Tribune proposée au Journal Le Monde ; non publiée
La polémique fait-elle vraiment rage ? « Protégés » par un bouclier fiscal, les riches sont-ils aujourd’hui les nouveaux persécutés, harcelés par des prélèvements confiscatoires ?
Comment arriver à le croire quand, dans une même semaine, les news ne font au contraire que confirmer et entériner la légitimation des inégalités les plus iniques ?
L’ex-épouse bafouée d’un ex-dirigeant transalpin obtient par décision de justice une pension alimentaire de trois millions d’euros par mois, soit près de 100 000 euros par jour : comment peut-on encore continuer à qualifier une telle pension d’« alimentaire » ? Que veut dire « justice » dans ce cas ?
Le Conseil Constitutionnel vient de censurer, dans la loi de finances pour 2013, la taxation à 75% pour les revenus supérieurs à 1 million d’euros. Serait-il indécent de rappeler que le montant mensuel net du Smic pour 35 heures de travail (après déduction de la CSG et de la CRDS) est en décembre 2012 de 1138,36 euros ? Serait-il absurde de rappeler que le même Conseil Constitutionnel valide, dans le budget 2012 rectifié, un crédit d’impôts d’aide aux entreprises de 20 milliards d’euros, quand on sait parfaitement que ce type de « cadeau fiscal » aux entreprises n’est qu’une nouvelle aubaine en faveur du Capital et aux dépens du Travail ?
A l’annonce de cette nouvelle, le président de la Ligue de Football Professionnel s’est félicité de cette « belle et indispensable victoire collective ». Comment ne pas s’indigner quand la laideur des pires individualismes revendique la défense de la « beauté » et du « collectif » ?
Faut-il vraiment s’étonner d’une telle rhétorique footbalistique quand nous apprenons l’introduction dans le dictionnaire suédois du verbe « zlataner », une invention de nos Guignols de l’info? Et pour ceux qui l’ignorent, il signifie « dominer » ! Mais bien sûr, pour décrire l’invention permanente de nouvelles formes de domination, nous avions bien besoin d’un nouveau verbe !
Cette déroute des mots, celle qui déroule le tapis rouge sur la route des maux, atteint le comble de la confusion quand même les porte-parole de l’indignation ne font que renforcer, cran par cran, le progrès des indécences et le recul du sens commun. Dans une tribune, le producteur Vincent Maraval dénonce avec raison l’impéritie économique du cinéma français financé par l’argent public : « Dix fois moins de recettes, cinq fois plus de salaire, telle est l’économie du cinéma français. » Mais jusqu’où nos bras peuvent-ils tomber quand nous lisons, quelques lignes plus bas, que sous couvert de dénoncer un « système » il prend la défense de celui des héritiers, de cette nouvelle aristocratie des « fils de » ? Comment peut-on présenter comme modèle de vertu l’usage que le fils de Jean-Pierre Cassel fait de « son argent et son énergie » pour aider le fils de Kiki Picasso et celui de Costa-Gavras ? Faut-il alors s’étonner que cette tribune, vendue comme une « charge au canon », finisse en proposant une « idée simple », celle de plafonner les cachets des acteurs à 400 000 euros ? 400 000 euros, plus un intéressement aux bénéfices en cas de succès… commercial !
Mais tout cela n’est-il pas l’air du temps qui permet à la ministre des « affaires sociales » et de la santé de garantir un salaire plancher de 4600 euros mensuel pour les jeunes médecins acceptant de s’installer pendant deux ans dans un « désert médical » ? Que veut encore dire « social » quand il n’y a plus que la logique « libérale » des « affaires » ?
Comment reprocher aux uns de perdre tout bon sens dans l’évaluation d’un « plafond » quand d’autres nomment « plancher » ce qui n’est que « privilège » et aveu d’impuissance à conduire une véritable « politique » ?
Nous avons toujours su qu’il faut, mathématiquement, beaucoup de « pauvres » pour faire un seul « riche ». Mais dans un pays sans croissance qui continue pourtant d’en réciter le catéchisme, nous pouvons prévoir qu’il faudra de plus en plus d’« appauvris » pour que quelques-uns continuent de s’enrichir de plus en plus.
Ce qui signifiera de plus en plus d’indécences, de plus en plus d’irresponsabilités écologiques, de plus en plus d’injustices sociales, de plus en plus d’atteintes à la démocratie ; bref, de plus en plus de croissance…
De plus en plus de rage devant des polémiques faussées.
Michel Lepesant, du Mouvement des objecteurs de croissance (le MOC)