Désarroi et espérance politiques, questions de décroissance

Je rends compte ici de l’intervention que j’ai proposée le lundi 9 mars à Grenoble dans le cadre du festival Game o-vert1, mais en beaucoup plus long.

Sur la forme, des organisateurs peu ou prou bienveillants devant la radicalité de mes analyses, abusant selon moi d’un dispositif institutionnel (conférencier en bas d’un amphi et micro qui a servi aussi bien aux questions – toutes bienvenues – des participants qu’à la manifestation – pas toujours bienveillante – de leurs propres attentes) peu propice aux critiques que j’ai essayé de présenter dans un exposé non dogmatique, mais tissant lentement un état plutôt réaliste de la situation politique. Bref, une intervention politique n’est pas un spectacle ou un concert dans lequel le conférencier s’engage à plaire au public, et il n’est jamais anormal qu’un désaccord (disagreement) cause un désagrément. Ou pour le dire plus savamment, se répéter régulièrement ses formidables lignes du philosophe Maurice Merleau-Ponty en conclusion d’un article « Sur l’abstention »2 :

« Tous les problèmes posés dans les termes les plus offensants – offensants comme l’est le malheur et comme le sont tous les bons raisonnements. »

Question d’actualité : la réforme des retraites et ses oppositions

Car, tant sur la forme que sur le fond, une décroissance comme philosophie politique, honnête intellectuellement… et historiquement, doit évidemment diriger ses critiques contre « la croissance et son monde » (le libéralisme, le capitalisme, le technologisme, le travaillisme, l’individualisme…) mais aussi contre toutes les précédentes critiques dirigées contre le capitalisme. Pourquoi ? Parce qu’elles ont échoué ! Et pourquoi ont-elles échoué ? Est-ce pour des raisons contingentes3 ou pour des raisons structurelles plus profondes ? Les analyses des décroissants se dirigent plutôt vers la seconde option et en déduisent immédiatement une conséquence politique forte : aux critiques du système doivent s’ajouter les critiques des critiques du système.

En France, la période actuelle – la réforme des retraites et ses oppositions tant syndicales que parlementaires – en fournit d’emblée une désespérante illustration. Faute d’une autocritique de leurs propres critiques, les critiques de la réforme sapent en réalité toute possibilité d’une opposition constructive et effectivement mobilisatrice. Comme je l’ai défendu ailleurs, chacun peut constater comment l’opposition à la réforme se laisse balader dans la dimension « paramétrique » sans être véritablement capable de s’opposer fondamentalement à sa dimension « systémique ». Et si elle ne le fait pas c’est parce qu’elle ne peut pas le faire ; pourquoi ? Parce qu’elle partage avec ceux qu’elle prétend critiquer un commun présupposé travailliste dans la façon de concevoir la société : faire du travail le pilier autour duquel organiser  les liens de reconnaissance sociale. Avec un tel présupposé, il ne faut pas s’étonner que ces mêmes critiques dans leur parodie de contre-proposition sapent toute possibilité d’une véritable alternative, lisons-les : « Qu’est-ce qu’un système de retraites juste ? C’est un système qui garantit quel que soit son métier ou sa condition sociale, une continuité de niveau de vie et une espérance de vie en bonne santé égale pour tous » (nous soulignons). Lisons-en d’autres (Attac) : « Construire un droit universel à la retraite sur la base de quatre principes : tenir compte des spécificités professionnelles ; combattre les inégalités, en particulier entre les femmes et les hommes, en assurant une redistribution par des dispositifs de solidarité renforcés ; garantir un montant de pension qui permette un maintien du niveau de vie lors du départ en retraite ; partir assez tôt en retraite pour que cette période de vie puisse être vécue sans incapacité » (nous soulignons).

La contradiction de cette opposition est évidente : soit on combat les inégalités, soit on les maintient quand on veut que la retraite garantisse une continuité avec le travail. Leurs présupposés travaillistes les rendent incapables de penser simplement une retraite comme du « non-travail »4 : et rien qu’à cause des inégalités dans l’espérance de vie, le principe de la continuité entre travail et retraite revient à faire cotiser les plus pauvres pour financer celle des plus riches. Ou pour le dire encore plus directement : la mort des uns finance la vie des autres ! Libérés de tels présupposés, les décroissants n’ont alors aucun mérite 1/ pour proposer une critique radicale du travail comme face aliénée du capital ; 2/ pour formuler la seule contre-proposition cohérente à la réforme des retraites : c’est la retraite inconditionnelle • Le même montant pour tout le monde (pourquoi quand elle ne « travaille » pas la femme de ménage devrait moins percevoir qu’un patron qui ne « travaille » pas non plus ?) • Une pension d’un montant suffisant pour une vie décente. • Une retraite accordée à tou.te.s, que l’on ait « travaillé » ou pas. • Qui tiendrait vraiment compte des inégalités d’espérance de vie. • Financée, non plus par une hypothèse de croissance, mais par une exigence de redistribution5.

Mais si les décroissants sont si cohérents – eux, ils ne se contentent pas de critiquer le système mais ils critiquent aussi les critiques en dévoilant les présupposés que partagent partisans et critiques d’une réforme – pourquoi leur proposition n’a-t-elle suscité aucune mobilisation ? Bien sûr on pourrait s’arrêter au « ton » avec lequel ils formulent critiques et contre-propositions et dire qu’avec plus de « diplomatie », plus de « communication », ils se rendraient plus visibles dans le débat public. Bien sûr on pourrait céder aux injonctions médiatiques et croire qu’avec les « formes », le fond pourrait faire spectacle.

Mais c’est une toute autre autocritique que les décroissants doivent assumer : c’est le fond même de leurs analyses qui fait questions. Et voilà le désarroi ; et l’espérance ?

Le désarroi : le rejet, le projet et le trajet

Je parle de « la » décroissance mais en réalité il existe des décroissances. C’est pour cela que je propose de distinguer 3 usages du terme :

  • la décroissance comme rejet ; être décroissant c’est être contre tout ce pour quoi est la croissance : c’est être anticapitaliste, antinucléaire, anti-OGM, anti-gaz de schiste…
  • la décroissance comme projet ; être décroissant c’est rêver d’une société revenue à échelle humaine, fondée sur les valeurs de responsabilité écologique, de décence sociale, d’émancipation personnelle, de partage (en particulier des surplus), de sobriété dans les besoins…
  • la décroissance comme trajet ; car entre le rejet et le projet, à moins de sauter l’étape de la transition (soit par miracle, soit par apocalypse), il va bien falloir une transformation radicale de nos modes de vie dont la boussole politique impérative sera la soutenabilité écologique.

En reconnaissant lucidement les limites politiques tant de la décroissance-rejet que de la décroissance-projet, il ne restera plus d’espoir que dans la décroissance-trajet : à condition de ne pas se faire des illusions sur ses profondes apories politiques.

Le rejet et les constats

2 évidences viennent là se choquer :

  1. L’évidence des constats : nul aujourd’hui ne peut prétendre ignorer les dégradations que la croissance économique inflige non seulement à la nature mais aussi aux modes de vie les plus ordinaires ainsi qu’à la démocratie. Nul honte à regarder la télévision, au moins le mardi soir, car entre Arte et France 5, c’est toutes les semaines qu’un documentaire vient nourrir de quoi si évidemment rejeter le monde de la croissance. Le mardi 3 mars, un documentaire sur « Le temps des arbres » sur France 5 et « Un monde sans femmes » sur Arte. Pour ceux qui préfèrent le temps de la lecture, comment ne pas recommander l’Atlas de l’Anthropocène (2019) : dérèglement climatique, fonte des glaces, acidification des océans, agriculture productiviste, forêts surexploitées, pêche industrielle, pollinisation en péril, pollutions globalisées, continent de plastique, pollution lumineuse, sols empoisonnés, perturbateurs endocriniens, régime hypercarnivore, urbanisation sans limites… Bonne lecture…
  2. L’évidence de l’immobilisation : les pétitions s’enchaînent, les indignations se suivent et se ressemblent, les cris – How dare you ? – surgissent, des catastrophes brisent régulièrement des vies ordinaires mais comment ne pas constater que rien n’y fait et que se poursuit le business as usual au nom de l’emploi, de la compétitivité, de la croissance ? Un monde de plus en plus laid, méchant et faux est en train de s’installer et au lieu de provoquer une révolte généralisée, c’est la sidération et la brutalisation (la répression policière) qui semblent l’emporter.

Comment expliquer un tel hiatus entre l’évidence du constat et la poursuite aveugle d’une croissance pour la croissance :

  1. Au temps du spectacle généralisé, quand l’information en continu envahit nos temps de cerveaux disponibles, son accélération permanente dégrade inéluctablement toute mobilisation en simple motivation : sitôt informé, sitôt indigné, sitôt motivé, une nouvelle information tout aussi révoltante vient remplacer la précédente, et le temps de la mobilisation – qui demande patience, organisation, discussion, coordination – arrive toujours en retard car le prochain train de la prochaine motivation entre déjà en gare. « Motivés, motivés, il faut rester motivé », chantait Zebda mais comment ne pas se rendre compte que si la motivation devient une injonction, c’est qu’elle n’est déjà plus porteuse d’aucun mouvement ?
  2. La mondialisation nous dépasse : c’est tout le paradoxe de l’anthropocène qui est la fois l’effet de la surpuissance des industries technoscientifiques et celui de l’impuissance des peuples à participer démocratiquement à l’expression d’une volonté générale qui seule pourrait collectivement choisir d’autres mondes possibles. C’est ce dont Günther Anders avait tellement le pressentiment quand il analysait les effets du nucléaire sur notre sens des responsabilités. Par la seule dimension de son potentiel apocalyptique, le nucléaire nous décharge de la responsabilité : par « indifférence à l’apocalypse ». Il faut s’apercevoir que l’on s’attendait à l’inverse : à savoir que c’est la démesure même de la menace nucléaire qui devrait être la cause de la conscience de la menace. Or, Anders explique exactement le contraire : « C’est la menace elle-même qui contribue de façon funeste à sa propre minimisation »6. Pour 2 raisons : la première, c’est que la menace dépasse notre capacité limitée de compréhension, le nucléaire est un phénomène « supraliminaire ». La seconde raison, c’est que « face à l’idée de l’apocalypse, notre âme déclare forfait »7.

→ Pour la décroissance-rejet, il faut écouter la leçon : le constat d’un monde de plus en plus indécent socialement, irresponsable écologiquement et infantilisé politiquement ne débouche pas sur les mobilisations attendues, espérées. Pour rejeter le monde de la croissance, ces constats sont politiquement nécessaires, mais ils sont insuffisants.

 Le projet et les rêves

Ce n’est pas parce que l’on est critique sur tous les fronts – critique de la croissance, critique des critiques du capitalisme, autocritique de la décroissance – que l’on verse dans un nihilisme pessimiste, où l’on ne verrait que du mal partout. C’est même exactement le contraire car c’est seulement à partir des Temps modernes que la politique va se définir non plus par rapport à un idéal du Bien mais par un réalisme du Mal. On pense d’abord évidemment à Machiavel qui envisage la question politique sous l’angle du Pouvoir (la ruse du renard et la force du lion, voilà les principes du Prince s’il veut acquérir le pouvoir, et le conserver).  Le réalisme consistera alors à s’enfermer dans cet empire du mal pour, au mieux, se contenter de « laisser-faire » une main invisible (Adam Smith), pour entre deux maux choisir le moindre8.

A rebours (si, si !), les décroissants ne doivent pas hésiter à renouer avec la conception antique – plus particulièrement aristotélicienne – de la politique comme recherche du Souverain Bien9. C’est bien d’ailleurs toujours par rapport à un idéal que l’on peut juger que les choses vont mal : toute critique, tout jugement repose, explicitement ou implicitement, sur une attente d’un bien10. Les décroissants peuvent même aller plus loin et oser défendre les enjeux moraux de leur doctrine politique11.

Ces questions du Bien, de la finalité, de la morale, ce devrait être le retour de la question du sens en politique12.

Ce qui peut donner sens – c’est la sensibilité/résonance qui permet à la signification de s’orienter13 – à une politique, ce sera donc sa capacité à afficher à son fronton un certains nombre de valeurs14 :

  • Quelles sont les valeurs que l’on pourrait afficher au fronton de la décroissance-projet ? Que ce soit à l’issu de discussions collectives ou lors d’une intervention précédente, 4 valeurs ressortent, ce sont : la sobriété, l’émancipation, le partage et la convivialité.
  • A moins de croire en l’absoluité de valeurs sub specie æternitatis inscrite dans un Ciel métaphysique, et sans pourtant tomber dans un relativisme (« stupide ou obtus », selon Richard Rorty), la revendication politique des valeurs que devrait assumer la décroissance suppose que ce soit toujours d’un certain point de vue humaniste. C’est là qu’une distinction claire entre anthropocentrisme – à réfuter, à relativiser – et anthropomorphisme – à définir, à défendre- devient indispensable : ce n’est pas parce qu’il faut refuser de faire tourner le monde autour de l’homme qu’il faut pour autant croire que nous les hommes nous puissions interpréter et comprendre le monde en nous détachant totalement de notre point de vue humain : qui pourrait s’extraire/s’abstraire de son propre point de vue pour prendre celui de Dieu, c’est-à-dire littéralement considérer la diversité des cultures de nulle part ou en dehors de toute perspective ? L’acceptation de notre finitude (nous ne sommes pas des dieux mais nous sommes des humains) implique l’acceptation d’une certaine valorisation de l’humain en tant que tel : les décroissants ne doivent pas nous faire jeter le bébé humaniste avec l’eau de l’anthropocentrisme.
  • Ce maintien d’un idéal humaniste reconsidéré est particulièrement utile quand il s’agit de répondre à ces décroissants qui réduisent la décroissance à la décroissance démographique ; eux aussi, comme tout bon capitaliste, ils croient qu’ils sont réalistes et qu’ils disent la vérité parce qu’ils sont méchants ! Défendons plutôt un humanisme qui fait place à une démographie responsable qu’un anti-humanisme qui – faute de remettre en cause radicalement nos modes de vie – croit qu’ils y a trop d’humains alors qu’il n’y a que trop d’automobilistes !

Fort bien, il est donc sensé qu’il y ait dans tout décroissant un idéaliste dont le ciel s’étoile de valeurs « humanistes » : pas de décroissance rejet sans la perspective d’une décroissance-projet. Mais :

  1. Une valeur qui n’aurait de sens que « pour moi » ne serait pas une valeur (mais ce serait seulement une « préférence faible ») : dans une valeur, il y a donc toujours l’attente d’un partage15. Mais même si nous désirons que toutes nos valeurs soient partagées par tout le monde devons-nous croire qu’elles le sont ? C’est là qu’il faut commencer à parler d’espérance – pour ne pas en rester au désarroi – et distinguer, à la suite de Joanna Macy, entre un « espoir actif » défini comme « le désir d’y arriver » et un espoir défini comme la croyance d’y arriver. Il est donc permis d’espérer mais cela ne doit pas signifier la croyance (certitude illusoire) que « yaka » ou « fokon » ; cela veut juste dire qu’on le désire, le souhaite, voire le veut. Les décroissants désirent que les valeurs auxquelles ils croient soient partagées mais ce n’est pas parce qu’ils y croient qu’ils croient que tout le monde y croit. Soyons honnêtes : Les décroissants sont minoritaires, et en cela ils héritent de la vieille lignée du socialisme utopique.
  2. Mais même conscients de cette minorité, les décroissants ne doivent pas se raconter qu’ils auraient raison, eux mais pas les autres ; eux, parce qu’ils sont « humains », et les autres parce qu’ils auraient tort, parce qu’ils n’auraient pas compris, parce qu’ils ne seraient pas conscients, parce qu’ils seraient aliénés alors que les décroissants seraient lucides. Le désarroi révolté de la décroissance-rejet ne doit pas nourrir un désarroi prétentieux de la décroissance-projet ; encore une fois, ne nous trompons pas d’espoir !
  3. Le projet d’une décroissance désirable – et il faut tenir cet espoir – vient donc ici buter sur les difficiles questions de l’aliénation et de ce que nous pourrions juger comme de « faux besoins ». a/ Non seulement nous devrions être capable de justifier une critique des faux besoins et des besoins aliénés sans tomber ni dans le paternalisme (despotisme qui prétend savoir ce qui est bon-heur pour les autres) ni dans le perfectionnisme (doctrine morale qui prétend reposer sur une conception de l’excellence de l’être humain) et pour cela nous devrions disposer d’une conception « sensible » de l’aliénation (conception peut-être fournie par les 2 derniers ouvrages d’Hartmut Rosa, Résonance (2018) et Rendre le monde indisponible (2020)). b/ Mais encore les décroissants ne devraient pas faire l’impasse sur la dimension désirable du capitalisme. Bien sûr, ce serait plus simple si tout le monde était d’accord pour affirmer que le capitalisme était indésirable : mais ce n’est pas le cas, ni chez les dominants, évidemment, ni même chez les dominés ! Il faudrait là retracer toute une histoire des 3 formes du capitalisme  : le capitalisme-production porte en lui la promesse que c’est la croissance économique qui finira par régler la question sociale de la misère (c’est la théorie du ruissellement – trickle down theory) ; mais à partir de la crise de 29, le capitalisme-consommation amorce ce que Dany-Robert Dufour qualifie de « tournant libidinal du capitalisme »16. Il me semble qu’aujourd’hui le capitalisme addictif (Patrick Pharo, PUF, 2018) est en train de réussir une nouvelle étape : celle de l’internalisation par chaque individu des contradictions externes du capitalisme. C’est à chacun de supporter les contradictions du capitalisme, dans sa propre intériorité vécue : comment voulez-vous alors que la personne soit le foyer de l’autonomie et de l’émancipation quand chacun est déjà occupé – occupé comme les nazis occupaient la France, et trouvaient des collabo-rateurs dans leur entreprise – à devoir porter sur ses épaules la double contrainte (double bind) des désirs insatiables et de la souffrance/frustration ? Faut-il alors s’étonner qu’une thuriféraire du capitalisme comme Ayn Rand en viendra à faire de l’égoïsme la vertu centrale du capitalisme ? C’est faute de cette reconnaissance de la désirabilité du capitalisme que beaucoup (trop) de décroissants ont vu dans les gilets jaunes les idiots utiles du consumérisme.
  4. La décroissance-projet rêve du Commun ; moi aussi. Mais qu’est-ce qui me garantit que le rêve du Commun soit un rêve partagé en commun ? Là encore, lire Ayn Rand pour constater à quel point l’idéal d’une vie sans les autres peut constituer l’idéal de certains :  là où le libéralisme promouvait une vie les uns contre les autres, Ayn Rand va plus loin dans l’hyperindividualisme assumé.
  5. Enfin – quand vient la question des moyens – la décroissance-projet ne devrait-elle pas encore protéger ses rêves d’un double danger porté par les illusions de l’exemplarité : celui de l’éducation et celui de l’essaimage ? L’enfer peut être pavé de bonnes intentions mais les décroissants doivent-ils – comme tant d’autres avant eux et encore aujourd’hui – croire que l’on ne peut changer la société qu’en changeant au préalable les hommes17 ? Combien de fois a-t-on entendu que « tout devrait commencer par l’éducation » ? Sans douter de la générosité bienveillante d’une telle proposition, comment ne pas conseiller de relire sans tarder Une société sans école d’Ivan Illich ? Car depuis la nuit des temps, toute pédagogie est venue buter sur l’aporie des éducateurs des éducateurs ? La résolution de cette aporie suppose des éducateurs exemplaires dont l’hypothèse même suggère une forme de totalitarisme éclairé…
  6. Reste l’illusion de l’essaimage : « Si tous les gars du monde se donnaient la main… » Et les filles ? Là aussi, cela fait quelques années que j’ai essayé de montrer qu’en face des « fables du capitalisme » les anticapitalistes des « utopies concrètes » n’opposaient que leurs propres fables dans une longue séquence – prétendant d’ailleurs résoudre ainsi le problème de la transition alors que les faits montrent qu’avant d’échouer – en étant récupérées – toutes ces « alternatives concrètes » n’ont le plus souvent fait que renforcer le système qu’elles prétendaient critiquer : prise de conscience individuelle → exemplarité → préfiguration → essaimage → bifurcation. Le bilan est terrible : ces expérimentations minoritaires, ces « eSpérimentations » comme j’avais forgé le mot lors de mon engagement dans les monnaies locales complémentaires (MLC), sont certes motivantes et même mobilisatrices dans un premier temps, mais « cela ne prend pas »18 et alors, faute de monde, soit elles retournent très vite vers des variantes green washed du capitalisme dans son versant numérique le plus souvent, soit elles se replient dans des « communautés terribles », dans l’entre-soi des liens affinitaires : le bilan que l’on peut faire de ces eSpérimentations monétaires est caractéristique de la problématique générale de la décroissance, coincée entre rejet nourri par des constats évidents et projet prenant ses désirs pour des croyances. Reste le défi : Comment maintenir l’espoir sans tomber dans le déni du désarroi ?

→ Pour la décroissance-projet, il faut écouter la leçon : le rêve d’un monde où règneraient la sobriété, l’émancipation, le partage ne suffit pas pour déboucher sur les mobilisations attendues et donc espérées (Esperar en espagnol, c’est attendre). Pour atteindre d’autres mondes possibles, ces rêves sont nécessaires parce qu’ils nous fournissent des étoiles qui, à cette époque obscure nous permettent de nous orienter, mais ils ne sont pas politiquement suffisants.

Le trajet et ses apories

Nous voilà bien ou plutôt on pourrait croire que nous voilà mal, ou l’inverse car nous venons de largement restreindre beaucoup des illusions portées tant par la décroissance-rejet que par la décroissance-projet, ce qui doit constituer un bilan d’étape globalement positif. Mais insuffisant pour se permettre d’espérer une décroissance-mobilisation. Comment poursuivre sur cette voie hypercritique ? Si nous nous laissons glisser sur la pente du rejet, nous risquons de perdre nos idéaux, en particulier démocratiques et humanistes et c’est peut-être un « écofascisme » qui nous menace : sans jouer au prophète, on peut quand même remarquer que, vu le rapport de forces, il y a plus à s’attendre que le fascisme se teinte d’écologie qu’à craindre que l’écologie devienne fasciste. Si nous nous laissons aspirer/inspirer par les sommets du projet, nous risquons de prendre nos désirs pour des réalités, avec pour conséquence terrible que, devant les difficultés à essaimer, les meilleures volontés – faute d’autocritique assez roborative – désertent le monde commun pour se réfugier dans les oasis des « gens bien », ce qui ne sera qu’une variante cool de la dissociété (Jacques Généreux), de la sécession : on peut penser aujourd’hui à l’attrait du survivalisme. Les plus généreux de ces idéalistes nous expliqueront qu’en fait l’effondrement ne nous empêchera pas de vivre, à condition de le prendre avec philosophie (avec « collapsosophie« ), oubliant par là qu’une telle sagesse ne peut pas être à la fois la condition et l’effet d’une société conviviale (ou alors c’est encore une fois mettre la charrue avant les bœufs).

Comment faire ? Comment permettre aux décroissants d’espérer ? Nous avons besoin de la spiritualité portée par la décroissance-projet ; nous avons besoin de la connaissance des limites portée par la décroissance-rejet. Philosophiquement, c’est la vieille question de l’articulation entre liberté et nécessité19 ; politiquement (Antonio Gramsci), nous avons besoin du pessimisme de la raison et de l’optimisme de la volonté.

→ Nous devons désirer un idéal, mais sans y croire ; nous devons constater les catastrophes et les risques d’effondrement mais sans faire de nécessité loi. Si nous en faisons une question d’attitude, alors une piste éclairée peut s’ouvrir si nous nous rappelons ce qu’il y a bien longtemps les premiers sceptiques (Pyrrhon, vers 365–275 av. J.-C.) ont nommé « suspension du jugement », « mise entre parenthèses », épochè (ἐποχή).

C’est peut-être ce que Serge Latouche nomme « décolonisation de l’imaginaire », c’est-à-dire une attitude (hexis, habitus) qui nous permet de nous libérer effectivement des cadres de pensée de la croissance et de son monde. En effet, tant que nous restons prisonniers de la décroissance-rejet – au risque de la sidération – ou de la décroissance-projet – au risque de la sécession -, dans les deux cas nos motivations ne déboucheront pas sur des mobilisations politiques.

Il nous faut donc savoir qu’il y a des limites mais sans que ce savoir détermine nos engagements politiques : pour cela, nous pouvons faire comme si ces limites n’existaient pas. Et là nous commençons à entrevoir une porte de sortie quand nous nous posons la question : en l’absence de limites, est-ce que nous défendrions quand même nos valeurs de sobriété, de partage, de convivialité ? Alors, faisons un exercice de pensée, imaginons un monde sans aucune limite de soutenabilité écologique, et (en passant de la question écologique à la question sociale) dans laquelle les richesses marchandes seraient si abondantes que personne n’aurait à souffrir de la misère, est-ce que nous préférerions quand même une société du gaspillage ou une société de la mesure, une société de la compétition ou une société de la coopération, une société inégalitaire ou une société de la décence, une société de la domination ou une société de l’entraide, une société de l’avoir ou une société de l’être… Chacun peut voir de quel côté penchent les décroissants quand il s’agit de défendre un vivre-ensemble, entre nous les humains, mais aussi avec tous les autres vivants, avec la nature…

Voici donc en quelques phrases comment on peut présenter l’attitude20 qu’il faudrait adopter pour à la fois relier le rejet et le projet et éviter les dénis politiques du rejet et du projet : car c’est le trajet qui fera la transition entre ce monde que nous rejetons et ce(s) monde(s) que nous projetons. Mais pour envisager politiquement ce trajet, il faut s’être libéré des pièges du rejet et du projet. Autrement dit : pas de définition de la décroissance comme trajet sans attitude épochale21.

La décroissance-trajet est donc d’abord une attitude politique dont on peut esquisser deux premiers traits :

  1. La décroissance-trajet demande un cheminement dans l’attitude politique, degré par degré. Il faut commencer par réaliser que « la croissance n’est pas la solution mais qu’elle est un problème » : cela définit l’attitude de l’objecteur de croissance. Cette attitude aujourd’hui gagne de plus en plus de consciences politiques, dans tous les partis, éventuellement sous le nom de croissance verte, de développement durable, de règle verte… Seulement voilà, faire ses adieux à la croissance c’est nécessaire mais c’est absolument insuffisant, pourquoi ? Parce que ce que l’on appelle le « jour du dépassement » (Overshoot Day) est arrivé l’an dernier le 29 juillet : autrement dit, le 30 juillet 2019 l’empreinte écologique dépassait la biocapacité de la planète. Nos modes de vie dépassent les plafonds de la soutenabilité écologique : au delà du jour du dépassement, nous vivons à crédit sur les générations futures (Il est vrai, Ayn Rand nous expliquerait qu’aujourd’hui nous vivons sans ces générations futures !). Il ne suffit donc pas d’être « objecteur de croissance » et de demander à ne pas dépasser les limites ; car elles sont déjà dépassées ; il faut donc repasser sous ces plafonds ; c’est cela « être décroissant ». Mais ce n’est pas suffisant et c’est maintenant qu’il faut rendre justice aux collapsologues : Ivan Illich nous avait depuis longtemps averti qu’il existe des seuils de contre-productivité passés lesquels certaines institutions (telles l’école, la santé, les transports, les communications…) autodétruisent leur fonctionnement. La collapsologie nous permet de penser qu’au-delà de certains seuils au-delà des plafonds dépassés, il ne servira plus à rien de repasser en dessous parce que le dépassement aura été tel que même en cas de retour, les conditions de soutenabilité auront été irréversiblement sapées. Il y a donc quelque urgence à devenir décroissant. Mais il faut encore poursuivre : je propose – à partir d’une conception coopérativiste de la vie sociale – d’étendre cette notion d’effondrement – qui vient des conditions écologiques de toute vie sociale – à la vie sociale elle-même. Alors que dans toutes les sociétés ce sont les systèmes de coopération qui fondent la vie sociale, aujourd’hui nos sociétés de la « modernité tardive » (Hartmut Rosa) privilégient les logiques d’individualisation et de compétition, sans se rendre compte que ce sont ces logiques qui précisément sapent les logiques de coopération sur lesquelles elles ne peuvent pourtant pas ne pas se baser : la croissance et l’accélération produisent une société sociocidaire, et bien nous y sommes ! Mais, in fine, si nous voulons espérer une mobilisation politique pour passer d’un monde que nous rejetons à des mondes que nous rêvons, nous devons accepter qu’aucune heuristique de la peur (Hans Jonas) ne sera jamais mobilisatrice : alors quand bien même nous savons les dépassements, les accélérations, les effondrements, nous ne devons pas stoïquement faire avec et nous adapter (lire Barbara Stiegler) : nous devons résister.
  2. La décroissance-trajet vient relier la décroissance-rejet à la décroissance-projet : mais pourquoi suscite-t-elle au mieux tant de méfiance, sinon tant d’invisibilité ? C’est qu’elle n’hérisse pas seulement les partisans de la croissance mais aussi beaucoup de ses critiques, même chez de potentiels décroissants : en particulier tous ceux qui ne voient pas le besoin politique d’une transition et qui croient qu’entre rejet et projet un « saut » (Albert Camus) est possible. Vieux débat chez les marxistes entre les différentes internationales (de la deuxième à la quatrième). Avec les décroissants du rejet comme du projet, nous partageons la conviction politique que nous devons partir de ce monde de la croissance. Mais à condition de ne pas mettre entre parenthèses la parenthèse d’une transition, à condition d’accepter que si l’on veut passer de la motivation à la mobilisation, si l’on veut sortir de l’entre-soi certes pur mais groupusculaire, alors il ne peut pas être question « à la longue » de se couper démocratiquement de la majorité. Oui, oui, cette majorité chez qui nous pouvons constater un désir de croissance, de vitesse, de progrès technologique. Cela a une conséquence politique peut-être aporétique : ce n’est qu’à partir de ce monde que l’on peut espérer en partir. Ou alors on retombe dans les illusions du grand saut. A défaut d’une Espérimentation monétaire réussie, j’ai quand même tirer une leçon positive de mon engagement dans les projets de monnaies locales : même si on rejette le monde du fric, même si on rêve d’une « monnaie alternative », il n’y a qu’une seule façon d’amorcer démocratiquement un tel processus de décroissance de l’argent vers une monnaie de la décroissance, vers une « monnaie du lien » (Jean-Michel Servet), c’est de partir d’une monnaie locale adossée à l’euro. Tout l’enjeu politique d’une telle expérience, c’est alors de faire accepter qu’il n’y a là qu’un trajet qui ne vaut que par le rejet d’une économie qui phagocyte le social et par le désir d’une vie sociale relocalisée ayant remis l’économie à sa place. L’expérience m’a appris que – au sein même des projets de MLC – les freins à la transformation venait de ceux qui ne rejetaient pas le fric ou qui ne rêvaient pas vraiment d’alternative. Au moins, maintenant, je sais quelles erreurs il ne faudrait plus répéter.

→ Pour la décroissance-trajet, il faut écouter la leçon : pour repasser démocratiquement sous les plafonds de la soutenabilité écologique, nous savons plutôt ce qu’il ne faut pas refaire. Car il y a un piège dans lequel même les meilleures volontés peuvent tomber, c’est le coup du « la prochaine fois, nous, on ne veut pas écouter les leçons des anciens, parce qu’avec nous ce sera nouveau ». Ah quand on est du côté des partisans acritiques du monde du nouveau incessant, de la start-up nation, du « tout nouveau, tout beau », du self-made man qui se raconte qu’il est parti de rien, voilà le type d’opposants dont on ne doit pas oser rêver tellement leur naïveté est le meilleur ingrédient du « tout changer pour ne rien changer » (Le Guépard).

L’espérance du trajet : un défi idéologique à relever

C’est donc en adoptant politiquement l’attitude de la décroissance comme trajet, comme « époque », qu’il est permis d’espérer. Cet espoir a un prix : il a fallu désespérer Billancourt (André Gorz, Adieux au prolétariat, Paris, 1980) ; nous faudra-t-il aujourd’hui désespérer le colibri, le consomm’acteur, le créatif culturel et peut-être même le zadiste…

De ce point de vue, j’ai évolué par rapport à ce que je défendais il y a quelques années (Michel Lepesant, Politiques de la décroissance, Paris, 2013). Sur la fin, après avoir distingué trois « pieds de la décroissance » – les alternatives concrètes, le spectacle politique et l’idéologie – je croyais que chacun de ces pieds pouvait venir renforcer l’autre. Je me suis trompé : a/ non seulement la scène politique est vampirisé par les processus électoraux, b/ mais les alternatives ne sont « concrètes » qu’en apparence et la probabilité est (trop) forte qu’en réalité elles ne construisent au mieux que des oasis abstraits/séparés de la vie commune et populaire.

Aujourd’hui je ne désire plus croire qu’au travail idéologique : qui peut porter sur des analyses et des constats sur les mondes vécus et qui peut oser des « visions » sur des mondes désirables, mais qui essentiellement doit affronter le défi politique de la décroissance-trajet : par des propositions programmatiques, radicales.

Le précédent néolibéral

Une grande partie de ma conviction trouve son modèle dans le travail idéologique qui a été effectué par nos « adversaires » néo-libéraux. Leur histoire est formidablement retracée par Serge Audier : Néo-libéralisme(s), une archéologie intellectuelle, Paris, 2012. Quand à la fin des années quarante du siècle dernier, les partisans du libéralisme constatent que leurs convictions sont en train de se faire écraser – communisme soviétique, front populaire, New Deal, le socialisme paraît triomphant et il n’a pas encore fait son aggiornamento social-démocrate ! – au lieu de se replier sur une doctrine sclérosée, ils acceptent de relancer la machine à controverses. Du Colloque Lippmann (1938) aux victoires électorales de Margaret Tatcher (mai 1979) et Ronald Reagan (fin 1980), en passant par la Société du Mont Pèlerin (avril 1947) et l’École de Chicago menée par Milton Friedman, les néo-libéraux vont reconstruire idéologiquement toute une grille conceptuelle pour reconquérir l’hégémonie culturelle (Antonio Gramsci).

Ne croyons surtout que cette reconquête idéologique a fait l’économie de terribles débats ; bien au contraire, et la reconstitution idéologique de Serge Audier n’oublie de rappeler aucun des désaccords de fond, des manoeuvres de clans : un modèle de travail idéologique.

Comment ne pas constater le succès de leurs utopies, au point qu’aujourd’hui, le champ politique vérifie ce mot d’un humoriste du siècle précédent à propos de la France : « Il y a deux droites, dont l’une s’appelle la gauche ».

En face, c’est malheureusement la paresse idéologique qui semble dominer. De l’extrême droite à l’extrême gauche, quel parti porte la moindre critique contre le travaillisme, le progrès, l’emprise technologique ? Lequel fait de la critique de l’individualisme le socle de fortes revendications pour « changer la vie » ?

De quelques dossiers

Qu’est-ce que la décroissance nous permet d’espérer, idéologiquement ? La seule voie possible est-elle celle d’une conquête de la prochaine hégémonie culturelle ? Ne passons pas d’une illusion à une autre et dispensons-nous d’espérer le moindre renversement majoritaire en faveur de nos idées. Mais dans un débat démocratique, nous devrions juste nous satisfaire que nos positions et nos revendications, même minoritaires, soient considérées et discutées. Si et seulement si elles assument leur cohérence, elles auront un potentiel de basculement.

Ne nous racontons pas qu’aujourd’hui nous avons assez d’épaisseur politique pour jouer ce rôle dans le débat public. Alors il va nous falloir se mettre au travail idéologique, sans illusion, sans attendre. Help, nous avons besoin d’aide pour cet effort de discussions et surtout de controverses. Nous avons besoin d’aide dans tous les domaines de compétence : en anthropologie, en économie, en histoire, en écologie… Partout.

Se lancer dans tous les rayons de la réflexion, à partir d’un noyau suffisamment fondé pour éviter de se saborder à la première difficulté, sans tabous, sans sujet interdit à partir du moment où nous considérons que l’axe réellement politique de la décroissance, autour duquel tourne rejet et projet, c’est le trajet.

Des idées de controverse ? Rien que dans le domaine de l’économie – « – Ah non, si tu parles d’économie alors tu restes prisonnier du cadre de la croissance », allons-nous entendre de la part des plus-décroissant-que-moi-tu-meurs mais comme nous nous y attendons, nous garderons le cap – les sujets ne manquent pas. J’en évoque quelques-uns : dépassement ou abolition de la propriété privée, articulation de monnaie locale/monnaie publique, place de la gratuité, utilisation de la fiscalité… « – Ah non, pas la fiscalité, parce que les impôts, c’est l’État et qu’il faut être contre l’État ». « – Je veux bien me passer d’État mais comme je préfère l’interdépendance à la dépendance, je ne vois pas comment si je défends le commun, je pourrais me passer d’un collectif qui disposera de moyens qu’il aura collectés, mais je suis prêt à imaginer un impôt-temps plutôt qu’un impôt-argent ». Et il faudra aussi discuter de la dette, des prix, du rôle des entreprises et de leur organisation démocratique et même d’un certain marché, des niveaux de subsidiarité (ce qui suppose institutionnalisation et au minimum quelque fédéralisme…), de ce qu’est un « revenu », de l’équilibre entre capital social, capital culturel et capital économique, des niveaux décents des patrimoines, du partage des tâches ingrates…

Mais aussi questions écologiques (l’énergie, la répartition entre part utilisée et part sauvage de la nature, l’eau, l’air, la terre…), questions sociales (l’école, la santé, les transports, les lieux de vie…), et surtout questions politiques : quel pouvoir, quel contrôle, quelle délégation, comment permettre vraiment à une volonté générale non seulement de s’exprimer mais surtout de se réaliser, quels modes de décisions, quelles libertés individuelles, quel équilibre entre liberté et responsabilité, quelle priorité donner à l’égalité, quelles institutions si on refuse que les différences deviennent des inégalités, quelle tolérance quelles frontières…

Toutes ces questions doivent être posées, « dans les termes les plus offensants », mais aujourd’hui, chez les décroissants elles restent (presque) sans réponse. Reconnaissons qu’elles ne supportent aucune réponse immédiate ; reconnaissons qu’elle attendent une attitude beaucoup moins spontanée que la décroissance-rejet et que la décroissance-projet ; osons écrire qu’elles attendent des réponses plus « intellectuelles » quand le rejet peut se contenter de la peur ou de la colère et le projet de l’enthousiasme. La décroissance-trajet est donc bien le « pari de la décroissance » évoqué par Serge Latouche : là où rejet et projet peuvent réussir à motiver mais échouent à mobiliser, il est permis d’espérer que les réponses systémiques que la cohérence du trajet devra porter seront mobilisatrices.

Même si ces questions portent toutes sur ce que c’est que vivre humainement, la décroissance-trajet n’a donc presque rien à dire sur comment vivre aujourd’hui de façon décroissante – même si c’est tout à l’honneur de la décroissance de se faire sans cesse interroger sur la cohérence chez ses partisans entre les actes et les discours – parce qu’en amont et en aval de nos engagements il y a des causes et des effets dont nous ne maîtrisons pas vraiment les conséquences sur notre cohérence idéologique. Il faut espérer qu’un jour – dans pas trop longtemps – nous aurons suffisamment avancé dans la proposition d’un « nouveau paradigme » décroissant pour ne plus rester sans réponse devant ces question du « comment faire ? ».

Voici exposées logiquement les réflexions que j’ai essayé de partager lors de cette intervention ; « partager », mais qu’est-ce que cela veut dire ? « – Ah non, là on n’a plus le temps, il faut aller consommer la prochaine conférence ». Sans commentaire !

  1. Méthode : mon intervention orale était une recherche à voix haute, suivant l’ordre de l’analyse et de l’exploration, sachant qu’en 2 heures je ne pouvais espérer guère mieux que faire miroiter une critique radicale ; le compte-rendu écrit est une synthèse, en suivant l’ordre logique de l’exposition. []
  2. Signes, pages 397-401, Paris, 1960 []
  3. Ce qui laisserait ouverte la possibilité que la prochaine fois, cette fois-ci ce sera la bonne… et en avant pour le cauchemar chronique d’Un jour sans fin. []
  4. Ce qui n’empêchera pas que la retraite soit une vie pleine d’activités ! []
  5. Cette revendication d’une retraite inconditionnelle n’est qu’un aspect d’une revendication plus générale en faveur d’un droit inconditionnel de retrait : droit inconditionnel au temps partiel, revenu inconditionnel, retraite inconditionnelle… []
  6. Günther Anders, Le temps de la fin, page 44, Paris, 2007. []
  7. Günther Anders, L’obsolescence de l’homme, page 300, Paris, 2002. []
  8. Jean-Claude Michéa, L’empire du moindre mal, Paris, 2007. []
  9. D’une façon plus générale, les décroissants dans leur critique de la modernité ne doivent pas hésiter à s’insurger contre la réduction cartésienne de l’explication du monde à la seule cause mécanique, efficiente, pour redonner toutes ses lettres de noblesse à une certaine finalité. []
  10. C’est là le grand apport de la Théorie critique que de fonder sa critique sociale sur la « transcendance intramondaine » portée par toute critique empirique. []
  11. « Quand on a traversé et vu les choses qu’enfant j’ai traversées et vues, il est difficile de ne pas devenir moraliste », Günther Anders, Et si je suis désespéré que vous voulez-vous que j’y fasse ? , p.26, Paris, 2007. « Le moraliste doit au moins, pour sa part, exiger qu’on s’y essaie… Il s’agit exclusivement pour lui de commencer l’expérience, de tenter des « exercices d’élongation morale » », Günther Anders, L’obsolescence de l’homme, p. 305, Paris, 2002. []
  12. Et c’est cela que les 3 dernières (f)estives de la décroissance ont commencé à défricher/déchiffrer ces 3 dernières années : sens de la vie, de la technique et de l’histoire. []
  13. A contrario, le monde de la croissance peut se caractériser par l’insensibilité, l’absurdité et la course hamstérienne à la croissance pour la croissance. []
  14. A contrario, dans le monde de la croissance, l’argent fournit un équivalent général pour lequel tout peut s’équivaloir, et donc s’échanger ; d’où matériellement la marchandisation généralisée et moralement le relativisme généralisé. []
  15. Valeur = Sacré (surréel + symbole) + Partage. []
  16. Dany-Robert Dufour, « Le tournant libidinal du capitalisme », Revue du MAUSS, Consommer, donner, s’adonner, 44|2014, pages 27-45. []
  17. C’est contre un tel préalable que je défends depuis quelque temps que la société précède les individus, que la coexistence précède l’existence, que le sentiment d’exister est d’abord un sentiment de coexistence… []
  18. https://www.letemps.ch/economie/monnaies-locales-peinent-seduire et aussi https://mrmondialisation.org/monnaies-locales-un-outil-de-lutte-contre-le-neoliberalisme-qui-peine-parfois-a-se-developper/ []
  19. Depuis les stoïciens jusqu’à Marx quand il distingue entre les 2 royaumes. []
  20. Cette « disposition acquise » devra débuter par une « désaccoutumance à la croissance » (Ivan Illich), comme pour une cure de désintoxication. []
  21. Pas de définition de la décroissance comme parenthèse ou « époque » sans attitude de mise entre parenthèses du rejet et du projet. []

3 commentaires

  1. Ma vieille cervelle de 82 ans , qui n’ a jamais été d’ une grande agilité , peine à te lire , Michel , mais je crois être assez d’ accord avec le fond de ton texte . Un peu déçu cependant que tu n’ aies pas poussé plus le bouchon sur le problème des retraites . Car oui , c’ est une triste évidence : on est en train de passer à côté d’ une occasion majeure de poser au grand jour du débat public la question du revenu d’ existence inconditionnel … que l’ exigence d’ une retraite inconditionnelle égale pour tous/toutes , telle que tu l’ évoques rapidement , permettrait d’ introduire avec un maximum de compréhensibilité .
    Au cours des marches auxquelles j’ ai participé ( à Chambéry ) , je n’ ai vu qu’ une fois une pancarte (individuelle ) formulant cette exigence . Et pourtant … j’ ai cru sentir un bon accueil à cette idée le jour où , accédant au micro d’ une manif , j’ ai essayé de répercuter la proposition que j’ avais entendue , la veille , dans un forum du « Média » : celle d’ une allocation de retraite universelle d’ un montant unique ( de 2000 € mensuels ) … bien plus égalitaire que toute cette comptabilité boutiquière que génère la recherche d’ un  » taux de remplacement du salaire  » , qui tend à faire passer pour équitable ce qui n’est que le prolongement dans le temps du « non -travail  » des pires inégalités accumulées au long des parcours professionnels . Où l’ on sait bien que , de surcroît , celles et ceux qui ont enduré les plus grandes fatigues et reçu les plus petits salaires seront récompensés par les plus petits montants de retraite et la plus faible espérance de vie … brute comme  » en bonne santé  » !
    J’ aimerais retrouver trace de cette proposition , qui émanait d’ un groupe de travail de « Sud Rail  » coordonné par une économiste dont j’ ai oublié le nom . Un des lecteurs de ce blog pourra-t-il me remettre sur le rail de cette proposition … qui mériterait d’ être diffusée au moins pour débat ?

  2. Merci , Michel , pour cette très claire explication de tout ce qui a pu nous bloquer , nous freiner , voire nous diviser .
    Moi aussi j’ai regardé Arte , hier soir , mais n’attendons pas du plateau d’E.Quin et de ses invités un coup de pied salutaire …encore moins un projet de  » décroissance- trajet « . Belle idée , mais plus difficile à expliquer que les 2 autres !
    Avons nous le temps ? tu me diras que de toute façon , il est déjà trop tard… laisse moi le temps de passer une nuit là dessus et cogitons sur une autre proposition :
     » réfléchir à l’ABOLITION DE L HERITAGE ;
    il ne s’agit pas d’abolir toute la PROPRIETE , mais de mettre en place le DROIT D USAGE :on use de sa maison et de sa terre la vie durant , mais lorsqu’on décède , le tout revient à la commune qui peut vendre ou louer-aux prix du marché – , avec un droit de priorité limité dans le temps pour les héritiers directs.  »
    Qu’en penses tu ?

  3. Author

    Je viens d’écouter Jade Lindgaard sur Arte (28 ‘) qui s’étonnait que depuis des années, alors que toutes les propositions pour réussir une transition écologique sont sur la table, les politiques semblent les ignorer et poursuivre le business as usual. Et elle poursuivait en donnant quelques exemples de telles propositions : ce n’était que du développement durable ou de la croissance verte. Et là, il ne semblait pas lui venir à l’esprit que si les partisans de la croissance n’adoptaient pas de telles propositions, c’est tout simplement parce qu’entre une mesure de croissance certes verte mais peu profitable et une mesure de croissance non verte mais profitable, leur choix est vite fait. Entre 2 variantes de la croissance, pourquoi choisir la variante la moins profitable ? La leçon qu’il faut tirer de cela, c’est qu’aujourd’hui les tentatives de penser une transition dans le cadre de la croissance – garder le cap – sont des oxymores. Alors si les décroissants veulent penser et faire la transition, ce doit bien être avec l’objectif de passer à l’époque de la post-croissance.

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