J’ai lu : La part sauvage du monde, de Virginie Maris

Alors que l’anthropocène apparaît comme la conséquence (écocidaire) d’un projet de maîtrise de la nature (par la technique, par la science, bref par l’industrie technoscientifique), voilà que certaines voix s’élèvent pour en déduire paradoxalement que serait venu le temps d’un contrôle total de la nature, fût-ce pour la protéger. Dans un tel projet à la démesure de l’humain, la « nature » est définie comme une « totalité » : a/ Sous-entendu : si la nature est totalité alors tout ce qui s’y trouve inclus est « naturel », y compris toutes les productions/destructions humaines. b/ Par conséquent : si la nature est totalité, alors le destin de la maîtrise de la nature devra être une maîtrise « totale ».

A l’encontre de cette conception de la nature-totalité (le monde dans son ensemble), Virginie Maris essaie de penser la nature comme « altérité » (la nature dans ce cas, c’est la part du monde que nous n’avons pas créée), ce qui devrait lui permettre de renvoyer dos à dos deux attitudes opposées vis à vis de la nature : celle de la conception utilitariste qui réduit la nature-totalité à un stocks de ressources à exploiter ; celle de la conception enchantée de la nature-totalité comme « victime » que l’humanité aurait le devoir de protéger. « Ce livre n’est pas un plaidoyer contre la cohabitation, mais contre l’habitation totale. Il invite à borner l’empire humain, sans rien nier de l’importance qu’il y a à faire de cet empire un lieu de respect et d’épanouissement pour les humains et pour les non-humains » (page 13). Pour cela, il faut considérer la « part sauvage de la nature », une nature « irrémédiablement étrangère aux finalités humaines » (page 9), dans sa plus grande altérité.

C’est dans la troisième partie de son ouvrage que Virginie Maris montre le plus clairement le danger que constituerait « une domestication complète du monde » : « La conservation elle-même, au lieu de continuer à protéger l’existence d’une nature-altérité, court le risque de contribuer à sa disparition par un phénomène de triple absorption de la nature dans les sphères de l’agir humain : l’absorption technique… l’absorption économique… l’absorption bureaucratique » (page 116).

  • L’absorption technique : Partons d’un idéal de « conservation » de la nature et demandons-nous aussitôt quel est le point de référence qu’il s’agit de conserver ? On voit là que la discussion repose sur une distinction plus obscure qu’on ne le croit entre ce qui est « naturel » et ce qui est « artificiel ». Pensons par exemple à des politiques de réensauvagement : faut-il revenir à un temps avant toute perturbation humaine, ce qui nécessiterait de recréer artificiellement – de façon très intrusive – des écosystèmes historiquement sauvages ? Chacun voit bien le paradoxe d’une nature recréée techniquement (de l’insémination artificielle pour éviter l’extinction jusqu’à la résurrection d’espèces disparues à partir d’ADN retrouvé). Pour éviter cela, faut-il se contenter de laisser-faire la nature, « de protéger et de maintenir des entités et des territoires qui ne soient pas des productions intentionnelles et dans lesquels les processus naturels peuvent se maintenir et évoluer sans être conçus ni captés par les intérêts humains » (pages 139-140) ». C’est ici que pour Virginie Maris il importe de faire toute sa place à la part sauvage du monde : si la différence entre naturalité et artificialité est affaire de degré, alors pour éviter une lente dégradation il est besoin qu’à une extrémité soit défendue la nature sauvage : « A délaisser la défense de la nature sauvage… le risque est grand de laisser progressivement se réduire l’éventail des possibles, d’admettre sans même y porter attention que, année après année, génération après génération, le point de référence que constitue l’extrémité » sauvage du monde naturel ne se rapproche de l’état dégradé des écosystèmes intensivement exploités jusqu’à disparaître définitivement » (page 137).
  • L’absorption économique : cela fait quelques temps que nous entendons les sirènes du libéralisme tenter de nous expliquer que la marchandisation de la nature serait compatible avec sa protection (croissance verte, développement durable et autres oxymores politiques). Pour éviter les pièges des « externalités négatives », il suffirait d’internaliser la nature dans la sphère économique : sont alors mises en avant les notions de « capital naturel » (une rivière produirait des poissons comme une usine produirait des voitures), de « services écosystémiques » (services d’approvisionnement, de régulation, culturels, de support), de « comptabilité verte » (les valeurs de la nature auraient ainsi un « prix »), de compensation écologique (ce qui revient à faire de la destruction de la nature le moteur de sa protection !). Virginie Maris n’a pas de peine à dénoncer cette mascarade néolibérale : « Les dispositifs tels que les PES 1… imposent une certaine conception des relations à la nature (anthropocentrée), des relations à la terre (fondée sur la propriété), des relations sociales ( conception libérale et individualiste de la justice) et enfin des représentations du monde (à travers l’expertise scientifique) » (page 165).
  • L’absorption bureaucratique : Il s’agit de la mise en données du monde naturel « dans un régime de surveillance généralisée » (page 169). Il ne s’agit plus de simplement observer la nature pour la connaître mais de relever de plus en plus d’informations à l’aide de dispositifs techniques et intrusifs qui suréquipent le monde sauvage pour assouvir notre désir de le dévoiler en totalité :  antennes GPS, balises Argos, caméras… Tout à l’opposé, pour Virgine Maris, « respecter le sauvage implique aussi d’accepter qu’il nous échappe. Le désir de tout voir, de tout savoir, est une autre version du délire tyrannique de contrôle total. Et cette transparence ne peut s’organiser qu’à grand renfort de technologie et de coercition, dans un biopanoptique géant visant à réduire, puis annuler toute extériorité de la nature dans son dévoilement total » (page 187).

La part sauvage du monde c’est donc cette nature sauvage qui doit échapper aux emprises technologique, économique et bureaucratique, parce que et pour que la nature reste toujours de l’ordre de l’Autre, en dehors des utilités, des calculs et des données.

Nous finirons l’évocation de cet ouvrage de Virginie Maris en relevant en quoi, d’un point de vue décroissant, il nous importe de protéger une part sauvage du monde :

  1. Pour une question de stratégie : il ne s’agit pas, fait très bien remarquer Virginie Maris, de réduire la « vraie » nature à sa part sauvage, en négligeant du même coup la nature ordinaire. Mais il y a dans cette part sauvage un extrême – sinon un extrémisme – qui doit éviter de lentement laisser filer nos exigences : s’il ne faut pas partir de la nature ordinaire mais de la nature sauvage c’est parce que « les individus ont tendance à ne pas désirer beaucoup plus que ce qu’ils peuvent obtenir. Ce phénomène d’ajustement des préférences aux conditions réelles est dynamique. Du coup, lorsqu’on se trouve dans une situation qui se dégrade progressivement, on s’habitue à des choses qui auraient semblé inacceptables si elles étaient intervenues brusquement » (page 194).
  2. « Penser l’extériorité de la nature, c’est accepter de se donner des limites, de borner notre empire » (page 201). « S’il convient de borner l’emprise humaine, c’est parce que celle-ci se déploie sans limites » (page 225). Cela pourrait aller au-delà d’une seule reconnaissance éthique de la vie, vers une réelle reconnaissance d’un droit politique à la souveraineté pour les animaux sauvages, non en tant qu’individus mais en tant que communautés : « La résilience, la diversité, la capacité à conserver leur identité à travers les changements sont autant de marqueurs du caractère auto-organisé des communautés biotiques sur lesquels asseoir l’idée de souveraineté du monde sauvage » (page 212).
  3. S’il faut plaider absolument pour une préservation d’une part sauvage du monde, c’est parce qu’il faut « accepter de lâcher prise et de s’affranchir d’un désir de contrôle » (page 240). Ce désir de contrôler, d’arraisonner, de mettre à disposition la nature-totalité nous prive d’entrer en relation avec la nature-altérité.

Par rapport à ce dernier constat, ce plaidoyer de Virginie Maris en faveur d’une nature sauvage, d’une nature sans l’intervention des humains, rejoint parfaitement la leçon qu’Harmut Rosa vient de nous délivrer dans ses 2 derniers ouvrages : les humains ne peuvent entrer en résonance avec la nature qu’à condition d’en accepter la part indisponible 2.

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Les notes et références
  1. paiement pour services écosystémiques[]
  2. Hartmut Rosa, Résonance, une sociologie de la relation au monde (2018) et Rendre le monde indisponible (2019).[]

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