit ? Si aujourd’hui l’économie dirige la politique alors la décroissance devra retrouver le contrôle du politique sur l’économie, ce n’est pas gagné, ce n’est pas perdu.
_____________________Les notes et références
- Il résume là la définition plus savante de l’économie fournie par Lionel Robbins, « L’économie est la science qui étudie le comportement humain en tant que relation entre les fins et les moyens rares à usages alternatifs », Essai sur la nature et la signification de la science économique (1932).[↩]
- George Bataille, La part maudite (1949), réédition au Points-Seuil n°20 (1974), page 155.[↩]
- Vocabulaire de la décroissance, ouvrage coordonné par Giacomo D’Alisa, Frederico Demaria, GiorgioKalis, Le passage clandestin (2015), pages 459 et 462.[↩]
- Karl Polanyi, La Grande Transformation, Gallimard (1983), page 102 sq.[↩]
- Dans les sociétés archaïques, la « monnaie » n’est pas d’abord l’outil des échanges mais ce qui permet de matérialiser les liens symboliques qui font communauté. Lire de Jean-Michel Servet, Les monnaies du lien, 2012.[↩]
- En 2009, nous avions « inventé » la proposition d’une Dotation Inconditionnelle d’Autonomie (DIA), pour s’apercevoir assez vite qu’il fallait plutôt l’intégrer dans une proposition de revenu inconditionnel (RI) : http://decroissances.ouvaton.org/2010/02/23/d-i-a-et-r-i/ . Entretemps, la piste de la DIA a été retravaillée par les amis français du PPLD.[↩]
- Une « monnaie locale » ne peut être une « monnaie » que si elle rompt avec l’argent ; en acceptant d’être localisée, compartimentée (non fongible), fondante, fléchée.[↩]
- Il faut entendre par là une monnaie qui échappe à la création par les banques mais dont la fonction est d’assurer les échanges et les rééquilibrages entre les territoires, par la mutualisation.[↩]
- Cette discussion est ébauchée, dans la seule perspective de la gratuité par Bruno Cordier et Paul Jorion dans le dernier numéro de la revue de Paul Ariès, Les Z’Indigné.e.s, février 2019.[↩]