Voici l’article que le journal Le Sarkophage m’avait demandé et qui est paru dans l’édition de septembre 2010.
Les monnaies locales sont-elles la nouvelle mode de la mouvance alternative ? Est-ce un effet direct de la crise financière mondiale ? Des solutions locales pour un désordre global ? A moins que l’échec mou de la démarche descendante du SOL ait suscité des tentatives plus ascendantes ? De toutes façons, une monnaie, qu’elle soit « sociale », « complémentaire », « locale » 1, est-ce que ça ne restera pas toujours seulement du « fric » ?
D’autres monnaies possibles – Imaginer
Beaucoup d’entre nous ont déjà entendu parler des systèmes d’échange local (SEL) ; on y échange des services, des connaissances, on y recycle des objets. Plus qu’un troc multilatéral, un SEL est un système de crédit mutuel dans lequel la monnaie ne sert que d’unité de compte. Un « clou », un « galet » valent une unité de temps, par exemple une minute ; c’est ainsi qu’une heure de couture ou une jupe s’échangent contre une heure d’informatique. Un SEL est une monnaie parallèle à « logique citoyenne » ou d’économie sociale 2: c’est une monnaie « sociale » 3. Mais est-ce le cas pour toutes les monnaies parallèles ? Pas du tout, c’est une « logique politique » qui incitera une collectivité territoriale à émettre une monnaie pour redynamiser son économie. Dans le cas de bons d’achat à validité limitée ou des miles des compagnies aériennes, la logique est « lucrative ». Dans le cas de la carte à puce gratuite et pluriannuelle M’ra ! , diffusée par le Conseil régional de Rhône-Alpes 4, la logique est « sectorielle ».
Malgré le tournis qui peut nous saisir devant cette prolifération des qualificatifs attribués à ces monnaies, comment ne pas déjà constater que s’enclenche un processus de décolonisation de notre imaginaire monétaire : en dehors des monnaies nationales (ou supra-nationales) qui sont devenues des moyens de paiement généralisé, il existerait donc d’autres monnaies possibles qui n’ont pas vocation à étendre leur validité à toutes les marchandises, à tous les services, sur tous les territoires, pour tous les usages ? En dehors des SEL, pourrait-il exister des monnaies parallèles à logique citoyenne qui franchiraient le pas de l’émission monétaire, avec des billets qui s’échangeraient sur des territoires limités, pour des usages encadrés, dans des conditions démocratiquement définies ? Peut-on aller jusqu’à imaginer des monnaies qui non seulement rendront ridicule leur thésaurisation mais ramèneront la monnaie à une simple fonction d’échange ?
Si « imaginer » c’est fantasmer une rupture absolue, pure de toute compromission avec le monde réellement existant, alors il y a toutes les chances que tout espoir de transformation tourne au désespoir. Mais si « imaginer » d’autres mondes possibles, c’est savoir hériter des expérimentations passées alors la brèche entre passé et futur peut être comblée par des alternatives concrètes.
D’autres monnaies réelles – Hériter
Car l’histoire est pleine d’exemples de monnaies complémentaires 5 locales qui n’avaient pas in fine pour but de faire de l’argent : « leur existence est attestée en Europe occidentale sur une période de plus de mille ans, de l’an 800 jusqu’à 1800 environ » 6. C’est le cas, par exemple, des « méreaux » qui étaient généralement fabriqués en plomb, en zinc ou en cuivre et qui étaient émis par les autorités locales comme moyens d’échange dans la vie quotidienne et le commerce à courte distance.
Plus près de nous, au début des années 1930, ce sont les expériences rapidement interdites du Wära dans la région de Schwanenkirchen en Allemagne ; celle du conseil municipal de Wörgl (en Autriche) qui émet des « bons de premiers secours de Wörgl, certificat de travail en valeur » pour payer les ouvriers et les employés de la municipalité 7. En 1932 est mis en place en Suisse le WIR, système de paiement sans numéraire qui existe toujours avec plus de 60 000 PME 8. En Allemagne existe aujourd’hui le réseau REGIO qui regroupe 28 monnaies régionales, la plus connue étant le Chiemgauer 9.
Et en France ? En 1932, une « mutuelle nationale d’échange » fait circuler pendant trois années le « Valor » au sein d’un réseau privé. En 1956, c’est l’expérience de Lignières-en-Berry, dans le Cher 10. Et actuellement ? Né du séminaire « Monnaies Plurielles » organisé en 1999 par Transversales Sciences&culture, il y a le projet européen du SOL (pour solidaire) qui en est à sa quatrième année d’expérimentation 11. Mais surtout depuis le 23 janvier 2010, les « abeilles » circulent à Villeneuve sur Lot au sein d’un réseau d’une quarantaine de « prestataires » : une initiative citoyenne, autour de l’association « Agir pour le vivant » animée localement par Françoise Lenoble 12. D’autres projets – à Pézenas, à Aubenas – démarrent.
Finalement, on estime aujourd’hui qu’il existe dans le monde plus de 4000 expériences de monnaies complémentaires locales, pour l’essentiel sur le modèle des SEL 13.
Des chantiers à construire – Faire
Des monnaies complémentaires sont donc possibles ; mais ouvrent-elles vers d’autres mondes possibles ?
Acceptons d’emblée de décevoir tous les adeptes de la sortie pure, immédiate et définitive, du capitalisme et du productivisme, tous ceux-là qui, dotés d’une vision prophétique de la réalité, trient entre le bon grain de la rupture et l’ivraie de l’accompagnement : parce qu’une monnaie même locale, même démocratiquement encadrée, même affectée en priorité à des besoins de solidarité, c’est encore de la monnaie. Les projets de monnaies complémentaires, et plus encore si ces monnaies sont « adossées », c’est-à-dire convertibles en euros, sont des projets de transition. En réalité, la question est juste de savoir si cette transition qui, à la différence de la révolution, peut s’engager sans attendre, est celle d’un cercle vertueux ou non.
Car, les monnaies complémentaires locales, même convertibles, ont quelques arguments à faire valoir. Disons tout de suite qu’il s’agit d’un « buisson » 14 d’arguments et pas du tout d’un inventaire ordonné et hiérarchisé d’arguments, tous pointant vers l’objectif final.
Face au processus d’abstraction et de dématérialisation de la monnaie comme moyen de paiement universel d’une économie mondialisée et financiarisée, les monnaies complémentaires opèrent une rematérialisation et une concrétisation des échanges monétaires. C’est évident dans le cas des SEL : « dans de nombreux cas, les monnaies complémentaires sont d’abord créées pour que les habitants d’un quartier se parlent », va même jusqu’à écrire Bernard Lietaer. Mais ça l’est aussi quand il s’agit d’une monnaie convertible puisqu’elle circule dans un périmètre défini par une charte associative ou coopérative, en créant ainsi un marché privilégié, défini par des préférences collectivement discutées. Des produits et des services sont ainsi labellisés et un commerçant peut y voir son intérêt économique, tout en restant dans le cadre des exigences éthiques et environnementales de la charte.
La monnaie complémentaire est aussi un outil privilégié de relocalisation. Dans le cas d’une monnaie « adossée », c’est-à-dire d’une monnaie qui est « achetée » par l’utilisateur au prix d’un euro l’unité, un fonds de garantie vient doubler l’encours qui circule. Au lieu d’alimenter les circuits mondiaux, ce fonds de garantie peut être placé dans une banque coopérative, ou être affecté à des projets de micro-financements : dans tous les cas, la « banque locale » qui émet la monnaie garde la maîtrise sur les usages. Cet objectif de relocalisation peut être en particulier atteint par le mécanisme de la fonte (ou oxydation) : à échéance fixée, la monnaie perd un pourcentage de sa valeur. Non seulement la portée anti-spéculation de cette option est évidente mais elle est un puissant multiplicateur de la circulation de la monnaie puisque les possesseurs de la monnaie ont tout intérêt à ne pas la thésauriser. Est ainsi encouragée une croissance des (bons) échanges encadrés par la charte, c’est-à-dire éthiquement définis.
Peut-on imaginer plusieurs façons d’obtenir de la monnaie complémentaire ? En l’achetant contre des euros, moyennant une « prime à l’entrée » qui peut être négative dans le cas d’un engagement militant ou positive pour inciter à son usage. Mais, et c’est l’ambition du projet à Romans 15, une deuxième entrée est possible si l’on ne veut pas réserver la monnaie complémentaire à ceux qui ont les moyens de l’acheter : sur le modèle des Ithaca hours, une heure d’activité pourrait permettre d’obtenir des unités d’échanges : modeste remise en cause de la centralité de la valeur du travail salarié au profit de l’activité choisie.
Cette entrée-là est-elle juridiquement possible ? Comment ne pas l’assimiler à du « travail au noir » ? Comment étendre la sphère de l’autonomie sans marchandiser des échanges qui pourraient provenir du don/contre-don ? Comment garantir les montants ainsi affectés ? Autant de questions qui sont d’abord débattues démocratiquement au sein du groupe qui porte le projet. Et c’est là un nouvel atout en faveur de ce type d’initiative. Premièrement, il faut bien voir que le périmètre de la monnaie complémentaire s’intercalera entre la pure sphère économique marchande et la sphère publique de l’économie sociale, créant ainsi un « espace public de proximité » au sein duquel la participation démocratique peut être effective : la démarche n’est plus alors celle de l’affrontement, pouvoir contre pouvoir, mais plutôt celle de la reprise de responsabilité, de l’empowerment. Deuxièmement, la mise en œuvre de ces projets encourage une réappropriation de l’argent, en le remettant « à sa place », c’est-à-dire en réemboîtant l’économique dans le politique. De telles démarches favorisent toutes les innovations en matière d’organisation des discussions et des prises de décisions.
Enfin, la dimension de l’économie solidaire peut être renforcée si, comme l’y incite fortement Bernard Lietaer, une monnaie complémentaire se donne pour objectif de connecter des besoins insatisfaits avec des ressources inutilisées. Par exemple, un restaurateur ou un propriétaire d’une salle de cinéma, plutôt que de laisser des places vides ou de les vendre au rabais, a tout intérêt à accepter d’être payé en monnaie complémentaire. Une municipalité 16 pourrait s’emparer d’un tel projet citoyen et y collaborer en distribuant des « monnaies affectées » à certaines prestations 17, pourquoi pas dans le cadre d’un revenu inconditionnel attribué sous forme de dotations ou de gratuités administrées localement.
Chacun peut ainsi voir que les options sont nombreuses, que beaucoup dépendent de la densité démocratique du projet et qu’à partir de là, les variantes – tant dans les objectifs que dans les moyens – sont nombreuses. C’est pourquoi, de toutes les expérimentations collectives toujours menacées d’être des « systèmes d’enfermement local », les projets de monnaies complémentaires « adossées » sont peut-être ceux qui ont le plus fort potentiel d’ouverture.
Dans ces espaces publics de proximité ainsi ouverts, la question du sens de nos actes et des valeurs que nous y engageons peut être posée. Hors de tout dogmatisme hautain et moralisateur, les projets de monnaies complémentaires construisent des « situations » dans lesquelles sont favorisées la discussion plutôt que l’affrontement, la coopération plutôt que la compétition, la bienveillance plutôt que le chacun-pour-soi, la solidarité plutôt que l’égoïsme, la transparence plutôt que l’opacité, la démocratie générale plutôt que le laisser-faire, la décence plutôt que le mépris, etc. Manières de faire d’autres mondes, dans « la mesure des possibles ».
Maintenant, attention pour le groupe porteur d’un tel projet à ne pas chercher à courir tous ces lièvres à la fois, dans une course éperdue au « tout ou rien » : suffisamment discuter pour choisir et ordonner ses priorités. La crise est globale ; des solutions devront être locales et diversifiées.
Michel Lepesant, objecteur de croissance localisé à Romans sur Isère.
_____________________Les notes et références
- Philippe Merlant, L’enjeu des monnaies plurielles : http://grit-transversales.org/article.php3?id_article=233[↩]
- Jérôme Blanc, « Une mise en perspective des monnaies sociales », http://grit-transversales.org/dossier_article.php3 ?id_article=242[↩]
- Jérôme Blanc, « Monnaies sociales », in : J.-L. Laville et A. D. Cattani (dir.), Dictionnaire de l’autre économie, pp. 460-467, réédition augmentée chez Gallimard (Folio actuel n°123), 2006.[↩]
- http://www.rhonealpes.fr/93-carte-m-ra-avantages.htm[↩]
- Une monnaie est dite « complémentaire » quand elle existe en complément d’une monnaie nationale ou supra-nationale.[↩]
- Bernard Lietaer et Margrit Kennedy, Monnaies régionales, aux éditions Charles Leopold Mayer, 2008, chapitre3.[↩]
- Dès 1933, on en trouve un compte-rendu dans L’Illustration n° 4723, pages 56 et 57. http://fr.wikisource.org/wiki/Wörgl_ou_l’«_argent_fondant_»[↩]
- http://www.wir.ch/[↩]
- http://www.chiemgauer.info/[↩]
- L’expérience est décrite dans le hors-série de la revue S !lence consacré au « SEL : pour changer, échangeons », pp. 10-12. http://www.silesfemmescomptaient.com/fr/bibliographie/silence_lignieres-en-berry_10&12.htm[↩]
- http://www.sol-reseau.org/[↩]
- Avec l’aide généreuse de Philippe Derruder, http://www.aises-fr.org/[↩]
- http://www.complementarycurrency.org/ccDatabase/les_public.html[↩]
- C’est là l’un des efforts idéologiques les plus importants que l’on peut demander aujourd’hui à la gauche anti-productiviste de faire si elle veut « changer de paradigme » ; rompre avec une vision téléologique de l’histoire sans pour autant y devenir insensible. Pour cela, l’image d’une « évolution buissonnante » proposée par Stephen J. Gould mériterait d’être davantage considérée.[↩]
- http://monnaie-locale-romans.org/[↩]
- Jean Zin, Les monnaies locales : un outil pour la relocalisation de l’économie, http://grit-transversales.org/article.php3?id_article=239[↩]
- http://www.ithacahours.com/french.html[↩]