Une différence est-elle toujours une inégalité ? Une dépendance est-elle toujours une domination ? Une contrainte est-elle toujours une privation de liberté ? Une controverse est-elle toujours une polémique ?
Quand on est dans une recherche de cohérence, que faire de toutes ces oppositions ?
- D’un côté, j’apprécie particulièrement l’approche que le philosophe John Dewey adopte quand il s’agit de poser un « problème » : l’expérience comme point de départ, l’attitude scientifique comme méthode, et la démocratie pour idéal. Ce qui l’amène à porter une charge virulente contre ce qu’il repère comme « dualisme », i.e. un couple de concepts s’excluant l’un l’autre de façon figée. Car il y a là, selon lui, un abus de distinction. Pensons au dualisme de l’âme et du corps, ou à celui entre nature et culture : chacun peut pourtant constater leur coordination dans l’expérience.
- D’un autre côté, comment ne pas avoir remarqué que l’un des dispositifs les plus efficaces du régime de croissance est la fabrique du brouillard, celui dans lequel toutes les distinctions s’évanouissent et où toutes les confusions s’épanouissent ? (voir ici, ce brouillard comme effet du régime de croissance.) L’un des champions les plus constants dans ce « dissolutionnisme » (ou « hybridisme ») est le philosophe français Bruno Latour, mais qui avait au moins l’honnêteté d’aller jusqu’au bout de son aversion « pour les façons de penser oppositionnelles » (pour une critique de ce courant, lire Andreas Malm (2023), Avis de tempête, La fabrique) puisqu’il osait même écrire que « la nature n’existe pas » (à rapprocher d’un déni du même genre côté Maggie).
Voilà exactement l’étau dans lequel je me suis retrouvé coincé lors de quelques épisodes récents, concernant tant la réflexion la plus théorique que l’organisation concrète de la Maison commune de la décroissance.
Et pourtant, à chaque fois, un même recadrage permet de s’en sortir (par le haut).
[Si j’étais resté hégélien ou marxiste, mais je ne l’ai jamais été, j’aurais pu m’en sortir par une habileté dialectique : expliquer qu’une opposition n’est qu’une apparence et qu’en réalité il faut dépasser l’opposition de la thèse et de l’antithèse par la fameuse synthèse. Dans la vulgate, cette synthèse donne en général la plus affreuse des contradictions, affirmer en même temps une thèse et son contraire, A et non A.]
Une opposition est-elle toujours un dualisme ? Non à condition de s’apercevoir que très souvent les 2 termes de l’opposition présupposent en commun un troisième terme qui n’est pas leur synthèse mais leur condition de possibilité. Cela peut paraître abstrait mais c’est plutôt simple :
- Dans les rapports individu-société : dépendance et indépendance s’opposent à partir d’une base commune qui est l’interdépendance.
- Dans les rapports d’accès aux biens : l’échange et le don ne se distinguent qu’à partir d’une base commune qui est le partage.
- Dans les rapports d’organisation : la subordination et l’insubordination ne s’opposent que sur la base de la… coordination.
Dans ces 3 cas, ce que j’appelle « condition de possibilité » est juste le rappel de ce qu’il est « normal » de respecter pour qu’une vie sociale soit possible.
- Autrement dit, pas de société sans interdépendance, pas de subsistance sans partage, pas d’organisation sans coordination.
- Autrement dit (bis), cela veut dire qu’une politique ne peut pas volontairement instituer l’interdépendance, le partage ou la coordination. En leur absence, il n’y a tout simplement pas (ou plus) de vie commune ; parce qu’elle est d’autant plus fragile que l’on manque de retenue.
- Autrement dit (ter), celui qui veut saper cette vie commune a tout intérêt à diffuser la confusion entre dépendance et interdépendance, entre subordination et coordination, entre échange et partage.
Dans toutes ces façons de faire, chacun aura pu repérer les stratégies pratiquées par les actuels destructeurs libertariens de tout lien social.

Pas d’opposition homme/femme sans humanité. Ainsi, on ne peut nier le genre d’une personne sans s’attaquer à son humanité.
Je me reprends ; toute différence n’est pas une opposition. Pas de différence homme/femme ou féminin/masculin sans humanité. C’est à partir d’une condition humaine commune que la différence féminin/masculin peut être vécue.