La technique, c’est magique

Le vendredi 18 mai, les décâblés lançaient leur association en ayant la gentillesse de m’inviter au Périscope pour parler de « technique », d’un point de vue critique, décroissant donc. Je publie ici une mise en forme un peu écrite de mon intervention. Et puisque j’y étais invité en tant que « philosophe », je me suis permis, pour « creuser » la réflexion, d’utiliser quelques concepts et références. Je renvoie d’ores et déjà au Manifeste des décâblés.

Sans vouloir survoler toute la problématique politique posée par la technique moderne, je me suis contenté de faire l’hypothèse que c’est la systémicité de la technique moderne qui peut expliquer la fascination béate qu’elle suscite, en lui donnant ainsi l’apparence d’un lien encore magique avec un monde qu’elle contribue pourtant à saper. Cette année, les (f)estives de la décroissance, en juillet, seront consacrées précisément à discuter ensemble de cette question du sens politique de la technique. A bientôt donc.

Un peu de vocabulaire

  • Technique: médiation dont dispose un homme avec pour objectif son utilité, son outilité : c’est l’utilité qui fait l’outil (on le voit bien dans le bricolage et sa capacité à détourner un objet de sa fonction première, tout simplement « parce que c’est utile »). C’est la fonction qui fait l’organe. La finalité de la technique est donc son usage : le sens de la technique est l’(o-)utilisation (du monde).
  • Technologie : système des pratiques (= les médiations et leurs usages) techniques accompagnées de leur justification théorique[1]. La technologie est le discours qui accompagne la technique : en tant que mode d’emploi, la technologie fournit aussi un mode de vie. Si ça marche, c’est que c’est bien.
  • Technicisme[2]: autojustification idéologique de la technique comme « monde » sur la base d’une promotion du « nouveau » en tant que tel. Si c’est nouveau, c’est encore mieux. Exemple de technicisme → au lieu de dire « technique contemporaine » (ce qui pourrait laisser place à une critique contemporaine de la technique), il faut dire « nouvelle technologie » (ce qui permet d’évacuer toute critique présente au nom d’un « il faut attendre de voir ce que cela donnera par la suite »).

Etonnement : Il y a une fascination contemporaine croissante pour la technique = un côté magique

Comme si la technique avait conservé un lien archaïque avec la magie, ce qui pourrait être une bonne chose.

Qu’est-ce que la magie ?

  • Un certain rapport de sympathie entre la matière et l’esprit (on le voit encore dans l’alchimie quand science et technique ne sont pas déjà compartimentées en science pure, expérimentation, science appliquée, technique : la purification de l’esprit de l’alchimiste est une condition de réussite aussi important que la pureté des composants).
  • Dans ce rapport, l’esprit est supérieur à la matière.
  • Cette supériorité implique des renversements avec ce que les temps modernes ont construit sous le nom d’objectivité, de « monde objectif » :
    • Pour la magie : renversement principal de la causalité, la participation plutôt que le déterminisme, du tout et des parties (Lévy-Bruhl, Foucault… peuvent être relus).
    • Mais le technicisme, dans ces modes d’explication du monde, pratique aussi des renversements multiples : entre amont et aval, entre problème et solution, entre cause et symptôme. Argument 1 : ce qu’on appelle « progrès » = à chaque problème, sa solution qui « soigne » le symptôme au lieu de remonter en amont à la racine. Illustration en guise d’argument 2 : se demander si les robots pourront remplacer les humains, c’est éviter de constater que d’ores et déjà nos modes de vie sont robotisés = seule une humanité robotisée peut se demander si les robots pourrait la remplacer.

D’où le problème

Pourquoi « valider » (accepter avec sympathie) les renversements de la magie et rejeter (y voir un péril pour notre humanité, comme socialité) les renversements de la technique moderne ? Deux poids deux mesures ?

→ Nous avons remplacé une relation directe (la proximité) avec la nature par une relation immédiate (la rapidité, la brièveté) : nous ne prenons plus le temps de vivre avec la nature.

Or la technique est médiation (là où l’animal a l’instinct, l’homme intercale une médiation technique ← qui n’a pas forcément un régime d’objet mais peut être une méthode, un savoir faire) ; une médiation peut sans contradiction être directe ou indirecte alors qu’une médiation immédiate est une contradiction dans les termes.

→ Cette contradiction de la technique moderne est source de violence. C’est pourquoi même la mythologie selon laquelle la technique aurait été inventée pour se protéger (de la violence) de la nature doit être renversée : il faut protéger la nature des violences de la technique → parce que la nature fournit à l’humanité le domaine de définition de son éventuelle persévérance dans son existence : car de ce point de vue, les hommes ne sont là que pour vivre. Mais la technique moderne n’est pas seulement violence contre la nature, elle violente aussi les hommes à la fois subjectivement et intersubjectivement.

  • Olivier Rey dans Une question de taille (2014), pages 23-24 : quand la nature ne peut plus encaisser la violence des hommes à son encontre alors les hommes ne peuvent plus que se retourner contre eux-mêmes.
  • Technique et magie : la magie n’objectivait pas la nature mais la subjectivait (plus exactement l’intersubjectivait) alors que la technicisation du monde l’objective (du coup cette objectivation fait de la subjectivation le seul mode efficace d’opposition et écarte l’intersubjectivation ; et les valeurs qui la réalisent: la pitié, la tolérance, la décence ordinaire, la socialité primaire, le partage qui sont tous des conditions de possibilité de la dualité sujet/objet → ce qui sape menace d’effondrement).

Les contextes modernes de la technique

→ Quelques hypothèses pour rendre compte de ce qui dans la technique moderne n’est pas dans la continuité de la technique archaïque : la technique de la nouveauté est en effet une nouveauté de la technique.

  • Max Weber, la rationalisation du monde (l’arraisonnement selon Heidegger) → des hommes. Cette rationalisation de la vie en société se manifeste par l’économisation généralisée de la vie.
  • Le triptyque de serge Latouche : Publicité ↔ crédit ↔ obsolescence (sur ce dernier point, lire Gunther Anders, L’obsolescence de l’homme, 1 et 2).
  • Il faudrait évoquer la question des liens entre technique et travail, en particulier la question d’une disparition du « fardeau du travail » grâce aux promesses de la technique. Hannah Arendt fait remarquer que tant que nous en resterons à une société qui réduit toute « vie active » à la seule « valeur-travail », alors tout progrès technique ne fera qu’imposer une société de travailleurs sans travail : « On ne peut rien imaginer de pire » ( La condition de l’homme moderne).

La critique par Ellul (pour fonder une critique radicalement antiproductiviste plutôt que seulement anticapitaliste)

→ La nouveauté de la technique moderne consiste dans sa systémicité : là où la technique archaïque était encastrée dans la vie sociale, c’est la société moderne qui s’encastre dans la rationalisation  de la technique (la technicisation du monde = le monde techniciste). C’est cet « systémicité » qui provoque encore une aura magique autour de la technique.

  • Karl Marx, seulement critique des effets de la technique (on le voit de façon particulièrement décevante dans l’Eloge de la paresse de son gendre Paul Lafargue qui confie finalement les tâches pénibles à la machine).
  • Jacques Ellul, critique radical de la nature de la technique, pas seulement de ses effets : on trouve chez lui une façon imparable de critiquer la technique = ne pas se leurrer en argument contre l’inutilité de la technique mais tout au contraire mettre en avant cette utilité et s’interroger sur l’utilité (sociale et écologique) de cette utilité technique.

En raison de ses qualités de clarté pédagogique, nous pouvons nous appuyer sur le grand livre de Jacques Ellul : Le système technicien (1977) qui vient d’être réédité (le cherche midi, 2012).

→ Dans sa deuxième partie, il dégage les quatre « caractères du phénomène technique » : l’intérêt de son analyse, c’est qu’elle correspond, point par point, aux quatre lieux communs (naïvetés ?) que l’on entend (trop) souvent dès que l’on parle de la technique :

  1. La technique serait (moralement) neutre ; ce ne serait donc pas la technique en tant que telle qu’il faudrait critiquer mais juste ses mauvais usages.
  2. Il ne faudrait pas mettre toutes les techniques « dans le même sac », il faudrait même refuser de parler de « la » technique. Il ne faudrait donc critiquer que les mauvaises techniques.
  3. Il existerait des domaines qui pourraient être préservés des méfaits de la technique.
  4. Le rapport à la technique serait une question de générations. Il y a une part de vérité dans ce « constat » : les dernières générations sont nées dans un monde qui avait déjà été totalement envahi par la technique et dans lequel il est en effet difficile de s’en extraire pour en interroger de façon critique le « sens ». Comment en effet imager que d’autres mondes ont été possibles quand la technique a à ce point envahi même les aspects les plus privés et les plus intimes de la vie quotidienne des dernières générations ?

Il en déduit les quatre « caractères du phénomène technique » : autonomie, unité/unicité, universalité et totalisation. Je renvoie au B/ de http://decroissances.ouvaton.org/2015/12/05/la-question-de-la-technique-et-les-mlc/.

Des exemples…

… de l’emprise techniciste sur nos modes de la vie la plus quotidienne.

  • Cédric Biagini : L’emprise numérique : Comment internet et les nouvelles technologies ont colonisé nos vies (2012).
  • Comment la marchandisation de la « monnaie » sous la forme « argent » a non seulement colonisé toute l’économie orthodoxe mais aussi les tentatives de monnaies locales complémentaires ; pour un bilan critique de ces « alternatives » auxquelles j’ai participé pendant de nombreuses années : http://decroissances.ouvaton.org/2018/04/02/destin-des-monnaies-locales-complementaires/.
  • Les dispositifs (Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, 2007) : «J’appelle dispositif tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler, et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants», écrit Giorgio Agamben dans Qu’est-ce qu’un dispositif ? En un premier mouvement, le philosophe italien fait la généalogie d’un terme crucial dans les travaux de Foucault sur la «gouvernementalité». Ensuite, il pousse l’interprétation foucaultienne jusqu’à ce lieu indécis où on ne sait plus si le concept appartient encore à l’auteur ou à son interprète. L’opération aura permis d’ajouter aux dispositifs produits par Foucault (les prisons, les usines, les asiles, les écoles, la confession, les conduites, les opinions, les disciplines…) d’autres tels «le stylo, l’écriture, la littérature, la philosophie, l’agriculture, la cigarette, la navigation, les téléphones portables et, pourquoi pas, le langage lui-même, le plus ancien dispositif…». D’un côté les êtres vivants, de l’autre des dispositifs à l’intérieur desquels le sujet ne cesse d’être pris. Restituer les dispositifs à un usage commun, est la tâche politique de l’heure pour Giorgio Agamben.

Esquisse d’une conclusion écolo-décroissante

Pour ne pas se laisser piéger par la question technique de l’utilité technique de la technique, il nous faut écologiser et socialiser la discussion.

Pas plus que critiquer le productivisme impliquerait de devoir imaginer une société sans plus aucune activité productive (d’où l’importance de bien distinguer entre les indispensables activités productives et leur marchandisation sous le nom de « travail »), critique la technologie et son plaidoyer permanent techniciste impliquerait de devoir renoncer à toute technique ; voici quelques pistes :

  • Philippe Bihouix, L’âge des low-tech (2014).
  • La distinction entre piloter et fabriquer dans les travaux de Catherine Larrère, Penser et agir avec la nature, avec Raphaël Larrère (2015)
  • Qu’est-ce qu’une technique conviviale ? se demandait Ivan Illich.
  • Si la technique moderne peut étendre son emprise sur nos vies, n’est-ce pas elle fait passer ses offres pour nos demandes : il faut donc poser la question politique du sens de la technique, c’est-à-dire imaginer une organisation sociale et écologique compatible avec une magie non aliénante de la technique.