Comment ne plus être dans l’illusion de l’avant-garde sans pourtant toujours revenir aux mêmes débats d’arrière-garde ?
1- Critique « décroissanciste » de la raison : qu’est-ce qu’« avoir raison » pour un objecteur de croissance ?
Critiquer le monde en crises (énergétique, climatique, sociale, économique, culturelle, politique et bien sûr anthropologique… ) tel qu’il existe aujourd’hui ne peut pas être une remise à zéro de toutes les critiques politiques antérieures : d’abord parce qu’elles peuvent toutes revendiquer un passé de luttes et de résultats acquis (Il ne faut tirer un trait ni sur les acquis de 200 ans de luttes socialistes même s’ils sont aujourd’hui attaqués par les conservateurs de tout bord, ni sur les acquis de 350 ans de luttes idéologiques politiques menées par le libéralisme contre tous les absolutismes, religieux et politiques.) ; ensuite parce qu’il y a des leçons à tirer de leurs échecs.
De l’histoire des idées politiques – aussi bien du point de vue de leur cohérence théorique que du point de vue de leur mise en pratique – on ne peut donc faire table rase.
C’est pourquoi, il faut tenter de comprendre la critique décroissanciste en la resituant dans le prolongement des critiques qui l’ont précédée, c’est-à-dire en la resituant dans la grande histoire des idées politiques.
Du coup, il faut admettre que la décroissance n’est et ne sera qu’un moment de cette histoire : tout comme elle doit « dépasser » les critiques précédentes, elle sera à son tour dépassée. Bref, il ne faut pas essayer de construire la cohérence de la critique décroissanciste en croyant qu’il s’agit d’inventer une critique ultime et définitive, la critique ultime et définitive.
Par conséquent, la cohérence cette critique ne peut pas être une cohérence fermée, systématique ; comme si le point de vue des décroissants était le seul point de vue « vrai », « pur ». La rationalité de la critique décroissanciste ne doit pas être une rationalité fermée, celle du « j’ai raison donc j’ai le dernier mot – fin de la discussion » ; mais une rationalité ouverte pour laquelle « j’ai raison » signifie « discutons-en ensemble… ».
A ne pas faire cette distinction capitale entre la rationalité fermée, dogmatique et la rationalité critique, ouverte (cette rationalité qui sait par exemple faire jouer toute sa part à un « moment sceptique ») le risque est de croire qu’il n’y a qu’une seule façon de refuser la rationalité systématique : c’est de lui opposer de l’irrationalité (et l’enfance de l’altermondialisme et de la décroissance ne manque malheureusement déjà pas d’exemples de dérives irrationalistes : c’est la porte ouverte à la tentation « bisounours » et son cortège de critiques nourries seulement de narcissisme camouflé et de ressentiments amers).
Donc, ouvrir la discussion politique ; donnons-en un exemple en allant directement à l’essentiel : la croissance n’est pas la solution mais le problème. Mais on sait aussi comment cette critique est critiquée (et cette critique est bien légitime car précisément la critique décroissanciste doit faire pointilleusement attention à ne jamais pouvoir être soupçonnée de vouloir se faire passer pour la « dernière » critique, la « vraie », celle qui serait « indiscutable » !). La critique de la critique de la croissance est la critique classique qu’il est si facile (donc interdit) de critiquer négativement quand on n’a pas à se salir les mains dans la gestion du réel. C’est exactement à ce moment de la discussion qu’une critique mature doit assumer sa rationalité critique et ouverte : le « dé- » de « dé-croissance » est une ouverture, une liberté, une promesse de discussion politique. « Toute pensée qui refuse son autocritique n’est plus une pensée, mais une croyance », ainsi commence le premier numéro de la revue Entropia.
Nous savons quelle société, quelle politique, quel rapport à la nature nous refusons ; nous savons ce que nous ne voulons pas ; quant à ce que nous voulons, discutons-en et construisons ensemble, sous le contrôle non plus de la révolution permanente mais sous celui de la discussion permanente. La « décroissance » est un projet politique parce que c’est un projet de discussion politique 1 : pas parce que ce serait la solution, c’est juste le refus d’un problème.
Quel est alors le cadre de cette discussion ?
2- Epigenèse de la démocratie : la démocratie a-t-elle encore un avenir ?
Une tentation irrationaliste se manifeste trop souvent par une critique facile et superficielle de la démocratie : on ne serait pas en démocratie ; plus exactement la démocratie aujourd’hui ne serait pas la « vraie » démocratie ; ou pire encore, il faudrait abandonner l’idéal démocratique. Pourquoi ? Preuve serait faite par l’histoire récente de son échec.
Mais la démocratie politique ne date que de 2500 ans ! Que sont ces 2 millénaires et demi quand ils sont replacés dans l’histoire de l’humanité ? La démocratie est dans son enfance : ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain. Ne jetons pas non plus la baignoire avec, selon un bon mot de Paul Ariès. Car si l’on prend un peu de recul historique sur cette question de la démocratie, que voit-on ?
A grands traits, n’est-il pas acceptable de dégager 3 étapes ?
- Etape 1 : la question politique est celle du meilleur régime. A qui est-il juste que le pouvoir revienne ? Voilà la question posée depuis Platon et à laquelle Rousseau a apporté une réponse forte : le Souverain, c’est le Peuple. Le meilleur régime est la démocratie.
- Etape 2 : de Rousseau à Rawls, la question devient celle des rapports entre Etat (démocratique) et société. Cette question donne naissance au débat entre libéralisme et socialisme. (a) Quels sont les justes rapports entre Etat et société ? C’est là l’apport du libéralisme par la distinction entre sphère privée et sphère publique ; apport dont on ne peut pas faire fi même quand on n’a aucune naïveté quant à la radicalisation de ce libéralisme par la définition libertaire ou ultralibérale de la liberté selon laquelle un Etat ne serait juste et réellement démocratique que s’il n’y avait plus d’Etat ; l’Etat devrait disparaître au seul profit de la société, voire des individus. Mais (b) qu’est-ce qu’une société juste ? C’est là qu’il faut reconnaître l’apport du socialisme : L’Etat ne doit pas se suffire d’être le protecteur des libertés mais il doit aussi introduire de l’égalité. La reconnaissance des droits-libertés individuels suffit-elle à satisfaire l’exigence de justice sociale ? Non, la justice politique n’a de sens qu’accompagnée des exigences de la justice sociale. L’Etat est non seulement le protecteur des libertés mais il doit aussi réduire les inégalités. L’Etat-providence doit garantir non seulement l’égalité des droits civiques, mais aussi l’égalité des droits économiques et sociaux ; et l’égalité des chances. Le problème c’est que le socialisme court le risque d’être tenté de dissoudre la société dans l’Etat : or, la juste critique de l’individualisme comme valeur suprême du libéralisme ne peut pas justifier une extension totalitaire des droits et des pouvoirs de l’Etat ; et c’est donc bien l’exigence libérale d’une théorie des limites de l’Etat au nom d’une reconnaissance irréductible des droits de l’individu qui doit retrouver toute sa place dans une discussion sur la démocratie : discussion sur les limites de l’Etat qui devra passer par une redéfinition de l’Etat ; en particulier, par une rupture avec la confusion de l’Etat et de la Nation.
- Etape 3 : nous y sommes, c’est celle à laquelle la décroissance doit apporter sa contribution essentielle en rompant le face à face de l’étape 2 entre le libéralisme et le socialisme. Le débat ne peut se réduire à opposer la société et l’Etat car l’histoire nous apprend que ce face à face est mortifère : l’ultralibéralisme vise la dissolution de l’Etat dans la société ; l’ultrasocialisme totalitaire a tenté de dissoudre la société dans l’Etat. La discussion politique entre Etat et société doit s’ouvrir à la Nature. La difficulté c’est que dans la société moderne – celle qui s’est historiquement imposée par la domination de la Nature –, la Nature n’a pas de défenseurs comme c’est le cas pour la société ou pour l’Etat. Ce sont donc les hommes – et donc non pas les individus qui composent la Société ni les citoyens qui forment l’Etat – qui doivent en devenir les avocats. Philosophiquement, si la première étape de cette genèse de la démocratie allait de Platon à Rousseau, si la deuxième étape allait jusqu’à John Rawls, cette troisième étape (et encore une fois, rien ne doit nous assurer qu’il s’agit de la dernière) peut être dite débuter par la parution en cette même année 1979 du Principe Responsabilité de Hans Jonas et de La décroissance, Entropie-Écologie-Économie de Nicholas Georgescu-Roetgen. Hans Jonas y proposait une reformulation complète des questions éthiques et politiques à partir d’une critique de la définition traditionnelle de la responsabilité : le potentiel apocalyptique de la technique nous oblige à juger une action en anticipant ses conséquences. La responsabilité vis à vis des générations futures, c’est de leur laisser un monde et une nature où ils pourront être au moins autant responsables que nous.
Il ne s’agit donc plus de penser seulement les rapports de la société et de l’Etat, mais d’y ajouter la Nature. L’écologie interrompt ainsi le tête à tête du libéralisme et du socialisme. Non seulement il faut réintroduire la question de la nature dans la question socialiste de la société juste et dans la question émancipatoire de la vie bonne mais l’écologie doit aussi se poser la question sociale de la justice et la question politique de la liberté.
Quel est alors cet « autre monde » autour duquel se construirait une politique « décroissante » : ni un monde des nations avec leurs tentations nationalistes, ni un nouvel internationalisme (dans lequel suivant les variantes, il n’y a plus qu’un seul Etat total, ou plus d’Etat du tout c’est-à-dire seulement des individus). Sachant ainsi refuser autant l’arrière-garde nostalgique des nationalismes que l’avant-garde dangereuse de l’internationalisme flou, on peut alors se demander quel serait l’échelon géographique capable de réaliser cet « autre monde » : ni seulement local, ni seulement global, est-ce la « région » ? C’est à discuter.
3- Trois thèses pour clarifier le cadre de la discussion : pour déboucher sur 3 objectifs.
Dans un cadre historique ainsi esquissé, la légitimité de la critique décroissanciste peut reposer sur 3 thèses.
Thèse 1 : seule l’écologie permet de penser et de sortir des contradictions symétriques du socialisme et du libéralisme.
Ce n’est pas une révolution philosophique que de s’apercevoir de la symétrie de ces contradictions. Ni le socialisme ni le libéralisme ne sont en soi, par nature ou par essence contradictoires. Voilà déjà une facilité qu’il faut s’interdire de croire. Quand le socialisme se contredit, il cède à l’ultrasocialisme ; quand le libéralisme se contredit, il cède à l’ultralibéralisme. Ce sont ces contradictions qui sont symétriques et nous en avons déjà entraperçu une dimension : dans les rapports entre Etat et société, ultrasocialisme et ultralibéralisme tendent chacun à leur manière à éliminer l’un des termes. Mais il y a beaucoup d’autres questions que nous pensons pouvoir rajouter :
- la fin de l’Histoire,
- la dépolitisation de la société,
- la solution du productivisme,
- le refus de poser la question de la justice,
- l’incompréhension de la place du travail dans une vie réussie,
- la réduction de toute valeur à l’utilité,
- et enfin la question anthropologique.
Pourquoi penser que « seule » l’écologie peut aider à reposer ces questions ?
- (a) C’est qu’en son absence, le libéralisme caricature le socialisme en ultrasocialisme et le socialisme caricature le libéralisme en ultralibéralisme. L’intervention de l’écologie peut éviter que la nécessaire discussion se contente des apparences du dialogue des sourds.
- (b) L’écologie est l’une des bonnes voies pour renvoyer dos à dos ultrasocialisme et ultralibéralisme.
- (c) Surtout l’écologie peut permettre de « faire la part » de ce qu’il faut garder dans le socialisme comme dans le libéralisme. Il serait inconcevable qu’une responsabilité vis à vis de la nature ne soit pas liée à une même responsabilité vis à vis de l’humain dans ce qu’il a de plus particulier : la capacité de l’Humanité de n’être plus d’abord une espèce mais un ensemble d’êtres humains, d’individus humains. C’est ainsi que l’écologie révèle une part manifestement libérale, dans la revendication pour chacun de réussir sa vie comme il l’entend. Mais l’écologie ne peut pas non plus oublier la légitimité de la critique marxiste des droits formels : il ne suffit pas d’être libre d’être libre, il faut en avoir les moyens, les moyens réels, dans une société juste, à égalité avec tous les autres.
Thèse 2 : mais l’écologie seule – pas plus d’ailleurs que le seul socialisme ou le seul libéralisme – est insuffisante pour les résoudre.
L’écologie doit faire attention à ne pas se piéger elle-même en croyant qu’elle seule pose les bonnes questions et qu’elle seule amène les bonnes réponses. Il y a sur ce risque un double danger : dépolitiser l’écologie en renvoyant les questions qu’elle soulève à des questions techniques. Dépolitiser tout autant l’écologie en faisant croire que la solution est dans la modification des comportements individuels. Sans la question libérale de la vie bonne et sans la question socialiste de la société juste, l’écologie se réduirait à n’être qu’un livre de recettes individuelles et techniques pour lutter au jour le jour contre les crises du climat, de l’énergie, de la bio-diversité…
L’une des conséquences la plus prometteuse de cette thèse c’est qu’en interdisant le face à face sclérosant du socialisme et du libéralisme, on interdit du même coup les habituelles solutions de réconciliation ou de dépassement : la synthèse dialectique du matérialisme marxiste comme le « juste milieu » idéaliste du meilleur de l’un et de l’autre en écartant le pire. Il n’est même pas sûr qu’une nouvelle « méthode » soit à inventer : il suffit peut-être de mieux comprendre ce que signifie pouvoir, ce que signifie discussion…
Thèse 3 : la seule voie qui reste ouverte n’est pas d’aller chercher un quatrième « …isme » mais de toujours poser toute question politique à partir de trois fils : le fil écologique de notre responsabilité vis-à-vis de la nature, le fil émancipatoire du droit réel pour chacun de réussir sa vie comme il l’entend, le fil socialiste d’une société juste.
Ce qui revient à :
- repolitiser l’écologie (ne pas en faire un simple impératif individuel de procédés techniques),
- repolitiser la société (ne pas en faire un simple agrégat d’individus) et l’économie (ne pas réduire l’intérêt à l’intérêt calculé),
- repolitiser la démocratie (ne pas en faire une simple protection pour ayants-droits).
4- Trois objectifs programmatiques au sein d’un projet « décroissant »
Pour réaliser ces buts, il ne manque pas de grain à moudre politique mais pour ne pas se disperser, il me semble que tout projet politique « décroissant » devrait s’ordonner suivant 3 objectifs simples, ceux :
- Un objectif économique, celui de la décroissance en tant que telle : dans les pays dits « riches », où l’empreinte écologique par personne est supérieure au niveau mondial acceptable, la décroissance signifie explicitement pour les plus riches une décroissance de leurs revenus, de leur niveau de vie, de leur pouvoir d’achat… Il s’agit vraiment de « décarbonner » l’économie et de réaliser la décroissance de toutes les productions et de toutes les consommations qui dépassent les seuils de sustenability. Et partout où domine la pauvreté, la décroissance signifie une décroissance des inégalités 2 et l’abandon de notre « modèle « de « développement ».
- Un objectif social, celui de la double limite des revenus : revenu inconditionnel d’existence et revenu maximal autorisé.
- Un objectif « moral », celui de la reconnaissance et de la décence. Placer au coeur des pratiques et des théories, la question du sens de la politique.
Les notes et références
- C’est un « projet de société » : passer de la centralité de la valeur-travail à la centralité de la valeur-parole.[↩]
- Déclaration sur la décroissance – Paris 2008 : http://www.degrowth.eu/v1/index.php?id=56&L=2[↩]