Il faudrait juste rappeler que si la décroissance a quelque prétention à la vérité – et n’est-ce pas là une prétention minimale dès que l’on participe au débat public – alors l’extension du domaine de sa critique, extension qui n’est que la réplique critique de l’hégémonie du concept économique de croissance à l’ensemble des formes de vie, l’oblige à ne pas se tromper de radicalité.
Pour résoudre un problème, on peut remonter en amont, vers les causes, ou dévaler vers les effets. La société de croissance choisit la pente du progrès : par exemple, si la mobilité automobile est accidentogène, alors plutôt que de réduire la vitesse ou de s’attaquer aux causes socio-économiques de la mobilité, le débat va se précipiter vers les solutions du progrès technique pour améliorer la « sécurité ». Faire le choix politique de la décroissance, c’est inverser ce dévalement et repenser le problème en remontant en direction de ces causes, de ses racines.
La radicalité n’est pas une posture d’intransigeance – dans une recherche de pureté, ou du « tout ou rien » – mais un effort vers les causes, vers les raisons du problème. L’exigence de radicalité est une exigence de cohérence, et donc de rationalité.
C’est là que l’on peut s’inquiéter d’une tentation croissante vers l’irrationnel :
- c’est sûr que l’on fait ainsi l’économie de l’argumentation, avec ses exigences de tolérance, de non-contradiction, de responsabilité dialogique…
- c’est sûr qu’il est plus rapide d’exprimer un ressenti que de construire l’enchevêtrement des arguments, des objections, et de leurs réponses…
- c’est sûr qu’il est plus facile de se retrancher dans le « en tout cas, c’est mon opinion personnelle » que d’aller chercher un argument « valable », c’est-à-dire valable aussi pour un autre que moi.
Chacun a pu ainsi constater dans des débats récents – que ce soit sur la pandémie ou la guerre en Ukraine – que les bases rationnelles de la discussion semblaient s’effondrer sous le poids du raccourci, de la caricature, de l’approximatif.
Où situer les racines d’une telle tentation ?
- L’individualisme semble un terreau fertile : parce que la particularité de chacun entre facilement en tension avec l’universalité portée par la rationalité.
- L’individualisme est un irrationalisme parce qu’il se trompe de façon de relativiser. Relativiser, c’est relier : mais, à soi, ou bien à l’autre, aux autres ?
- C’est pourquoi je placerai bien les sources de l’irrationnalisme contemporain dans un certain relativisme.
J’en donne un seul exemple, à propos du dernier livre de Ph. Descola, co-écrit avec Alessandro Pignocchi : Ethnographies des mondes à venir. Voici ce qu’on peut lire à son propos dans « le cahier livres de Libé » : « Pignocchi découvrit en tout cas que le concept de nature, loin de désigner une réalité objective, était une construction de l’Occident moderne ».
Faut-il ne disposer que d’un conception très fermée de l’objectivité pour croire qu’elle s’oppose à l’idée de construction ! Faut-il n’avoir aucune idée de ce qu’est un protocole expérimental pour ignorer que toute objectivité est toujours une construction rationnelle !
Ce n’est pas parce que le concept de « nature » est une construction naturaliste de l’Occident qu’il ne renvoie pas à une « réalité objective ». Le comprendre éviterait de répéter cette idiotie selon laquelle « Ramsès II, à proprement parler, n’est pas mort de la tuberculose ».
Je termine : ce péril du relativisme est particulièrement bien dénoncé dans les billets passionnants de Christophe Darmangeat. Et je fais alors publicité vers son excellent blog : La Hutte des Classes. Où vous découvrirez les tenants et les aboutissants de l’idiotie que je viens d’évoquer.