Participation au débat dans les colonnes du Journal La Décroissance, numéro 102 de septembre 2013. Avec des contributions de Miguel Benasayag, Jean-Pierre Lebrun, Serge Lellouche et Pierre-Emmanuel Neurohr. Je mets ici une réponse plus longue et je remercie le journal, et plus particulièrement Pierre pour l’attention qu’il a accordée à mes propos, lors de notre rencontre cet été à NDDL. [Bien évidemment, ma participation à ce numéro ne signifie pas que j’adhère à tout ce qui y est publié : je ne crois pas la transition soit un « piège à cons » et sur cette question précise (de la transition comme « dépolitisation ») je préfère l’angle d’attaque critique que le journal S!lence a commencé dans son numéro de septembre et qu’il reprendra en novembre ; mais j’ai beaucoup apprécié la chronique de Thierry Brulavoine sur « les couleuvres de la politique », ainsi que l’ITW sur la croissance perverse.]
Je suis absolument persuadé que cette dispute sur les mots repose sur des désaccords sur le fond et qu’elle occulte les discussions essentielles sur le sujet de la décroissance. Telle est la question fondamentale : peut-on rester simplement objecteur de croissance, ou doit-on opter pour la décroissance ? Je crois qu’aujourd’hui, le combat mené à l’intérieur d’une certaine gauche sur la critique de la croissance est très bien entamé – même si je ne dis pas qu’il est gagné. L’idée que la croissance n’est pas la solution à nos problèmes se répand, même au sein du PS. Mais il existe des divergences essentielles :
- Certains disent que la croissance n’est pas la solution par nostalgie, parce qu’ils constatent tout simplement qu’elle ne reviendra pas. C’est le degré zéro de la décroissance.
- Un deuxième étage regroupe ceux pour qui la croissance n’est pas la solution mais qu’elle est au contraire un problème : même si elle revenait, ils n’en voudraient pas. Eux ne sont que des objecteurs de croissance : ils disent adieu, halte, arrêt de la croissance, mais ils aimeraient en rester là où nous en sommes aujourd’hui. Le seul problème, c’est que nous avons dépassé les seuils de soutenabilité écologique, et cela depuis quarante ans. Il est trop tard pour être bien sûr en faveur du développement durable, mais il est aussi trop tard pour être seulement objecteur de croissance, pour ne faire qu’arrêter le train. J’aurais rêvé de n’être qu’objecteur de croissance, mais cela n’aurait pu être possible qu’en 1970, quand nous n’avions pas encore dépassé les seuils.
- Aujourd’hui nous devons aller plus loin : la décroissance nécessite au contraire un retour à des seuils soutenables. Et ce chemin est vu comme difficile, pénible. Il pose la question politique de la transition.
Seule la décroissance est une stratégie politique qui pose la question du trajet : comment passer d’une société de croissance à une société d’a-croissance ? Ce trajet est inéluctable. L’enjeu, c’est de le faire de façon démocratique, soutenable. Alors que ceux qui préconisent seulement d’arrêter la croissance espèrent encore continuer à vivre avec leur niveau de vie actuel et faire perdurer les inégalités.
Il faut oser le dire : la décroissance est une forme de recul : recul de la production, de la consommation, du pouvoir d’achat, du PIB, de l’empreinte écologique. Tous ceux qui refusent le terme en disant qu’il est négatif refusent cette forme de recul. Les intellectuels qui préfèrent utiliser d’autres mots, plus positifs, comme prospérité, plénitude, sont toujours prisonniers de l’imaginaire de la croissance, même s’il s’agit pour eux de la croissance du bonheur, du bien-être. Pour moi, le développement personnel n’est que la variante individualiste de l’imaginaire du développement. On reste dans l’idée que ce qui croît est mieux, et non pas que ce qui est mieux c’est l’harmonie, l’équilibre.
D’autres bottent en touche en accolant un adjectif à la décroissance : ils revendiquent une décroissance « sereine », « conviviale », « joyeuse ». Mais qui a déjà défendu une décroissance non sereine ? Non-conviviale ? C’est utiliser un pléonasme. Tous ces adjectifs sont l’opium de la décroissance. Ils laissent entendre que la décroissance ne va pas de soi. Cela montre une vraie difficulté à affronter le « dé- » de la décroissance : la diminution du PIB. Toutes ces tentatives visent à vider la décroissance de son contenu négatif.
Une autre variante consiste à parler de décroissance « sélective ». Comme s’il y avait des secteurs qui pourront décroître et d’autres qui continueront à croître. Mais croire qu’il pourrait y avoir une décroissance sélective, c’est ne pas avoir compris que la croissance est un monde, c’est ne pas voir la dimension systémique de la société de croissance.
Si on opte pour la décroissance, rien ne va être épargné, tout va être changé : c’est cette aventure, cette exploration du monde à venir qui donne de la joie et qui permet d’exprimer notre puissance d’agir, au sens de Spinoza : non pas une puissance d’expansion, mais une puissance qui nous conduit à « persévérer dans notre être ». La décroissance est une critique du monde tel qu’il est, mais aussi une volonté de conserver le monde, sans vouloir le figer dans le formol. C’est une rupture avec l’idée que « le nouveau c’est toujours mieux que l’ancien ». Non, il y a des choses qu’il faut continuer, qu’il faut protéger et conserver : des traditions, des pratiques, faire attention pas seulement aux générations futures, mais aussi aux générations passées, à ce qu’elles nous ont légué, prendre soin de la société dont j’hérite.