Voici ce que j’avais préparé pour le café-débat organisé par les amis de Décroissance44, à Nantes, le 21 décembre. Mon intervention y a plutôt été fidèle. De la discussion qui a suivi, je retiendrais évidemment le point délicat de la critique que je porte quant à la véritable portée des alternatives concrètes : comment passer le (premier) cercle de l’entre-soi sans revenir aux solutions toutes faites de la ressemblance avec le monde dont on affirme vouloir sortir ? Mais le moment le plus fécond me semble avoir été celui où la question du bonheur, comme question politique, est devenue centrale. C’est bien là, me semble-t-il toute l’audace de la décroissance : si nous défendons des valeurs telles la sobriété, le partage, la convivialité, c’est bien parce qu’une satisfaction durable (solide parce que solidaire) est notre horizon.
La décroissance, à la lettre et dans l’esprit
Ce que dit « décroissance »
A l’heure où personne ne croit plus sincèrement que la croissance puisse revenir résoudre le moindre problème, à la même heure où les conversions subites à l’objection de croissance[1] se multiplient, n’est-il pas temps de clarifier encore une fois le terme de « décroissance » et son usage ?
Car même en ce pôle de radicalité proclamée que prétend être la décroissance, le danger de la « consensusite » guette. Négativement, cela revient à s’interdire d’exprimer la moindre thèse claire et minoritaire. Inversement, cela revient à n’entrer en dialogue qu’à partir d’une position déjà consensuelle. Du coup, un pseudo-dialogue n’a plus lieu qu’entre des thèses soi-disant différentes et évidemment toute tentative de sortir du consensus est d’emblée dénoncée comme irresponsable, irréaliste et intolérable. Au contraire, nous faisons pleinement nôtre la distinction[2] que faisait Martin Luther King entre une « paix négative » (qui fait taire les tensions pour mieux imposer un gloubi-boulga fade) et une « paix positive » (qui résulte de la formulation et de la discussion des conflits).
Nous ajoutons même que la fable de la priorité du « faire nombre » sur le « faire sens » – la fable de l’unitude – ne se contente pas de méconnaître son impuissance et son échec permanent mais que, avant d’échouer, ses égarements n’auront fait que renforcer le monde qu’elle prétendait dénoncer et combattre.
C’est ainsi qu’une discussion, aussi nécessaire soit-elle sur ce que « décroissance » dit, reste encore aujourd’hui dans le brouillard et la confusion. Pire, toute tentative de prendre ce terme en son sens littéral semble refusée par certains qui n’en continuent pas moins de se définir comme « décroissant ». Nous prétendons, tout au contraire, que c’est en prenant le terme de décroissance « à la lettre » que l’esprit de l’objection de croissance sera réellement défendu : et pour cela, il ne faut pas hésiter à marquer les différences entre « décroissance », « objection de croissance » et « a-croissance ».
Il faut arrêter avec la « décroissance » comme « mot-obus » ou « slogan »
Il faut reconnaître que pour celui qui prend un premier contact avec beaucoup des textes canoniques de la « décroissance », la voie ne va pas être dégagée. Dès le début d’une discussion qui réunit les contributeurs d’un ouvrage collectif[3], on peut lire : « Fallait-il choisir un mot à consonance négative » et la confusion – par ce que nous appelons le syndrome de l’adjectivation – ne manque pas de répondre : « Cependant, c’est un mot trop économique »… et il faut alors le « décliner avec des mots traduisant les valeurs ». Dans ce qui est pourtant l’une des meilleures introduction à la décroissance[4], les auteurs commencent par reconnaître d’importants désaccords… suivant leur propre sensibilité en faveur de l’objection de croissance ou de la décroissance ». Dans une bonne première approche de la décroissance[5], l’auteur ne manque pas de répéter sans guère de critique que « la décroissance n’est pas une croissance négative, c’est avant tout la sortie de la religion de la croissance, une « a-croissance » ». Il faut dire qu’il ne fait que reprendre ce que celui à qui nous devons tant n’a cessé d’affirmer[6] : « cela voudrait dire « avancer en reculant » ».
Comment s’y retrouver, comment ne pas sans cesse prendre un terme pour un autre ? Comment, surtout, ne pas se résoudre à donner raison à ce que ne manque pas d’écrire avec cohérence un objecteur de croissance[7], au mieux favorable à une « décroissance sélective » : « Pour comprendre pourquoi « décroissance » a été préféré à « anti-croissance » ou à « objection de croissance », il faut pousser plus loin l’examen… Il faut en débattre… Mais autant être clair… Si les tenants de la décroissance clarifiaient leur analyse sur ce point, cela les conduirait à creuser une question sur laquelle ils restent légers : l’avenir de l’emploi et de la protection sociale »[8].
Alors, soyons clairs dans nos définitions : ce qui va revenir à se contenter de définir la « décroissance » d’abord comme une « décroissance économique »[9].
Décroissance = décroissance économique et comme aujourd’hui (principe de réalité) l’économie est le monde alors la décroissance est un monde.
Le PIB, l’empreinte écologique et ce qui doit décroître
Notre critique écologiste a seulement besoin d’une corrélation entre un indice économique et un indice écologique : nous n’avons pas tant besoin d’indicateurs économiques ou écologiques que d’une indication politique sur l’économie et l’écologie.
Pour l’économie, bien sûr tout le monde connaît les critiques[10] qui sont adressées au PIB, et pourtant c’est seulement d’une indication globale, grossière et surtout aveugle à toute évaluation qualitative dont nous avons besoin :
- Parce que la croissance est un « monde » et faire croire qu’un tri entre une bonne croissance et une mauvaise croissance est souhaitable relève de l’écran de fumée. Il faut savoir jusqu’où un objecteur de croissance est capable d’aller pour abandonner son imaginaire de la croissance. Comment ne pas en déduire que la notion de « décroissance sélective » relève de cette rhétorique de l’oxymore que nous sommes pourtant si prompts à dénoncer chez les autres ?
- Parce que si nous disposons d’une indication économique corrélée à une indication écologique, le jour où cette indication dépassera encore la capacité de soutenabilité, ce sera encore de la sur-croissance. Quand bien même son contenu ne serait que de la production souhaitable, conviviale, bonne, juste et saine, et bien il faudra encore décroître économiquement pour repasser sous le plafond. Nous ne pouvons pas d’un côté nous moquer des propagandistes du développement durable[11] et de l’autre faire semblant d’ignorer que même entre bisounours hyper-conscients du buen vivir nous ne pourrons pas conserver le niveau de vie du Nord global[12].
- Pour l’écologie, nous avons d’abord besoin d’une indication qui puisse se traduire en termes de « plafond » sous lequel il va falloir redescendre. Et en cela l’indication de l’empreinte écologique (EE) est politiquement suffisante : parce qu’elle peut se traduire très facilement et très pédagogiquement en termes de « planète ». Que chacun compare les deux arguments suivants[13]. 1/ En France, compte tenu de l’augmentation de la population, le facteur 4 est devenu, pour chacun d’entre nous, un facteur 5,2 : il s’agit en effet de passer des 9,5 t d’Eq CO2 par habitant de 1990 à 1,8 t d’Eq CO2 / habitant pour 2050, ce qui fait 490 kg d’Equiv. carbone)/ habitant, soit moins de 2 allers-retours Paris-NY en avion/personne. 2/ Si chaque habitant de la planète vivait comme un États-unien moyen, il faudrait l’équivalent de 5,3 planètes comme la nôtre pour subvenir de manière pérenne à nos besoins. Sans commentaire ?
- Bien sûr cette indication fournie par l’EE peut recevoir de nombreuses critiques, justes et pertinentes[14]. La littérature là dessus est abondante.
- Mais l’essentiel est de nous fournir une indication qui prouve de façon difficilement contestable que la surproduction et la surconsommation provoquent un dépassement de la capacité de la nature à se reconstituer. C’est là que se joue d’abord la décolonisation de l’imaginaire. Il sera bien temps ensuite de se disputer sur les chiffres, même si dès maintenant nous savons que l’EE peut induire en erreur tant sur la véritable nature que sur la gravité des problèmes écologiques.
- D’autant que cette indication par l’EE nous fournit trois résultats suffisants pour faire de nous des décroissants : 1/ L’empreinte écologique de l’humanité (2,3 ha/hab) est supérieure à la biocapacité mondiale (1,8 ha/hab). 2/ Les inégalités sont extrêmement fortes. L’empreinte écologique d’un États-unien est de 9,6 hectares alors que celle d’un Afghan dépasse à peine 0,1 hectare, soit un écart de 1 à 100 ! 3/ Depuis les années 1970, la croissance économique continue d’être la croissance des dégâts écologiques et sociaux, mais elle ne provoque plus aucune croissance de la qualité de vie[15].
Il se peut que cette argumentation puisse paraître grossière et naïve aux théoriciens de l’économie et de l’écologie mais l’enjeu n’est pas là. Politiquement, il faut même leur retourner la question : expliquez-nous comment, une fois validés vos indicateurs alternatifs, vous traiterez la question du dépassement des plafonds et surtout que proposerez-vous effectivement pour redescendre à des niveaux de soutenabilité ? Expliquez-nous quel type d’organisation sociale vous proposerez…
Les oxymores et les fables : deux poids, deux mesures
Toutes ces confusions n’auraient peut-être pas beaucoup d’importance si la moindre idée motivante suffisait à produire son effet mobilisateur. Mais tel n’est pas du tout le cas. Parce que ces confusions fécondent dans l’esprit de beaucoup de « décroissants » tout une série de fables, entretenues par tout une série d’oxymores.
C’est là qu’il s’agit d’être un minimum cohérent : ce que l’on raille chez les autres, il vaut mieux l’éviter chez soi. Il y a de bonnes raisons d’ironiser sur le « développement durable », sur la « croissance verte », sur la « flexisécurité »… Mais en quoi cela suffirait-il à nous autoriser à utiliser nos propres fariboles ?
- La « richesse » peut-elle, en même temps et sans confusion, continuer à définir une passion capitaliste et désigner une alternative au capitalisme, quitte à expliquer que la richesse spirituelle serait la « vraie » richesse[16] ? Beaucoup d’entre nous ont lu l’essai de Majid Rhanema[17] dont le sous-titre propose de « ré-inventer la pauvreté ». C’est là tout autre chose que de « reconsidérer la richesse ». M. Rhanema reprend la distinction thomiste entre « pauvreté » (le manque du superflu) et « misère » (le manque du nécessaire). En tant que décroissants, nous devons refuser en même temps la misère et la richesse, pour défendre la pauvreté. Nous pouvons justifier ce double refus par le cadre de ce que les Amis de la Terre nomment « espace écologique » (cadre défini par un plancher et un plafond). La décroissance économique, c’est le retour sous le plafond de la richesse (l’abondance des biens marchands) pour rester au dessus du plancher de la misère (la pénurie des biens non-marchands et des biens relationnels).
- L’abondance qui est aujourd’hui la récompense capitaliste pour le goût du gain peut-elle être sauvée si elle devient « frugale » ? Bien sûr nous avons lu et relu les livres de Marshall Sahlins et de Pierre Clastres[18] et nous sommes prêts à admettre que « l’économie primitive » a été un « âge d’abondance ». Nous sommes même prêts, dans nos rêves d’une société d’a-croissance, à admettre qu’on y retrouvera une sorte d’« abondance » qui aujourd’hui passerait pour de la « frugalité ». Mais la période de transition qui nous fera sortir de l’abondance-récompense/pénurie-punition capitaliste ne sera pas un new age d’abondance. Elle sera une période de sevrage (à la publicité, à la mode permanente du moderne, à l’accélération) qui ne sera pas particulièrement facile à vivre. C’est pourquoi nous ne voyons pas trop l’utilité de continuer à parler encore et encore d’abondance[19] comme s’il fallait à tout prix que les humains ne cessent d’y rêver. D’autant qu’une société a-croissante s’inscrira dans les limites de la soutenabilité. Peut-on sans contradiction défendre une « abondance frugale », critiquer les illusions cornucopienne, répéter que « moins, c’est mieux » ?
- D’une façon générale, ces oxymores cachent que la décroissance ne sera pas « heureuse ». Elle ne peut pas l’être parce que le bonheur est la satisfaction quand elle est durable ; alors que la décroissance ne veut pas être durable puisqu’elle est seulement une transition. Cette transition ne sera pas une partie de plaisir et ce sera déjà très bien si elle est psychologiquement sereine et politiquement démocratique. Il n’y a là nul goût pour une « décroissance austéritaire », juste la reconnaissance que la « très haute pauvreté » peut être une règle de vie[20], parce que la décroissance ne devra être qu’une parenthèse.
Ces oxymores entretiennent malheureusement la confusion entre l’objectif (le projet) d’une société d’a-croissance et la transition (le trajet) par la décroissance. Ce qui du coup risque de fausser d’emblée toute tentative d’entreprendre sans attendre une telle transition. Politiquement, confondre l’objectif et la transition, c’est prendre ses désirs pour des réalités, c’est mettre la charrue avant les bœufs, c’est mettre en préalable ce qui ne sera que l’effet espéré.
Car ces oxymores entretiennent des illusions sur ce que pourrait être cette transition, nourries par tout une série de fables [21].
Nous avons déjà évoqué la fable de l’unitude.
La fable de l’essaimage. Marx s’en moquait comme d’une « révolution sur 15 km² ». Fondée sur la suffisance de l’exemplarité, elle dispense au mieux les décroissants individualistes de se poser la question du passage au collectif. Au pire, elle leur fait définir ce « collectif » comme une simple juxtaposition des mêmes, en produisant une « dissociété » par ceux-là mêmes qui prétendent « refaire société » !
La fable de la préfiguration de la société idéale par nos « alternatives concrètes ». Nous avons expliqué ailleurs[22] comment ce mirage relève de la « consolation » : consolation qualitative devant la maigreur du bilan quantitatif de nos alternatives, consolation temporelle quand nous constatons que de notre vivant nous ne verrons guère nos attentes se réaliser.
La fable de la bifurcation, qui s’adresse en fait plus aux spectateurs de l’Histoire qu’à ses acteurs, prétend que le carrefour vers une société sans croissance serait devant nous. Mais ce qui est vrai, et quiconque se lance dans la réalité des expérimentations le sait, c’est que nous avons plutôt affaire à une buisson d’hésitations, d’erreurs et d’essais[23]. Ce ne sera qu’après coup, quand les voies auront été tracées que nous saurons que tel embranchement était une bifurcation, mais pas avant !
Comment ne pas remarquer que ces fables « vont toujours dans le même sens : elles font toujours naître la société… de la raison et de la volonté des individus »[24]. Elles ne semblent pas s’apercevoir que toute compétition, par un darwinisme social plus ou moins bien réfléchi, présuppose des compétiteurs isolés et juxtaposés. Autrement dit, loin de toute considération éco-systèmique qui suppose plutôt la coopération que la compétition, mettre en préalable des individus juxtaposés finit toujours par aboutir à la légitimation d’une sorte de compétition. Si donc les décroissants veulent réellement rêver une société fondée sur le partage, il faudrait qu’ils approfondissent davantage le « lâcher-prise de soi » (surtout s’ils affirment que le changement personnel est un préalable à tout changement politique).
« Décroissance » est d’abord le nom d’une philosophie politique
C’est donc un contre-sens sur ce qu’est une organisation sociale qui sous-tend ces fables entretenues par des oxymores inventés pour éviter d’avoir à prendre la décroissance au sens littéral de « décroissance économique ».
A contrario, commencer par définir la décroissance comme le négatif de la croissance non seulement ne nous enfermera pas dans un paradigme économique mais obligera les décroissants à proposer quelle type d’organisation sociale ils envisagent dans des sociétés d’a-croissance.
Cette démarche non seulement évitera les contorsions formulées par les oxymores mais sera cohérente avec une perspective de transition clairement articulée à partir de trois moments :
- Le moment du rejet du monde la croissance. Il est là primordial de comprendre que ce qui est rejeté c’est un monde dans lequel la société est encastrée/engluée dans l’économie. C’est ainsi que la compréhension littérale de la décroissance comme décroissance du PIB corrélée à un retour de l’empreinte écologique sous le plancher de l’espace écologique n’interdit absolument pas de rejeter l’économie et son monde. Ce rejet indique en contrepoint que le monde dont nous rêvons sera un « monde libéré de l’économie » et de ses « passions tristes » que sont le goût du gain et la peur de la faim : nous rêvons d’ores et déjà d’un monde organisé par le partage et la souveraineté alimentaire. Le suffisant plutôt que le gain, l’appétit plutôt que la faim (ou la gourmandise).
- Le moment du projet, celui d’un monde d’a-croissance. Difficile même de l’ébaucher car les décroissants souhaitent précisément que ce monde résulte d’une co-construction instituante[25]. Pourtant comment ne pas constater – sans tomber dans les fables – que toutes nos résistances, de façon plus ou moins réflexive ou implicite, sont toujours guidées par une conception sous-jacente de la vie bonne. Ce que nous devrions déjà entamer, ce sont des échanges francs sur ce que chacun attend d’un tel monde fondé sur l’autonomie et la sobriété, dans la promesse d’une société heureuse sans domination ni exploitation. Heureux sera un tel monde dans lequel il sera suffisant d’objecter à la croissance !
- Mais en attendant, il faut affronter les difficultés du trajet, de la transition : celles de la décroissance au sens littéral. Heureusement que ce moment ne fait pas, au sens propre, société car nous le souhaitons le plus court possible. Tant que la société de croissance organisée autour de l’extractivisme, du productivisme, du consumérisme et du déchetisme existera, nous y résisterons au nom de la décroissance : pas plus, pas moins. Un décroissant n’est qu’un objecteur de croissance qui affronte la question difficile de la transition en vue d’un objectif, celui d’une société libérée de l’économie.
- Je rajoute que ces trois moments devront particulièrement faire attention à ne pas retomber dans des variantes de l’individualisme : Puisque « même dans une société de sujets frugaux dotée d’un métabolisme réduit, il y aura toujours un excédent, qui devra être dépensé si l’on veut éviter de réactiver la croissance », alors « le binôme sobriété personnelle/dépense sociale doit remplacer le binôme austérité sociale/excès individuel ». Voilà la question politique propre à éviter aux décroissant.e.s toute rechute dans l’individualisme : « Il nous faut réfléchir aux institutions qui seront responsables de la socialisation de la dépense improductive et des manières dont les surplus en circulation seront limités et épuisés »[26].
Concluons d’abord en faisant l’hypothèse que l’oubli de la source politique parmi les sources de la décroissance a contribué à l’occultation de la question politique du trajet.
- Il est « classique » de distinguer grosso modo deux sources principales de la décroissance. 1/ Une source « culturaliste » qui regroupe les sources anti-consumériste (Ivan Illich), anti-utilitariste (Serge Latouche) et anthropologiques (de l’écologie intérieure à la simplicité volontaire). 2/ Une source « naturaliste » qui regroupe les sources écologistes (de la défense de l’environnement à l’anti-extractivisme) et la source bio-économique (Nicholas Georgescu-Roegen). Certes.
- Mais cet inventaire oublie que beaucoup de décroissants se définissent tels parce qu’ils sont d’abord impliqués dans des formes alternatives et concrètes[27] de vie qui trouvent une filiation dans le socialisme utopique[28], c’est-à-dire dans le socialisme qui refusera le socialisme scientiste, travailliste et productiviste de Marx et de Engels et qui choisira d’emblée d’explorer la voie de l’Association, par les coopératives, les mutuelles, les associations. Cette voie a toute une tradition d’expérimentations minoritaires : « colonies » d’Owen, phalanges de Fourier, Icaries de Cabet, Familistère de Godin, naturiens de la fin du 19e siècle, mouvement « hippie » des années 70 et aujourd’hui les « alternatives concrètes ».
- Pour penser et agir la transition par la décroissance, les trois sources ont chacune leur apport qu’il s’agit de croiser sans les opposer. 1/ La source « culturaliste » alimente une critique de la société de consommation : une croissance infinie dans un monde fini est absurde. De ce point de vue, la croissance n’est pas souhaitable et produit une société de frustration, faussement motivée par la publicité… 2/ La source « naturaliste » alimente une critique de la société de production : une croissance infinie dans un monde fini est impossible. De ce point de vue, la croissance n’est pas soutenable et produit une société d’exploitation et de domination, autour de la valeur-Travail. 3/ La source « politique » alimente une critique généraliste de « l’organisation sociale » en tant que telle. Une croissance infinie dans un monde fini n’est ni juste ni décente. La force politique de cette source, c’est qu’elle s’appuie davantage sur l’argument « du quand bien même » que sur des arguments « de la nécessité »[29]. Quand bien même la nature offrirait des « ressources » infinies et inépuisables, quand bien même nous disposerions de richesses sans limites, et bien nous ne trouverions aucun avantage à l’actuelle organisation sociale basée sur la compétition, la rivalité, l’égoïsme, la guerre de chacun contre chacun. Nous désirons tout au contraire une société organisée par ces vertus humaines que sont l’entraide, l’amitié, la générosité, la loyauté, la bienveillance, l’honnêteté.
Concluons enfin. Dans cette décroissance politique « de plein gré », nous n’avons pas à nous raconter que la décroissance sera heureuse, qu’elle fera déjà société. La simple décroissance économique suffira à renforcer cette sérénité dont il faudra nous contenter : nous nous réjouirons de retourner dans les limites dont la nature a besoin pour se poursuivre, nous ne pleurnicherons pas de nous trouver trop nombreux pour permettre à chacun d’avoir sa propre voiture.
Ces précisions terminologiques – rejet/trajet/projet, objection de croissance/décroissance/a-croissance – fournissent surtout aux décroissants le vocabulaire de leur maturité politique. Certes il ne faut pas être dupe du spectacle électoraliste de la politique. Mais il ne suffit pas de dénoncer la politique politicienne pour prétendre « faire de la politique » même « autrement ». La question politique est celle de la transformation sociale, écologique et démocratique de la société, c’est toujours celle de la transition. Non seulement la décroissance au sens le plus littéral possible pose cette question mais surtout elle la pose en termes d’organisation sociale. Ce qui signifie qu’aussi nécessaires que soient le changement personnel et l’accord de son dire et de son faire, ils ne suffisent pas : surtout s’ils se placent en condition suffisante de la question sociale. Ceux qui en sont restés à cette dimension personnelle ne devraient pas prétendre faire de la politique alors qu’ils continuent, à leur insu nous l’espérons, de renforcer l’individualisme généralisé dont se nourrit le monde de la croissance.
[1] De la « nouvelle donne » de Dominique Méda à Thomas Coutrot, porte-parole d’Attac…
[2] Vincent Cheynet, Décroissance ou barbarie, Le pas de côté (2014), page 50.
[3] Objectif décroissance, sous la coordination de Michel Bernard, Vincent Cheynet, Bruno Clémentin, Parangon (2005), pages 205-213.
[4] La décroissance en 10 questions, Denis Bayon, Fabrice Flipo, François Schneider, La découverte (2010), page 15.
[5] Nicolas Ridoux, La Décroissance pour tous, Parangon (2006), page 92.
[6] Serge Latouche, Petit traité de la décroissance sereine page 21.
[7] Jean Gadrey, Adieu à la croissance, Les petits matins (2010), page 115.
[8] Sur cette dernière critique, nous nous contenterons de faire remarquer que si effectivement nous les décroissants nous étions plus clairs, cela nous éviterait ces fausses critiques.
[9] Vincent Cheynet, Le choc de la décroissance¸Seuil (2008), page 59. Stéphane Lavignotte, La décroissance est-elle souhaitable ?, Textuel (2009), page 57.
[10] Dominique Méda ne manque de les rappeler dans son interview récente à Mediapart : « Cet indicateur est indifférent à la proportion de la population qui consomme et qui produit. Il comptabilise de la même manière les productions utiles et celles qui sont toxiques. Et surtout, il ne dit strictement rien des évolutions du patrimoine naturel (qualité de l’air, de l’eau, des sols…) et de la cohésion sociale. » Mais si elle était un peu plus « politique », elle se serait rendu compte que nous ne cherchons qu’une corrélation.
[11] Ni la pseudo-substituabilité des facteurs ressources/capital, ni l’économie immatérielle, ni l’efficience de l’économie circulaire ne permettent de décorréler croissance économique et irrespect de l’environnement.
[12] La décroissance comme décroissance du PIB est donc une croissance négative : ce qui ne va pas signifier « avancer en reculant » mais juste que le chiffre qui indiquera la croissance sera un chiffre négatif. Et au rythme de –2%/an, cela divisera le PIB par 2 en 35 ans !
[13] Exemple que j’emprunte à une savante discussion sur une mailing-liste d’Attac.
[14] http://ecorev.org/spip.php?article792
[15] « Toutes les études menées sur la question des rapports entre bonheur et croissance économique convergent vers la conclusion suivante : au-delà de 12000 à 15000 € annuels de revenu moyen par tête, il n’existe plus aucune corrélation entre richesse monétaire et bonheur. Ce chiffre est celui du revenu moyen des Français en 1970. Et les études écologiques montrent que ce niveau de richesse est, lui, en effet universalisable sans mettre en péril la survie de la planète », reconnaît le non-décroissant Alain Caillé, L’idée même de richesse, La découverte (2012), page 31.
[16] Remarquons que le même « geste » qui conserverait un « bon sens » de « richesse » s’appuie implicitement sur une dévalorisation du « matériel » au profit du « spirituel ».
[17] Majid Rhanema, Quand la misère chasse la pauvreté, Actes sud (2004 en poche).
[18] Marshall Sahlins, Age de pierre, âge d’abondance, NRF (1976). Pierre Clastres, La société contre l’Etat, Minuit (1974), Recherches d’anthropologie politique, Seuil (1980)..
[19] Etymologiquement « abonder » c’est « déborder », c’est dépasser les limites « vers l’infini et au-delà », selon le leitmotiv de Buzz l’Eclair.
[20] Giorgio Agamben, De la très haute pauvreté, Rivages poche (2013).
[21] Au contraire des fables du capitalisme qui sont performatives, les fables des anti-capitalistes détruisent les conditions mêmes d’une transformation sociale et écologique effective.
[22] Michel Lepesant, Politique(s) de la décroissance, Utopia (2013), chapitre 11.
[23] Ibid., chapitre 9.
[24] François Flahault, Le paradoxe de Robinson, 1001 nuits (2003), page 109.
[25] Beaucoup de pistes à traduire concrètement et à discuter dans Commun, de Pierre Dardot et Christian Laval, La découverte (2014).
[26] G. Kallis, F. Demaria et G. D’Alisa dans leur Epilogue à Décroissance, Vocabulaire pour une nouvelle ère, Le passager clandestin (2015)
[27] Ainsi dans l’article consacré à la décroissance de l’Encyclopaedia Universalis, Fabrice Flipo ne fait-il l’inventaire que des « sources théoriques ». Ce qui, du coup, l’autorise à alterner avec régularité les expressions de « décroissance » et « objection de croissance ».
[28] Nous serions prêts à faire nôtre le titre d’un ouvrage de Manuel Valls mais en le retournant complètement ;nous, nous dirions : « Pour en finir avec la vieille gauche.. et être enfin socialiste ! ».
[29] C’est cette source politique qui d’un côté rejette les critiques traditionnelles des économistes de gauche selon laquelle les décroissants auraient toujours oublié la « question sociale » et d’un autre côté justifie plus qu’une méfiance vis à vis de toutes ces formations de la gauche de la gauche qui en sont toujours à attendre le Grand soir des contradictions du capitalisme.