J’ai lu : Communauté, de Martin Buber

Voilà un recueil de textes qui semble essentiel pour une compréhension renouvelée de la décroissance, si on accepte de la définir comme une conception générale de la vie sociale 1.

Martin Buber (1878-1965)

L’auteur, Martin Buber (1878-1965) est surtout connu pour avoir écrit Je et Tu (1923), dans lequel il expose une philosophie de la réciprocité et de la rencontre. Dans une conception individualiste du lien avec autrui, le Je et le Tu seraient en face à face ; dans la conception sociale de Buber, le Je et le Tu sont comme les 2 pôles d’un aimant 2 : « Au commencement est la Relation ». Ce recueil regroupe 6 essais autour de l’idée de communauté (Gemeinschaft).

Pourquoi ces textes peuvent-ils intéresser la décroissance ? Parce qu’en tant que doctrine sociale, la décroissance doit doublement prendre position : a/ négativement, en considérant les progrès de l’individualisation des formes sociales de vie comme une potentialité sociocidaire : les logiques sociales de l’individualisation sapent les fondations sociales sur lesquelles elles s’appuient paradoxalement (mais pour combien de temps encore ?) ; b/ positivement, toute critique même la plus négative implique un idéal : autrement dit, toute critique dirigée contre la désocialisation porte en elle le désir d’une alternative, pour une autre forme de vie sociale. C’est cette « alternative » que Martin Buber désigne sous le nom de « communauté » 3.

Ce que Buber appelle « nouvelle communauté » est une communauté qui n’a pas d’autre finalité qu’elle-même et la vie :

  • sont ainsi écartées les autres finalités traditionnelles telles que l’utilité (économique) ou Dieu : « il n’y a que dans la communauté que nous pouvons manifester pleinement le sentiment que nous possédons de notre vie » (page 23). Il faut comprendre que ce n’est que d’un point de vue individuel 4 que l’on peut croire que l’unité d’une communauté ne peut venir que d’une « utilité » et dans ce cas, au lieu d’un communauté, il n’y a qu’une « association de personnes isolées » (page 40).
  • Si la finalité de la communauté c’est à la fois la vie et elle-même, c’est parce que pour Martin Buber, la vie humaine ne peut être que la vie sociale : « la réalité humaine essentielle ne doit plus être considérée comme la réalité de la vie individuelle (ni, d’ailleurs, celle de la vie collective) mais comme quelque chose qui se joue entre l’homme et l’homme, entre le Je et le Tu » (page 92).

En quoi peut alors consister cette vie sociale se demande Martin Buber quand il constate (en 1919) que malheureusement « notre vie collective n’est plus une imbrication élémentaire de l’un avec l’autre (Ineinander) mais une juxtaposition accommodante de l’un à côté de l’autre (Nebeneinander) » (page 42) ?

  • Les 4 liens internes d’une communauté : « la propriété commune du sol, le travail en commun, des moeurs communes, des croyances communes » (pages 48-49). Quel programme de réflexion pour les décroissants !
  • Mais comment ne pas constater que Buber (en 1919 pourtant, au sortir d’une guerre atroce) ne se plaint que de ce qu’il appelle « une juxtaposition accommodante de l’un à côté de l’autre ». Que dirions-nous 1 siècle exactement plus tard, quand l’accommodation l’un à côté de l’autre n’est plus que compétition généralisée de l’un contre l’autre ? Buber emploie un belle expression pour désigner la situation politique = « ce toujours-moins-de-communauté » (page 61)

Mais si l’objectif politique est clairement désigné sous les nom de « communauté » ou de vie « sociale », reste la question du « comment » « alors qu’il « semblerait que l’humanité soit de moins en moins capable de devenir une communauté » (page 61) ? C’est la tâche de créer une réalité commune en commun » (page 100) : « Ce n’est que par notre action au service du sens que le monde devient « le même monde pour tous » (page 126).

Il me semble que Martin Buber nous suggère 2 pistes fécondes :

  1. S’il ne faut pas partir des individus, quel peut être le point de départ pour construire une communauté ? « Je ne crois pas qu’un “être communautaire” se forme à partir d’individus, mais à partir de communautés » (page 65). La communauté est donc un emboîtement de communautés. Chacun peut alors relever le risque de spirale sans fin ; Martin  Buber me semble suggérer une sortie de cette difficulté : il faut que les communautés de base ne partagent pas seulement « une communauté de vues et d’aspirations » 5 : « Il faut que l’association tend à la vie communale » (page 137). Traduction en vocabulaire plus politique : il faut que la volonté de chacun veuille la volonté générale ; autrement dit, il faut faire de l’objectif même de la vie sociale le ciment de la construction de la vie sociale. Il me semble que nous retrouvons là l’idée de François Flahault quand il fait de la vie sociale un « bien commun vécu ». Comment redéfinir une « démocratie » qui ferait de l’entretien et de la protection permanentes de la « volonté générale » un objectif explicite de son organisation politique ?
  2. Comment redevenir « capables de communauté » (page 75) ? « Quand les hommes disposent d’un “centre vivant” (lebendige Mitte) autour duquel ils ont leur place, c’est alors que se forme entre  eux une communauté » (page 68). Voilà qui est fondamental pour ne pas confondre une communauté de l’ouverture, avec des communautés du repli.

Pour approfondir :

https://www.franceculture.fr/emissions/talmudiques/societe-ou-communaute

https://www.cairn.info/revue-les-temps-modernes-2018-3-page-201.htm

https://www.lemonde.fr/livres/article/2018/05/09/quand-martin-buber-pronait-l-epanouissement-communautaire_5296434_3260.html

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Les notes et références
  1. Plutôt que comme une variante de l’écologie radicale ou même d’écologie sociale, je ne pense même pas à l’écosocialisme.[]
  2. De la même façon que c’est une illusion de croire qu’il suffirait de briser un aimant pour réussir à isoler les pôles, c’est une illusion de croire qu’à chaque bout d’une relation, d’un lien, il y a deux individus qui préexistent au lien.[]
  3. Martin Buber est un penseur religieux et la « communauté » qu’il envisage est concrètement le kibboutz ← cela n’interdit en rien d’en tirer les fondements spirituels dont a besoin la décroissance.[]
  4. C’est pourquoi « le capitalisme ne veut avoir affaire qu’à des individus » (page 135).[]
  5. Martin Buber pense ici à la forme coopérative[]

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