La décroissance est-elle anti-progrès ?

Le vendredi 25 février j’étais invité à répondre à la question « la décroissance est-elle anti-progrès ? ». Vaste question que je n’ai pas eu le temps d’aborder car, m’étant douté qu’elle supposait quelques réflexions préalables concernant directement la décroissance, j’avais fait précéder mon intervention d’un quizz. Onze questions, autant de courts débats devant une salle plutôt peu ou plus habituée à entendre un discours aussi critique du monde tel qu’il est : avec ses inégalités sociales et ses injustices économiques, avec ses aveuglements écologiques, avec ses fables technologiques. Pastichant le titre d’un film-documentaire, on peut dire que la décroissance est un sport de combat.

Mais finalement, j’ai quand même pu faire entrevoir la décroissance comme une philosophie politique assumant de poser la question la plus fondamentale : qu’est-ce qu’une vie humaine sensée ? C’est-à-dire une vie qui cesse de confondre le « niveau de vie » et la « qualité de la vie », entre ce qui se compte et ce qui compte, entre ce qui a un prix et ce qui a une valeur…

Et ce sont ces distinctions qui auraient pu être le premier pas d’une réflexion (critique) sur le progrès.

Définitions et distinctions

Car les temps s’auto-définissent « modernes » quand ils s’éclairent (raison comme « lumière naturelle », siècle des Lumières, Aufklärung) à la lueur de la fable du Progrès et de ses promesses.

Mais avant d’aborder ces promesses, commençons par relever deux distinctions :

  1. Distinction entre le progrès comme « avancée » et le progrès comme « amélioration ». Dans le premier cas, une armée d’envahisseurs peut « progresser ». Dans le second,  quand on dit d’un malade qu’« il y a des progrès ».
  2. Distinction entre le progrès comme éloignement (d’un point de départ) et le progrès comme rapprochement d’un point d’arrivée (ou d’un horizon idéal).

Ces deux distinctions se superposent quasiment : car une avancée se mesure comme distance effectuée à partir d’un éloignement et une amélioration s’estime par son rapprochement d’un bien.

Non seulement cela, mais au premier sens le progrès peut se mesurer quantitativement : le progrès est un « plus ». Et au second sens, le progrès peut s’estimer qualitativement : le progrès est un « mieux ».

Mais dans le progrès au sens moderne, une société de croissance ne fait plus ces distinctions et les renversent, pour les confondre : « la société de croissance repose tout entière sur l’hypothèse d’une stricte équivalence entre le plus et le mieux : plus (de production, de consommation, bref, de PIB) c’est toujours mieux, et réciproquement, mieux c’est nécessairement plus. »

Mais de quels progrès  parle-t-on ?

Dans un premier temps, il est facile de proposer un inventaire : du progrès technique au progrès moral, en passant par le progrès scientifique, le progrès social et le progrès politique1.

Pour donner des exemples de chaque type de progrès : augmentation des vitesses moyennes de déplacement (à pied, à cheval, en voiture, en train, en avion…), progrès des théories scientifiques (de  Galilée à Einstein via Newton et Laplace), réduction du temps de travail ou des inégalités de genre, extension de la démocratie, recul moyen de la barbarie (?).

Mais s’il est facile de voir dans l’augmentation de la vitesse une avancée que l’on peut parfaitement mesurer et visualiser dans un repère où le temps est en abscisse, en quoi est-ce « positif », en quoi un tel progrès technique est-il une amélioration ? Car n’est-ce pas seulement dans le « monde de la vitesse » qu’une telle accélération sera interprétée comme un progrès ?

Et s’il est heureux de se féliciter du recul de la barbarie, cela revient-il à se réjouir d’une avancée de la « civilisation » ; ah oui et à « quelle » civilisation » pensons-nous ? Car, de civilisation universelle il n’en existe pas. Il n’existe que des civilisations : ce qui fait de l’universalisme un défi de civilisation plus qu’un commun civilisationnel.

Et pourtant, ce sont bien ces confusions entre avancée et amélioration, entre ce qui se mesure et ce qui s’estime, entre la quantité et la qualité qui nourrissent le mythe moderne du Progrès et sa rhétorique progressiste.

Mythe dont nous allons examiner la rhétorique, avant de suivre 2 lignes de critiques, historique et sociale, puis de proposer une perspective stationnaire, dans le but de finir par définir la décroissance comme un « humanisme sans progrès ».

La rhétorique progressiste

Cette rhétorique progressiste repose fondamentalement sur deux croyances :

  1. L’histoire humaine comme destinée à progresser sans limite vers un état toujours meilleur en matière de liberté, de justice, de paix, de confort.
  2. Le moteur de cette progression, c’est la rationalité dans toutes ses déclinaisons, aussi bien spéculatives que morales. Autrement dit, le progrès technoscientifique est destiné à entraîner à sa suite aussi bien les progrès sociaux et politiques que le progrès moral.

Le progressiste serait ainsi celui qui croit qu’on n’arrête pas le progrès qui serait par définition une bonne chose pour l’humanité.

C’est là qu’il faut voir le lien étroit avec la croissance : qui n’est au fond que la transposition du progrès dans le domaine de l’économie. Sauf que quand une économie prend pour boussole la croissance le résultat n’est pas simplement une croissance économique mais une croissance de la place que l’économie occupe dans la société. Or dans une économie de croissance, l’économie prend toute la place. On passe alors d’une économie dont l’objectif est la satisfaction des besoins – une économie de subsistance – à une économie dont l’objectif est juste sa propre extension : croître pour croître.

Quand aux agnostiques et autres réticents envers une telle croyance, ils sont rejetés dans le camp méprisé des conservateurs, confondu avec celui des réactionnaires.

En 1991, Albert Hirschman avait montré que la rhétorique réactionnaire reposait sur 3 arguments : l’effet pervers (perversity), l’inutilité (futility) et la mise en péril (jeopardy).

Mais il avait aussi montré comment, par symétrie, on pouvait reconstituer une rhétorique progressiste2, reposant à son tour sur 3 arguments :

  1. L’argument alarmiste, par le chantage ou le désastre imminent : là où le réactionnaire disait que si l’on adoptait telle réforme alors l’avenir serait pire que le présent (par effet pervers), le progressiste croit que la situation désespérée exige une action immédiate : c’est si la réforme n’est pas adoptée, que l’avenir sera pire que le présent.
  2. L’argument par le sens de l’histoire : là où le réactionnaire prétendait que la réforme serait sans effet (par inanité) parce que l’histoire a toujours dit non, le progressiste croit que l’adoption de telle réforme va dans le sens de l’histoire, parce que l’histoire dit oui.
  3. L’argument par le soutien réciproque : là où le réactionnaire prétendait qu’une réforme menaçait la cohérence de l’ancien monde (par mise en péril), le progressiste affirme au contraire que la nouvelle réforme est essentielle pour consolider l’ancien.

Chacun peut reconnaître qu’il n’est pas bien difficile de trouver des exemples récents pour repérer ce jeu des rhétoriques : mariage pour tou.te.s, réforme des retraites…

Et surtout cette rhétorique appliquée au progrès donne :

  1. Tout progrès est promesse d’amélioration.
  2. Le progrès est le sens de l’histoire.
  3. Le progrès est une succession de progrès.

On peut s’apercevoir que ces arguments sont des variantes du dicton selon lequel « on n’arrête pas le progrès ».

Et quand on rajoute la confusion du « plus » et du « mieux », on voit que la rhétorique du progrès « tourne en rond ». C’est ce que résume assez bien ce qu’Olivier Rey3 repère comme « dispositif d’empilement » :

  1. Dans un premier temps, pour faire adhérer, le progrès se montre comme promesse d’un enchantement, d’un merveilleux (par des effets vertueux).
  2. Dans un deuxième temps, devant les inquiétudes, on ne met plus en avant la nouveauté mais on montre qu’il en a toujours été ainsi et que l’on s’inscrit dans la continuité.
  3. De toutes façons, inutile de discuter, le progrès est inéluctable

Pris séparément, chaque argument serait discutable, mais pris ensemble, empilés, ils deviennent incohérents. Cette incohérence (théorique) devrait suffire à au moins faire naître un doute contre les bienfaits du progrès en tant que tels mais il faut reconnaître que ce n’est pas le cas et c’est pourquoi il nous faut maintenant aller à la recherche de réfutations historiques, que nous renforcerons par une critique sociale.


Réfutations historiques de cette rhétorique

Que les progrès de la science et de la technique depuis la révolution industrielle du 19ème siècle et les révolutions scientifiques du 20ème siècle, aient accompagné le moindre progrès moral, il y a de quoi fortement en douter.

Les progrès du complexe industrialo-scientifique sont incontestables et ne se sont jamais interrompus.

Mais quand on voit à quel point le 20ème siècle a pu être un siècle de barbarie et d’atrocités, appuyées  sinon démultipliées ô combien par une puissance technologique qui a acquis un tel potentiel apocalyptique, il est difficile de rester dans une conviction pleine de confiance que les progrès du rationnel et de l’instrumental soient à tout coup un progrès moral et civil.

Ce que le 20ème siècle vient immanquablement d’abolir c’est précisément cette confiance qui reliait toutes les espèces de progrès, le « plus » avec le « mieux ».

Or c’est précisément cette confiance qui constituait la colonne vertébrale du mythe du progrès.

Critiques sociales du Progrès

Le mythe du progrès que l’on ne peut ni doit arrêter a donc du plomb dans l’aile. Faut-il non seulement (historiquement) le constater mais aussi (socialement) le regretter ?

Non, car il y a dans cette course perpétuelle vers un but qui finalement n’est jamais défini, et qui, s’il a jamais été défendu, a été trop souvent perdu de vue, une dimension existentiellement absurde.

Car, au fond, ce qu’il faut voir c’est que le « plus » promis par le (mythe du) progrès, c’est toujours peu ou prou une croissance de la vitesse, et donc une accélération.

Or quand une société, comme elle l’est aujourd’hui, est dominée par cette course à l’accélération, c’est d’aliénation qu’il faut reparler.

Les critiques de cette accélération sont nombreuses ; on peut juste évoquer, parmi beaucoup d’autres, le nom de Günther Anders pour qui cette accélération se traduit par ce qu’il nomme « obsolescence de l’homme » ; ou celui de Bernard Stiegler pour qui la « disruption » signifie qu’une société dominée technologiquement a toutes les chances d’arriver toujours en retard à la gare du progrès technologique.

Mention spéciale devrait être accordée à la notion de « contreproductivité » telle qu’elle est proposée par Ivan Illich et qu’il a remarquablement illustré dans les domaines du déplacement, de l’école et surtout de la médecine. Car les thuriféraires du progrès s’appuie le plus souvent sur ce domaine de la médecine pour vanter les bienfaits du progrès : mais ce qu’Illich montre, c’est que passé un certain seuil, les « progrès » de la médecine se retournent : dans les pays développés, l’obsession de la santé parfaite est devenue un facteur pathogène prédominant4.

Mais c’est le sociologue Hartmut Rosa qui récemment vient de livrer la critique la plus cohérente de cette accélération comme aliénation5.

Puisque c’est toute la société qui est entraîné dans le tourbillon de l’accélération, alors c’est d’accélération sociale qu’il faut parler. Il en analyse les 3 composantes :

  1. L’accélération technique : c’est ainsi que « le temps est de plus en plus conçu comme un élément de compression ou même d’annihilation de l’espace ». Vitesse des communications, des trajets, du traitement des data… Mais attention, Hartmut Rosa a la prudence de ne pas faire de cette accélération technique la cause de l’accélération sociale mais plutôt une « réponse au problème croissant du manque de temps ».
  2. L’accélération du changement social, c’est-à-dire l’accélération de la société elle-même, par « compression du présent » : la vitesse par lesquelles déclinent tant l’espace d’expérience que l’horizon d’attente augmente constamment. On passe du rythme intergénérationnel de la modernité classique au rythme intragénérationnel de la modernité tardive.
  3. L’accélération du rythme de vie : « les acteurs sociaux ressentent qu’ils manquent de temps et qu’ils l’épuisent ». Ce qui est un paradoxe car l’accélération technique devrait rendre abondant le temps. C’est l’« effet rebond » : « les taux de croissance dépassent les taux d’accélération et, par conséquent, le temps devient de plus en plus rare malgré l’accélération technique ».

Perspectives

Mais si nous ne voulons pas de ce progrès, de cette accélération, de cette révolution technologique permanente, que voulons-nous ?

Retrouver du bon sens, dans les 2 sens du terme : nous voulons retrouver de la signification et surtout sortir de la désorientation d’une vie qui à force de courir tout le temps n’a plus le temps de se… reposer : même les temps de repos sont « caser » dans un emploi du temps.

Nous voulons retrouver ou trouver une société qui donne priorité au repos sur le mouvement, à la tranquillité sur l’agitation ; et même : à la contemplation sur l’occupation.

Préoccupation que l’Occident a connue depuis l’Antiquité et dont l’étoile pour se repérer dans la nuit semble abimée par la pollution lumineuse de nos vies artificielles.

Et pourtant, il n’y a encore pas si longtemps, au démarrage de la révolution industrielle, de grands esprits n’avaient pas manqué de nous le rappeler. Relisons John Stuart Mill.

« Aussi ne puis-je éprouver pour l’état stationnaire des capitaux et de la richesse cette aversion sincère qui se manifeste dans les écrits des économistes de la vieille école. Je suis porté à croire qu’en somme, il serait bien préférable à notre condition actuelle. J’avoue que je ne suis pas enchanté de l’idéal de vie que nous présentent ceux qui croient que l’état normal de l’homme est de lutter sans fin pour se tirer d’affaire, que cette mêlée où l’on se foule aux pieds, où l’on se coudoie, où l’on s’écrase, où l’on se marche sur les talons et qui est le type de la société actuelle, soit la destinée la plus désirable pour l’humanité, au lieu d’être simplement une des phases désagréables du progrès industriel. »6

Ce qui est formidable dans ce jugement, c’est qu’il est prononcé dans un monde qui n’a encore connu aucune guerre mondiale, aucune explosion nucléaire, aucun « énervement général » dû à cet enchaînement des artifices que sont l’automobile, la télévision, le portable…

Comment ne pas voir que socialité et technicité sont comme des vases communicants : et que toute croissance de technicité devient un progrès dans l’insociabilité ? Et qu’il n’y a plus aucune raison de croire que « plus » c’est mieux » et qu’il n’y a de « mieux » que par le « plus ». C’est cette confusion que nous refusons quand nous acceptons de dire que la décroissance est anti-progrès. Pour autant nous ne sommes opposés ni à des « mieux » ni même – dans certains cas – à des « plus » : mais nous sommes opposés – répétons-le – à leur indistinction. Car c’est cette confusion qui est la matrice de la désagrégation de ce qui fait sens : la vie ensemble. Avoir « plus » d’amis facebook, ce n’est pas « mieux » ; avoir des voitures qui vont « plus » vite, ce n’est pas « mieux ».

Alors bien sûr, on comprend mieux comment la rhétorique progressiste renforce et s’appuie sur une autre rhétorique : celle de l’individualisation, du devenir-bulle de chaque être humain.

Au point qu’une réponse sociale à la question du sens de la vie individuelle est devenue inaudible à tous ces gens qui ne rêvent que de Planète B, de métavers, de clonage, de transhumanisme.

Voilà alors le défi politique du 21ème siècle : rompre avec cette idéologique du progrès, de la croissance. Retrouver le sens d’une vie à taille humaine.

C’est ainsi que la décroissance comme philosophie politique devrait accepter de se redéfinir comme un « humanisme sans progrès ».

Repos.


  1. Norberto Bobbio, « Progrès scientifique et progrès moral », Cités, 2001/3 (n° 7). []
  2. Albert O. Hirschman « La rhétorique progressiste et le réformateur », Commentaire, vol. 62, no. 2, 1993, pp. 303-309. []
  3. Olivier Rey, « Nouveaux dispositifs dans la fabrique du dernier homme », Conférence n°34, printemps 2012 ; cité par Cédric Biagini, L’emprise numérique, L’échappée, 2012, page 46. []
  4. Ivan Illich, Le monde diplomatique de mars 1999, https://www.monde-diplomatique.fr/1999/03/ILLICH/2855. []
  5. Hartmut Rosa, Aliénation et accélération, vers une théorie critique de la modernité tardive, La découverte, 2012. []
  6. John Stuart Mill, Principes d’économie politique, Volume II, chapitre vi, 1848. Le texte est publié dans La revue du MAUSS, 2011/1. []

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