J’ai relu, Le féminisme ou la mort, de Françoise d’Eaubonne (1974)

Il est quand même plus facile de prédire l’avenir quand on le fait rétrospectivement. Voilà pourquoi la notion même de « précurseur » est une grande source d’interrogations.

Elles valent pour toutes les théories et les systèmes de pensée ; pour une très simple raison : c’est que de tels systèmes ne tombent jamais du ciel mais ils sont toujours en partie déterminés par les conditions socio-historiques de leur déploiement, ils viennent de la terre. « En partie seulement », parce qu’on attend précisément de telles théories qu’elles ne se contentent pas de décrire la réalité mais qu’elles en fournissent une analyse et pour cela elles doivent « en partie » s’abstraire des conditions qui les ont vu émerger.

De ce point de vue, la décroissance n’échappe pas à un tel relativisme socio-historique. Et c’est donc toujours à partir d’un passé rétroactivement reconstruit que des auteurs peuvent en apparaître comme des précurseurs.

Et c’est encore plus vrai pour la décroissance quand elle est définie stricto sensu, non pas comme une simple « objection » ou « halte » à la croissance, mais comme une décrue démocratiquement planifiée de la production et de la consommation. En ce sens, la décroissance ne peut devenir une option politique qu’à la fin des années 1970, quand la capacité de charge du système-Terre dépasse les capacités de soutenabilité écologique.

Et c’est encore plus vrai pour la décroissance quand son objectif politique de  décroître, qui n’est qu’une étape, qu’une transition, vers une période d’économie stationnaire – la « post-croissance » – ne pourra pas s’accomplir en passant seulement par un programme économique mais devra ajouter ce que Serge Latouche a nommé « décolonisation de l’imaginaire » : il ne s’agit pas seulement de sortir de la croissance économique mais du « régime de croissance », c’est-à-dire d’une système dont les idées principielles sont des préférences inconditionnelles pour le beaucoup et le plus, pour le nouveau, pour le vite.

C’est sur ce second volet de la décroissance – non pas le volet économique mais le volet politique – qu’il va y avoir le plus de sens à repérer des « précurseurs » de la décroissance.

*

Reconnaissons d’emblée que François d’Eaubonne (1920-2005) – en particulier à cause de sa fougue théorique plus intuitive qu’architectonique – est une pionnière de la décroissance.

Son œuvre est foisonnante ; mais deux ouvrages principalement apportent des contributions décisives pour un corpus politique de la décroissance. Le féminisme ou la mort (1974, rééd. 2020, Le passager clandestin) ; Écologie, féminisme : révolution ou mutation ? (1978, rééd. 2018, Libre et Solidaire Éditeur).

Le second ouvrage a fait l’objet d’un arpentage lors des (f)estives 2021 de la décroissance : c’est un ouvrage touffu, quelquefois labyrinthique, plutôt difficile d’accès pour un lecteur peu au courant des arcanes du féminisme de l’époque, de l’apparition de l’écologie politique ou du catéchisme marxiste.

Le féminisme ou la mort est plus aisé d’accès : à cause des chapitres sur la prostitution, sur le travail, sur le viol, sur la situation des féminismes dans le monde. Il n’en contient pas moins son lot d’intuitions fécondes pour la décroissance, en particulier sur le volet critique du « régime de croissance » plus que sur la critique de la croissance comme objectif politique des économies dominantes.

Commençons par une réticence. Même si le terme de « décroissance » n’apparaît jamais dans le texte, il faut reconnaître que s’il avait dû apparaître, ça aurait été à propos de décroissance démographique.

Nous avons eu ailleurs((La décroissance et ses déclinaisons. Pour sortir des clichés et des généralités, Utopie (2022), malentendu n°5 : « La décroissance réduite à la décroissance démographique ».)) l’occasion d’énoncer nos réserves contre ce que nous considérons comme un argument paresseux en faveur de la décroissance.  Nous reprenons volontiers la formule de Vincent Cheynet selon qui le problème ne vient pas des automobilistes mais des automobiles.

Tout au long de son texte, Françoise d’Eaubonne multiplie les critiques contre la surpopulation (41), la démographie galopante (69, 129, 157, 242 271, 282, 301, 318).

Reconnaissons d’abord que dans ces années, la prise de conscience écologique passe a) par le rapport Meadows où l’un des paramètres est la population et b) par la formule I = PAT, proposée (1972) par Barry Commoner((Sur cet impact des catastrophismes à la Commoner ou à la Ehrlich sur le rapport Meadows, je renvoie au chapitre 13 écrit par Élodie Vieille-Blanchard dans l’ouvrage que j’ai coordonné Notre décroissance n’est pas de droite (Golias, 2012))). En ce sens, Françoise d’Eaubonne est mainsteam.

Reconnaissons ensuite que son néo-malthusianisme est malgré tout tempéré : « La procréation devra être sérieusement et même énergiquement ralentie. Il n’est pas question de la supprimer. Même en rêve. Même après la grève des naissances que je souhaite » (242).

Arrêtons-nous enfin sur ce qui, selon nous, est le grand mérite idéologique de l’écoféminisme de Françoise d’Eaubonne : plus que de la décroissance, elle nous semble pionnière de ce que l’on appelle la théorie féministe de la reproduction sociale((https://www.pressegauche.org/Nouvelle-vague-feministe-theorie-de-la-reproduction-sociale-et-consequences. Pour une approche par une de ses défenseuses actuelles : ARRUZZA Cinzia, « Le féminisme de la reproduction sociale et ses critiques », Actuel Marx, 2021/2 (n° 70), p. 30-44. URL : https://www.cairn.info/revue-actuel-marx-2021-2-page-30.htm)).

Certes, elle reconnaît elle-même l’apport décisif des analyses de Christine Delphy1 dans la dénonciation du travail ménager qui est systémiquement invisibilisé et gratuit dans le système patriarcal alors qu’il est en réalité le socle,  la « plate-forme invisible de la production ».

« Les deux secteurs qui servent de base à la société, base aussi indispensable que le travail de l’homme à l’intérieur : la reproduction… et le secteur ménager… qui sert d’invisible plate-forme à la production… Sans la préparation de ses aliments, la réparation de ses vêtements, le blanchissage de son linge, l’aménagement de son cadre de vie selon un minimum d’hygiène et d’agrément, aucun prolétaire ne pourrait vendre sa force de travail ; aucun commerçant ne pourrait continuer à vendre et à acheter la marchandise ; aucun homme de profession libérale à poursuivre sa carrière ».

Le féminisme ou la mort, page 245.

Mais elle va plus loin que ce niveau de la dénonciation et même, selon nous, elle a une intuition qui encore aujourd’hui permet de comprendre en quel sens la critique anticapitaliste doit être « dépassée » par la critique décroissante. Dans Le féminisme ou la mort (et encore plus explicitement dans son ouvrage de 2018), Françoise d’Eaubonne suggère une critique de l’analyse marxiste faite en termes de superstructure et d’infrastructure : « Même pour les anticonformistes du marxisme, le problème se ramène à un des maux du capitalisme (et il est certain qu’en système de profit, il y touche étroitement, mais sa présence en système socialiste prouve bien qu’il ne s’y identifie pas), de même que celui des rapports entre sexes est défini comme une superstructure que doit changer la substitution d’un système économique à un autre » (314).

Autrement dit, ce n’est pas la sphère de la production économique qui se trouve en infrastructure mais la sphère de la reproduction sociale, comprise pas seulement comme sphère de la procréation mais bien comme sphère des activités ménagères du quotidien : la sphère de l’entretien de la société, de la vie sociale.

Sur ce point, il faudrait étudier avec précision comment les intuitions de Françoise d’Eaubonne concernant ce que l’on appelle la théorie de la reproduction sociale (TRS) constitue une voie différente de celle qui est aujourd’hui suivie par les « féministes marxistes ». Quand on regarde les travaux de Tithi Bhattacharya ou de Lise Vogel2, on n’y trouve pas ce renversement structurel d’analyse entre les deux sphères. Ou plutôt, plutôt que de tenter de penser un tel renversement, on y voit une tentative pour élargir la notion de « classe laborieuse » et de lutte des classes à la sphère de la reproduction sociale3. Ce qui revient à élargir la notion de travail aux activités domestiques : mais alors comment définir le travail si ce n’est pas par le critère de la rémunération ? Dans une conception décroissante, ce qui définit le travail c’est sa peine. Or, dans la conception marxiste, la critique de la valeur-travail ne va pas jusqu’à s’attaquer à la valeur (du) travail. Ne cachons pas que cette tentative de prolonger le marxisme en y voyant un sol fécond pour le féminisme – on trouve la même tentation en matière d’écologie – nous semble plus relever de l’entêtement doctrinaire que capable de porter des mobilisations.

Cette intuition qui la fait sortir des ornières du marxisme (au lieu de tenter un élargissement) nous semble d’autant plus pionnière qu’elle se croise avec une critique de la révolution par un appel à ce qu’elle appelle « mutation » et ces deux intuitions pourraient largement encore aujourd’hui irriguer une critique décroissante de l’anticapitalisme même quand il n’esquive pas la critique patriarcale((Voir la critique décroissante que nous avons adressée au Manifeste féministe pour les 99%, https://ladecroissance.xyz/2020/07/11/feminisme-pour-les-99-un-manifeste/)).

Certes la réception de l’œuvre de Françoise d’Eaubonne tant dans la critique écoféministe du patriarcat que dans celle d’un anticapitalisme tronqué est une… déception((Il faut lire avec attention le remarquable travail de synthèse sur l’histoire du croisement des mouvements écologistes et féministes dans les années 1970 : Isabelle Cambourakis, « Un écoféminisme à la française ? Les liens entre mouvements féministe et écologiste dans les années 1970 en France », Genre & Histoire, 22 | Automne 2018. URL : http://journals.openedition.org/genrehistoire/3798)).

Néanmoins, sa relecture est tout à fait vivifiante. Donnons-en un dernier aperçu, à propos de la distinction qu’elle répète entre féminité et féminitude (55, 57, 67, 70, 72, 252) : si la féminitude est le malheur d’être femme (316), la féminité n’est pas qu’une condition biologique préalable (84), c’est une valeur (69). C’est la lecture du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir qui amène Françoise d’Eaubonne au féminisme, et chacun sait les liens qui ont ainsi historiquement été tissés entre féminisme et existentialisme. Or si L’existentialisme est un humanisme, alors le féminisme le sera aussi. Françoise d’Eaubonne encadre son livre de 1974 par un engagement humaniste sans équivoque : « Considérer le féminisme [en le reliant] à un nouvel humanisme, seul salut encore possible » (39, 278, 315).

Si la réévaluation de la vie sociale((https://ladecroissance.xyz/tag/vie-sociale/)) par la décroissance en fait un féminisme, alors c’est que la décroissance est un humanisme…

Et la planète mise au féminin reverdirait pour tous.

Le féminisme ou la mort, page 319, dernière phrase
  1. même si le « féminisme matérialiste » dont se prévaut Ch. Delphy ne remplace pas dans la « dernière instance » la sphère économique par la sphère de la reproduction mais par la sphère du « pouvoir ». []
  2. https://www.contretemps.eu/marxisme-loppression-femmes-theorie-unitaire-vogel/ []
  3. https://lavamedia.be/fr/reproduction-sociale-et-le-feminisme-des-99/ []

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