Il faut reconnaître la dimension déconcertante du mouvement des gilets jaunes (GJ). Sans difficulté chacun peut constater un premier paradoxe : d’une part, il possède un potentiel de refus qui pourrait évoquer l’une des deux dimensions de la définition que Cornelius Castoriadis donnait de la révolution : son émergence et sa spontanéité imprévisibles ; mais d’autre part (et « en même temps »), il faut aussi admettre qu’il ne remplit pas du tout la seconde condition, c’est-à-dire sa dimension imaginaire, en vue d’une auto-institution de la société par elle-même.
A cause de cela, ce mouvement n’est pas un « mouvement social » si on entend par là un mouvement qui revendique, explicitement ou non, une vision « autre » de la société : ce sont des individus en mouvement. C’est pourquoi il faut partir d’eux (1).
1. Ce que vivent les GJ c’est une décroissance, subie, dans laquelle il n’y a aucune sérénité mais juste de la souffrance. De la souffrance d’abord individualisée.
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- Cela fait bientôt un siècle que l’on pourrait dire que le capitalisme n’a plus besoin de producteurs mais de consommateurs (2). C’est à leur sujet qu’Hannah Arendt exprimait sa fameuse prophétie : « Ce que nous avons devant nous, c’est la perspective d’une société de travailleurs sans travail. On ne peut rien imaginer de pire ». Mais aujourd’hui le capitalisme financiarisé n’a même plus besoin de consommateurs ; de ce point de vue, les GJ apparaissent comme des consommateurs privés de pouvoir d’achat.
- Cette privation subie est bien décrite dans le reportage écrit de Florence Aubenas (3). Ecouter aussi, dans « Les pieds sur terre » du 14 janvier 2019, la décroissance subie par les victimes du surendettement (11:15) : « J’ai fait un choix par obligation ».
- Si le capitalisme n’a plus « besoin » de producteurs ou de consommateurs c’est parce qu’il peut se suffire d’individus dépolitisés qui ont intériorisé les contradictions d’un capitalisme fictif dans un monde de plus en plus régi par le principe de virtualité (4) : d’où la souffrance (5).
- L’individualisation contemporaine est d’abord une intériorisation : dans une société contradictoire les individus intériorisent les contradictions de « la vie en société » (6).
2. Cette souffrance ne fait pas une politique: sans en nier la réalité, il faut prendre garde à ne pas se précipiter et prendre d’éventuels désirs révolutionnaires pour des réalités. Citons encore Cornelius Castoriadis : « il faut insister sur une autre idée fausse profondément ancrée dans le mouvement « de gauche”. L’idée d’un privilège politico-historique des pauvres. C’est un héritage chrétien. La logique et l’expérience historique montrent que l’idée d’un tel privilège est absurde, que les vrais “pauvres” seraient plutôt enclins à courber l’échine devant les dominants » (7). Il faut d’autant moins se raconter que les GJ auraient un imaginaire révolutionnaire que leur imaginaire économique est encore celui de la société de consommation. Psychologiquement, leur sentiment d’injustice tient davantage du ressentiment que du cri d’indignation (8). Socialement, ce sont d’abord des individus qui subissent la « séparation » (John Holloway) et le mépris (Axel Honneth) et qui ne vivent les liens sociaux – hors travail – que sous les formes asociales et technicisées que sont la voiture et les « réseaux sociaux » : même si tous les commentateurs n’ont cessé de mettre en avant le caractère hétérogène et hétéroclite du mouvement, comment ne pas avoir relevé qu’ils ont quasiment tous en commun de (se) manifester « pour la première fois ». Politiquement, ce mouvement relève donc d’une réaction 2.0 dans une société décalée depuis des années vers sa droite (9).
3. Mais le point fort de ce mouvement des GJ c’est ce qu’on pourrait appeler son « devenir-peuple ». Depuis les premiers barrages de novembre 2018, le mouvement a évolué et a gagné une dimension politique qui lui manquait à ses débuts. D’un rassemblement d’individus juxtaposés, il a acquis un potentiel collectif. A un premier niveau, c’est la découverte de la convivialité (10) ; c’est une découverte fondamentale car c’est précisément la convivialité qui constituerait le fondement d’une société résultant d’une décroissance choisie. Mais plus politiquement c’est la maturation des revendications qu’il faut relever. D’une certaine façon, le pouvoir en place a au moins compris cela ; il suffit d’écouter aujourd’hui les monologues présidentiels devant les maires réunis pour s’apercevoir comment Macron ne manque pas une occasion de tenter de revenir à un niveau infra-politique : les 80 km/h par exemple. Il n’empêche que ce sont des revendications fortement politiques qui sont mises en avant : le référendum d’initiative citoyenne, le rétablissement de l’ISF… Ce devenir-peuple des GJ a même par moments confiné au génie politique : la visibilité du gilet jaune, le blocage des nœuds de circulation et l’utilisation des réseaux, le refus des « vedettes », l’insolence de leurs parleurs lors des débats permanents des chaînes infos, leur priorité accordée au vécu sur les rationalisations verbeuses des experts (11).
Ce devenir-peuple les a préservés pour le moment d’une récupération par les partis prétendant parler « au nom du peuple ». Ni le RN ni LFI n’ont réussi cette récupération pour une simple raison : ils prennent leur désirs pour des réalités quand ils croient que les GJ ont d’emblée formé un « peuple ». Ce contresens de la part des partis politiques prétendant pourtant critiquer le système est essentiel d’un point de vue décroissant car il révèle un contresens sur la nature même de ce qu’il faut comprendre par « société ». Pour le système dominant actuel, une société est une addition d’individus qui sont réunis artificiellement par la valeur-travail : les hommes vivraient en société parce que, en vue de la production, l’union fait la force. Cette vision d’une société comme ensemble d’individus liés par le travail est partagée par tous les partis de la vie politique française : du RN à LFI, des LR au PS, sans oublier LReM. Les décroissants proposent au contraire une rupture radicale avec ce monde à l’envers : c’est à partir de la vie sociale que la vie individuelle peut prendre un sens (12).
4. Mais ce « devenir-peuple » du mouvement des GJ est menacé : par la violence. C’est aussi le pari du pouvoir que de faire passer les GJ pour des casseurs et des radicaux (13) : confondant le monopole de la violence légitime avec le monopole de la violence, le gouvernement réitère provocations verbales et violences policières. De l’autre côté, il y a incontestablement un usage de la violence : du blocage de la circulation aux violences rituelles de chacun des « actes » hebdomadaires.
Pour autant, il faut affirmer qu’il n’y a là aucune symétrie, pour deux raisons. La première est morale : aucune violence première ne peut justifier la mise en place de la spirale mortifère de la violence. La seconde est pragmatique : « C’est nous, l’institution, qui fixons le niveau de violence de départ. Plus la nôtre est haute, plus celle des manifestants l’est aussi », reconnaît un ancien haut responsable des forces de maintien de l’ordre (14). La messe est dite : de ce point de vue, l’ordre républicain devrait avoir la maturité d’assumer toutes ses responsabilités et cesser d’inverser l’origine de la violence (15).
Le devenir-peuple du mouvement des GJ est menacé par la violence. Par un niveau rarement atteint de brutalisation policière : il s’agit bien d’une stratégie politique délibérée (16). Les comparaisons des bilans avec les mouvements récents de contestation sont édifiantes et prouvent sans discussion une asymétrie des forces et des victimes entre manifestants et gens d’armes (17). Il ne faut pas cacher que cette stratégie du choc policier vise non seulement la baisse du soutien populaire aux mouvements mais aussi la démoralisation du GJ de base, sinon son exaspération, qui ne seront alors que des variantes de la dépolitisation précédant leur mouvement (18).
5. La violence n’est jamais la solution, elle sera toujours le problème. Les décroissants n’ont pas à se raconter qu’ils pourraient en quelque façon profiter du mouvement des GJ. Si les GJ subissent la décroissance alors il serait bien inconséquent de croire que la décroissance leur serait inconsciemment désirable. Les décroissants n’ont donc pas à se déguiser en GJ. Les points de désaccords sont nombreux et profonds : sur le rôle de la technique, sur la place du travail, sur le rapport à l’écologie. Cela ne leur interdit pas de participer à ce devenir-peuple d’individus dépolitisés qui sont en train de faire la double expérience de la convivialité et de l’agir collectif : d’abord parce qu’ils pourront l’expérimenter à leur propre niveau et l’appliquer ensuite à notre propre mouvement. Le rond-point en ce sens tient autant du bar associatif que de l’université populaire autogérée.
Mais surtout les décroissants doivent reconnaître la puissante délétère de la violence dans la constitution d’un collectif : de ce point de vue, il s’agit bien de rompre avec toute cette vision matérialiste de la violence comme moteur de l’histoire. Qu’elle vienne d’en bas ou d’en haut, qu’elle soit ascendante ou descendante, la violence provoquée interdit l’auto-institution d’une société par elle-même. Cette prise d’autonomie politique nécessite en effet des conditions de lenteur, de calme, de convivialité pour permettre à chacun de se sentir porté par un collectif. Au contraire, la violence fera toujours le jeu d’une sorte de compétition virilisée entre candidats-meneurs : c’est pourquoi la thèse d’un bon usage de la violence est toujours le fait de ceux qui croient encore que c’est aux avant-gardes éclairées d’éduquer le peuple.
La violence sera toujours une nasse (19) politique : collaborer à la provocation ou bien provoquer la résistance, les décroissants devraient avoir choisi.
Références
1. Ces individus participent davantage de « la vie en société » que de la « vie sociale » (François Flahault). Leur individualisme se produit dans une société composée d’individus juxtaposés qui semblent ignorer qu’ils vivent en société (Marcel Gauchet).
2. Dany-Robert Dufour, La Cité perverse (2009), en particulier les §§ 154 et suivant.
3. https://www.lemonde.fr/societe/article/2018/12/15/sur-les-ronds-points-les-gilets-jaunes-a-la-croisee-des-chemins_5397928_3224.html?xtmc=&xtcr=2
4. Je propose (http://decroissances.blog.lemonde.fr/2019/01/19/les-tyrans-du-moi-post-moderne/) de remplacer ce que Freud nommait « seconde topique » et pour laquelle il écrivait : « Nous comprenons pourquoi nous nous écrions “Ah la vie n’est pas facile” » par une troisième topique non freudienne dans laquelle le Moi serait tyrannisé par les pulsions du CA, les séductions du Moi idéal et les fictions d’un principe de virtualité.
5. La souffrance de la réification et le mouvement des gilets jaunes, par Benoit Bohy-Bunel, http://www.palim-psao.fr/2018/12/la-souffrance-de-la-reification-et-le-mouvement-des-gilets-jaunes-par-benoit-bohy-bunel.html
6. « Dès lors que le paradigme de la croissance sans limite est socialement accepté… même les pauvres sont conduits à intérioriser le langage dominant, devenant les agents de leur propre destruction », écrit Majid Rahnema, Quand la misère chasse la pauvreté, page 399, 2003.
7. Cornelius Castoriadis, Une société à la dérive (2005), page 242.
8. De ce point de vue, ils manifestent d’ailleurs plus de maturité politique que les auto-nommés « indignés ».
9. La référence au poujadisme est plus pertinente que celle à mai 68. Manifester le samedi, éviter soigneusement les lieux de production : on est très loin de la grève.
10. « Depuis quand sa vie ne lui avait pas semblé si excitante ? Laisser le téléphone allumé en rentrant à la maison. Ne plus regarder les dessins animés avec la petite, mais les infos. Parler à des gens auxquels elle n’aurait jamais osé adresser la parole », écrit Florence Aubenas à propos d’Adélie, 28 ans, chômeuse.
11. « On peut ruser avec les autres, inventer des rêves où ils s’estompent — la « France réelle », le prolétariat pur — on ne peut refuser d’écouter quelqu’un qui parle de sa vie. Il y a au moins un sujet sur lequel les autres sont souverains juges : leur sort, leur bonheur ou leur malheur. Chacun là-dessus est infaillible », écrivait Maurice Merleau-Ponty en 1955, Signes.
12. ↑ En 2017 et 2018, les (f)estives organisées par la MCD ont prix pour cible la critique de l’individualisme. Positivement, il s’agit de la défense d’une vision coopérativiste de la vie sociale.
13. Comme si la radicalité était une injure politique alors qu’elle n’est que la demande d’un retour aux racines de la vie politique !
14. Cité par Laurent Bonelli, Le Monde diplomatique, janvier 2019, page 13.
15. Mais les vaillants petits soldats députés de LReM ne manquent jamais sur les plateaux télévisés de la société spéculaire d’attiser les braises de la violence mimétique.
16. Pierre Douillard-Lefevre, L’arme à l’œil, violences d’État et militarisation de la police (Le bord de l’eau, 2016).
17. Sur le site Reporterre : Le terrible bilan de deux mois de violences policières, https://reporterre.net/Le-terrible-bilan-de-deux-mois-de-violences-policieres
18. Le pari est de retrouver la martingale de la présidentielle 2017 : réduire le débat politique à un face-à-face avec des opposants chez qui il suffit de flatter les tentations caudillesques.
19. La « nasse », ou l’importation du « kettling », https://lundi.am/Kettling
Bonjour,
J’ajouterais un commentaire sur la 5ème thèse, celle concernant la violence. Il y a quelques jours Juan Branco a publié un ouvrage « Crépuscule » dans lequel il décrit en quoi le système politique français est verrouillé par l’oligarchie des ploutocrates. Il a lui même été un nourris du palais; étudiant à l’ENS promis à une carrière au sein des ministères, il prend aujourd’hui en charge la défense juridique des GJ. Selon lui la violence reste la seule méthode efficace pour construire le politique, E. Macron ne défendant pas des idées mais bien des intérêts. Ceci m’évoque la théorie des contraires d’Héraclite. De la contradiction découle tout ce qui existe. La vie elle-même a pour contradiction la mort. L’uniformisation politique autour d’un système verrouillé contraint toute forme de contradiction à s’évanouir. Cette absence de dialogue entre deux pôles créée un fort déséquilibre. Si l’on interprète comme suit le raisonnement d’Héraclite, l’extrémisme du pouvoir oligarchique donne naissance à son négatif. Les GJ en sont peut être une ébauche parmi d’autres. Le feu du logos qui est à la fois fondateur et éternel symbolise le dynamisme de l’existence. Après tout, la politique est-elle possible sans violence? Alors qu’aujourd’hui la disparition du politique entraîne la fin de la société, n’est-il pas nécessaire de faire preuve d’une extrême violence?
Cordialement
Que la violence (sociale) soit à la fois une cause et un moteur de la politique, il ne faut pas le contester. Mais 1/ ce n’est ni la seule cause (on peut supposer, comme je le défends par ailleurs, une sociabilité naturelle de l’homme : à l’origine d’un authentique sentiment d’exister) ni le seul moteur (ne devrait-on pas retrouver la force du Droit comme puissant levier politique de transformation ?). Et 2/ la violence ne fournit aucun idéal, aucun horizon, ni même le moindre objectif : alors, à moins de réduire la politique au seul jeu cynique des rapports de force, cela veut dire tout simplement que la violence… ne mène à rien.
Je rajoute : réduire l’usage de la violence à celui d’un moyen au service d’une fin qui le dépasserait, c’est retrouver le bon vieil adage de « la fin qui justifie les moyens ».
Il me semble beaucoup plus positif de nourrir sa résistance non par la jouissance toujours potentielle de la violence mais par la mise à jour de la « transcendance intramondaine » (voir page 44-45 de mon Politique(s) de la décroissance) qui nourrit tout rejet, tout contestation. Car dans tout « non », il y a espérance d’un autre « oui ». C’est ce « oui » sous-jacent à tout « non » qu’il faut formuler, exprimer : la politique est précisément cet espace où une telle expression doit avoir lieu.