Je mets en ligne la version longue d’une tribune publiée sur Reporterre, mais dans une version très écourtée et modifiée.
Le débat sur le revenu de base, allocation universelle, garantie, minimum… fait son entrée fracassante dans le débat politique, en tous cas parmi les candidats de gauche. Paradoxalement, il n’est pas certain que les partisans anciens de cette proposition puissent s’en réjouir quand on sait le goût des politiques pour le rétropédalage et le passage à la moulinette de la moindre mesure un tant soit peu radicale. Il est vrai néanmoins que cela change des débats précédents dans lesquels les adversaires de la proposition faisaient assaut dans les manières de rendre impossible toute discussion sérieuse : amalgames, caricatures, rhétorique réactionnaire au complet, sophismes. Cependant même les partisans d’un revenu socialisé ou d’une de ses variantes, peut-être par souci précipité de « faire nombre » avant de « faire sens », font souvent l’économie d’un exposé parfaitement clair sur ce qui rend possible un débat : car une proposition politique est un moyen explicite pour atteindre un objectif précis au sein d’un cadre idéologique le plus clairement défini.
Les amis de la décroissance font partie des plus anciens défenseurs de cette proposition. Certes ils ne sont pas tous des inconditionnels du revenu inconditionnel (RI), mais pour un très grand nombre d’entre eux, cette proposition est tout à fait cohérente avec leur critique à la fois écologiste, socialiste et démocratique du monde de la croissance. Montrons-le dans le but avoué d’apparaître au moins comme des inconditionnels du débat en faveur d’un revenu inconditionnel (doublement) suffisant (RIS) : et à tous ceux que cette proposition n’agrée pas, qu’ils formulent une autre proposition le plus précisément possible, ensuite qu’ils acceptent d’en discuter !
Au sens le plus large, un revenu inconditionnel (RI) serait une somme d’argent versée, de la naissance à la mort, périodiquement, de manière individuelle, sans aucune contrepartie, à tous les membres d’un territoire. Mais pour les décroissants, il faut absolument que la proposition ne courre aucun risque d’être le moins du monde confondue avec une des variantes libérales ; il faut donc écarter trois risques : la monétarisation de toute activité d’utilité sociale, un montant insuffisant qui ne serait qu’une aubaine accordée au Capital (tant administrativement qu’économiquement), une mesure coupée d’une politique beaucoup plus générale portant sur la richesse. C’est pourquoi, nous ajoutons que : 1/ le versement pourrait être effectué en trois parts : Nous ne sommes pas favorables à ce que tout le revenu inconditionnel soit distribué seulement en gratuités, même si elles sont la juste fourniture mutualisée des moyens de base dont chacun a besoin pour s’émanciper. Car toute gratuité doit anticiper trois « dommages » intrinsèques : fléchage, flicage et gaspillage. Il faut donc en passer aussi par la monnaie : les pistes de la « monnaie publique » (refuser la création monétaire au secteur bancaire et la réserver à une autorité monétaire contrôlée par le « public ») et des monnaies locales (la lenteur et la proximité plutôt que le gain et la liquidité à tout prix) doivent être explorées. ; 2/ Le montant doit être décent. 3/ Pas de RI (plancher) sans revenu maximum inconditionnel (plafond). Ce triple ajout fait passer du RI au revenu inconditionnel (doublement) suffisant (RIS). Comment le défendre ? Surtout, quel est l’objectif, quels en sont les cadres ?
C’est à une société juste, responsable et démocratique de garantir à tous ses membres une existence décente. Nous voulons bien vivre, réellement, et ensemble. Ce qui fait « société » ce n’est pas la liberté de chacun de ses membres de « vivre comme il l’entend », c’est la vie commune au sein d’un monde commun ; voilà notre traduction « communiste » ou « radicalement égalitariste » de la vieille demande d’« une vie bonne au sein d’une société juste ». Par conséquent, l’intérêt émancipatoire d’un RIS est directement la visée d’une société sans misère, ni exclusion, ni exploitation.
Voilà pour l’objectif ; dans quels cadres ?
En tant qu’écologistes, nous pensons qu’il faut commencer par remettre l’économie à sa place : il faut surtout qu’elle cède sa (première) place à l’écologie. Notre compréhension écosystémique de ce qu’est une organisation politique de la vie humaine se concrétise par une série d’emboîtements : c’est à l’économie de s’insérer dans la Biosphère. Mieux, car entre l’économique et l’écologique, nous insérons le social (René Passet). C’est pourquoi, au moment de comparer notre proposition de RIS avec une mesure qui prétendrait atteindre le même objectif, la première question qui nous vient n’est pas « Comment financer ? » mais « Est-ce écologiquement soutenable ? ». Autant dire que quand nous écoutons des propositions de retour au plein-emploi, nous ne pouvons nous empêcher de nous interroger : alors que les plafonds de soutenabilité sont déjà dépassés, est-il responsable de poursuivre sur la voie du toujours plus de dépassement ? En tant que décroissants, c’est-à-dire en tant qu’objecteurs de croissance qui nous posons politiquement la question de la transition pour repasser sous les plafonds de soutenabilité, nous espérons explicitement que le décrochage entre revenu et emploi porté par le RIS aura des effets de désincitation au travail.
En tant qu’écologistes, les questions de l’emploi et du financement ne sont pas premières, voilà notre pacte de responsabilité ! Cela ne nous interdit pas, une fois affrontée la soutenabilité écologique, de les reposer. Pourquoi pas en effet une réduction drastique du temps de travail : non pas travailler moins pour travailler tous, mais travailler (peut-être) tous pour tous travailler moins. Quant au financement d’un RIS à 1000 €/mois : En France, le PIB par habitant est d’environ 34 000 €/an. Nous comparons ce chiffre avec le revenu disponible moyen (le « niveau de vie ») : environ 24 000 €/an. C’est donc économiquement tout à fait possible mais : 1/ la différence signifie qu’en moyenne la totalité de la production ne revient pas à la totalité des producteurs ; 2/ la proposition du RI est alors politiquement une revendication qui porte sur ce qui doit revenir légitimement à chacun : un revenu, c’est un dû !
En tant que socialistes, nous n’adhérons pas du tout à la fable bourgeoise de la reconnaissance sociale par le travail. La question n’est pas du tout de savoir si un travailleur peut ou non quelquefois éprouver de l’estime de soi – heureusement que oui –, c’est celle de savoir pourquoi les « travaillistes » se montrent si effrayés devant la proposition du RIS : « Mais alors plus personne ne voudra travailler ? » Comment mieux admettre (avouer) que le travail est d’abord une activité contrainte et pénible ?
En tant que socialistes, nous ne croyons pas non plus à cette autre fable bourgeoise selon laquelle « seul le travail serait la source de la valeur ». Nous pensons au contraire que tout membre d’une société, quelle que soit son activité (du moins tant qu’elle n’a pas été invalidée socialement et juridiquement comme « illicite »), contribue déjà à ce qu’il est de coutume d’appeler sa « richesse ». Voilà pourquoi nous bondissons quand nous lisons autant de contresens : « La juste notion serait de définir ce qu’en échange d’un « revenu universel » j’aurais à fournir comme labeur universel ! » Mais, chers amis travaillistes, c’est l’inverse qui est la réalité : nul besoin de réclamer un « labeur » puisqu’il est déjà là comme condition même de possibilité d’une société, la contribution de tous à la production, la conservation et la protection d’une société est déjà la condition sine qua non de sa persévérance dans son être. Voilà pourquoi l’existence de la société précède l’existence de ses membres. Et oui, en plus de ne plus être « travaillistes », nous ne sommes pas non plus des « individualistes ». Il faut quand même beaucoup de mauvaise foi (ou de « vie abstraite ») pour laisser croire que seuls les « travailleurs » par leur « travail » contribueraient à la production réelle de la « richesse » ; comment ne pas voir la parenté de cette illusion avec celle que se racontent les « riches » pour justifier leur appropriation indécente de la plus grosse part de la valeur ajoutée ?
En tant que décroissants, écologistes et socialistes, nous ne nous résignons pas à réduire l’économique à la seule question de la production (de valeur). Pour les libéraux, l’économie s’occupe avant tout de la production ; quant au reste peu leur importe : puisque la nature serait une ressource inépuisable, puisque la justice sociale ne serait qu’un mirage (Friedrich Hayek), puisque les coûts des pollutions devraient être mutualisés aux dépens des consommateurs et des habitants. Bref, une économie « hors-sol ». Tout au contraire, pour les décroissants, qui n’ont pas une telle foi en l’économie, il faut doublement ré-encadrer la production : en amont, par l’extraction. En aval, par la distribution, la consommation, et enfin la (di)gestion des déchets. C’est ainsi que nous déplaçons le centre de gravité de l’économie : la question économique centrale n’est pas celle de la production mais celle de la distribution. On produit déjà beaucoup plus que ce que peut supporter notre planète : en 2016, le « jour du dépassement » était le 8 août ! Le scandale c’est que même ce « trop » semble incapable, aujourd’hui, de s’occuper de tous ceux qui n’ont pas assez : un humain sur dix vit avec un revenu de moins de 2 dollars par jour. Voilà pourquoi la revendication du RIS est à la fois une critique du « travaillisme » et un égalitarisme radical.
En tant que décroissants, écologistes et socialistes, nous encastrons le social dans ce que les Amis de la Terre nomment « espace écologique », défini par un plafond et par un plancher. Il ne peut pas y avoir de société commune, pas de vie commune, quand certains s’approprient illégitimement des revenus et des patrimoines « hors du commun ». Voilà pourquoi les décroissants, sans cacher en effet un goût pour la limitation en tant que telle, combattent en faveur d’une double suffisance du RI. Oui à un revenu minimum inconditionnel : quand ce n’est pas suffisant, il faut que la société s’organise pour que chacun, sans condition, ait assez pour réaliser ce qu’il conçoit être sa « vie bonne », en tenant compte de ses capacités. Oui à un revenu inconditionnel maximum : « Ca suffit, vous possédez trop, il faut que ce trop « revienne » dans l’espace du commun. » Voilà pourquoi notre revendication du RI est celle d’un revenu inconditionnel (doublement) suffisant (RIS).
Beaucoup de nos amis écologistes et socialistes qui affichent leur opposition au RIS traitent leurs partisans d’« idiots utiles » du libéralisme et du capitalisme. Nous croyons avoir esquissé quelques arguments pour montrer que nous ne méritons pas de telles « objections pénibles ». En même temps, nous finissons par nous demander si nos critiques sont aussi écologistes ou socialistes qu’ils le prétendent. Alors nous tendons encore la main à la discussion et nous suggérons quelques pistes pour les accompagner dans un processus de sevrage de leur « économisme » et autre « travaillisme » : et si nous commencions par discuter d’un droit inconditionnel au temps partiel, d’un réel partage des tâches pénibles, d’un droit inconditionnel à une retraite d’un montant unique à partir (au maximum) de 60 ans, d’une sécurité sociale professionnelle garantie en cas de perte de ce que l’on appelle aujourd’hui « emploi » financée par une fiscalité drastique sur les « profits » ?