Destin des monnaies locales complémentaires

Je présente ici une série de réponses à une série de questions posées par une journaliste du quotidien Le Monde en vue d’un article sur les monnaies locales. j’ai tenté de replacer ces projets de monnaie locale au sein d’une trajectoire plus vaste qui est celle, depuis le 19ème siècle, des « alternatives concrètes ». C’est dans cette dimension « alternative » des monnaies « complémentaires que réside selon moi l’explication de la vague récente d’engouement, la cause de leur actuel échec relatif (« ça ne prend pas ») passé l’enthousiasme des commencements, mais aussi la piste pour ne pas désespérer de ce type de résistance par le « Pour » et le « Avec ».

Pourquoi les monnaies locales se développent-elles ?

    • Le cadre le plus général est fourni par ce que l’on appelle les « alternatives concrètes » (ou utopies concrètes) : ces « alternatives concernent tout un ensemble d’activités de base de la vie en société : s’alimenter, se soigner, habiter, éduquer mais aussi produire, consommer et donc échanger.
    • Ces « alternatives » commencent aux 19ème siècle dans la sphère du « socialisme utopique » (qui avaient l’ambition suivant la formule de Marx de « faire la révolution sur 15 km² » ) : sur wikipedia, un dense inventaire : https://fr.wikipedia.org/wiki/Socialisme_utopique
  • régulièrement depuis ce temps, on peut constater en Europe des « vagues » d’alternatives concrètes : milieu 19ème, dans l’entre-deux guerre, après 1968 et depuis les années 2000.
  • Constat terrible : elles ont toutes échoué à réaliser leur fin ultime = une alternative au système économique dominant.
  • mais pourtant à chaque nouvelle vague, l’espoir est réapparu avec des variantes spécifiques qui pouvaient faire croire que « cette fois, c’est la bonne ».
  • Bilan : on ne peut pas vraiment parler de « développement » mais juste de respiration (diastole/systole) → dans une perspective « réformiste », il n’y a là qu’une dialectique entre efficacité et résilience (c’est la position par exemple de Bernard Lietaer sur l’utilité des monnaies locales par rapport à l’Euro).

Pour quelles raisons ? (pour la dernière vague seulement)

  • Il y a d’abord une crise générale de la critique du capitalisme (crise du sens de l’histoire, d’une classe révolutionnaire…) dont les modalités d’action étaient « la lutte » = les résistances « contre » : bref, difficile d’être marxiste aujourd’hui même quand on est anticapitaliste.
  • c’est dans ce contexte que plutôt que de résister par le « contre » (et sa « violence »), on a pu assister à un revival d’une vague par l’alternative = résister par le « pour » (alors on est pour les amap, les monnaies locales, l’habitat partagé, le covoiturage, les médecines douces, les incroyables comestibles, les villes en transition, l’économie circulaire…).
  • le fondement idéologique de ces « résistances » qui a perdu son sol (solide) marxiste peut alors passer soit par une phase liquide (le mouvementisme théorisé par Negri/Hardt sous le nom de « multitude » ou, chez Mouffe/Laclau sous le nom de « chaînes d’équivalence’ ← pour la CGT et Sud, cela s’appelle encore « convergence des luttes » ) soit par un état gazeux de vague sentiment de résistance (les indignés, les nuits debout et aujourd’hui de plus en plus d’appels de toute sorte, comme s’il fallait appeler pour appeler, comme un enfant dans le noir qui croit se rassurer en appelant [un « appel », c’est la communication politique réduite à sa fonction phatique ]).
  • Pour les monnaies locales, il y a une raison supplémentaire qui tient au rôle central de l’argent dans l’économie ultralibérale : au coeur de toutes nos activités vécues, il y a de plus en plus une marchandisation qui fait jouer à l’argent le rôle d’équivalent de plus en plus généralisé (pour un bon état des lieux de cette question : Michael J. Sandel, Ce que l’argent ne saurait acheter, 2016) : en ce sens le mouvement des monnaies locales est une « réaction » à cette marchandisation.
  • tout cela explique l’apparition en France des monnaies locales depuis 2010 (avec un regard positif vers le Chiemgauer depuis 2003 et un regard frustré à partir des « insuffisances » des SEL) : http://monnaie-locale-complementaire-citoyenne.net/courte-histoire-mlc-france/
  • et il faut rajouter le boost donné par le film/documentaire Demain de Cyril Dion (2015) : la « positive attitude » du côté des « solutions » (cela a particulièrement parlé à tous les bobos individualistes qui y ont vu un onguent pour soigner les plaies de… l’individualisme).
  • Il ne faut peut-être pas nier non plus deux autres influences : un côté « monopoly » (le terme était mis en avant sur le site historique des Ithaca Hours) et aussi un côté chauvin, local (il suffit de faire un rapide historique des noms donnés par les projets de monnaies locales et s’apercevoir que bien peu ont des noms génériques).

Quelles sont leurs fonctions ?

Là il faut distinguer entre les objectifs affichés et les réalités :

→ A l’affichage, les objectifs sont :

  • relocaliser l’économie (les plus ambitieux écrivent : « redynamiser l’économie locale »)
  • dans une perspective sociale et solidaire, et écologique
  • et citoyenne
  • voir par exemple (je prends l’exemple de la dernière monnaie affichée sur le site du réseau des mlcc : http://www.lachouettemonnaie.fr/objectifs.php)

→ En réalité :

  • les projets naissent plus facilement qu’ils ne tiennent le coup.
  • la relocalisation de l’économie tient à l’endogénéïsation provoquée par la circulation dans un circuit fermé : mais comme 1/ la reconversion des mlc en euros est possible et 2/ aucun projet n’est assez vaste pour réellement boucler le circuit des prestataires, alors la relocalisation est plus temporaire qu’effective
  • les perspectives sociales, solidaires et écologiques des mlc procurent de vrais terrains d’exploration et d’inventivité, qui se déclinent de façon très riches suivant les projets.
  • la dimension citoyenne est particulièrement portée par le réseau des MLCcitoyennes : une véritable prise de conscience  de la priorité à accorder aux démarches bottom up.
  • il faut ajouter que tous les projets, même quand ils végètent, apportent une véritable plus-value pédagogique = éducation populaire sur ce qu’est la monnaie, la banque, le crédit, l’échange et le partage…

Comment s’inscrivent-elles dans le système monétaire et dans l’économie locale ?

  • sur le plan juridique : la loi de 2014 sur l’ESS a créé le titre de « monnaie locale complémentaire ».
  • sur le plan économique : honnêtement, c’est négligeable (il suffit de prendre les chiffres des projets qui se mettent le plus en avant et de constater que c’est très peu impactant).

Le bilan que j’en fais

  • il y a un hiatus dès le départ : les monnaies complémentaires héritent d’une perspective « alternative » mais se contentent de se définir comme « complémentaires » : la complémentarité est indispensable pour démarrer (la complémentarité avec l’Euro crée la confiance indispensable à l’existence de toute monnaie) mais ensuite il faudrait savoir se délester de cette complémentarité pour viser (le plus vite, le plus tôt et le plus explicitement possible) à devenir une monnaie alternative (un très bon test sur une telle volonté/possibilité est de voir si le projet est capable d’accepter vraiment la fonte).
  • ce hiatus plombe très vite les projets : soit pour les « révolutionnaires » ils ne sont pas assez radicaux (et dans ce cas là ils n’adhèrent pas au projet) ; soit pour les plus « réformistes », ils ne sont qu’une variante locale de l’argent (et dans ce cas-là, passée l’excitation des premières fois, ils retournent plus ou moins vite à l’Euro)
  • Aujourd’hui la plupart des projets français ont pris conscience de ce hiatus et ils tentent de réagir :
    • mais au lieu, selon moi, de densifier l’ambition politique des projets (ie viser à devenir des monnaies alternatives), ils tentent la « voie de la facilitation » = la voie par la technique ← mais dans ce cas, les mlc ressemblent de plus en plus à l’Euro et le noeud ne fait que se resserrer.
    • le cas de la monnaie valentinoise est de ce point de vue exemplaire : ils sont partis d’une déclinaison de la monnaie romanaise, puis (ils jugeaient les porteurs de projets romanais « trop politiques »), ils s’en sont séparés pour adhérer au réseau sol, se rapprocher du coopek et tenter une voie par carte et terminaux numériques : ils sont en liquidation judiciaire.
  • la « mode » des monnaies locales est donc en train de s’estomper.
  • la vaguelette suivante est du côté du bitcoin (pour les geeks), sinon du côté des « monnaies libres » : dans les deux cas, le rejet de l’Etat cache mal une adhésion assumée ou non à la version la plus libertarienne de droite du libéralisme.

J’entends par « monnaie alternative » une monnaie locale qui n’est plus reconvertible en euros (= elle n’est plus complémentaire avec l’Euro).

  • elle serait abondée par la conversion d’euros en mlc
  • mais il n’y aurait plus de reconversion : les mlc resteraient au sein du circuit sans plus jamais retourner dans le grand marché
  • cela ne se ferait pas en commençant mais dès le début serait annoncé un échancier de détachement progressif avec l’Euro : quand je discute de cela avec certains, la question porte sur le délai d’une rupture complète : 5 ans, 10 ans. Pour une justification d’un éventuel « plan de décroissance monétaire » : http://decroissances.ouvaton.org/2013/06/20/argent-monnaie/
  • le passionnant dans l’affaire, c’est le destin des euros qui ont abondé le fonds de réserve :
    • une caisse d’investissement social, solidaire écologique et citoyen
    • l’achat de biens (sur le modèle de Terre de liens) en commun

4 commentaires

  1. Il faut que les monnaies locales se développent le plus possible via les petits commerçants artisans d’une part et d’autre avec ceux qui fabriquent les billets et futures cartes bancaires. Les monnaies locales sont non spéculatives par nature et pourraient à terme se substituer aux monnaies nationales. Tout le contraire des bitcoins et autres cryptomonnaies qui peuvent générer parfois des profits scandaleux voir mafieux! l’ESS c’est l’avenir aussi et le citoyen lambda doit avoir le choix pour sortir du néo-liberalisme sans limites et de son incarnation qu’est ce consumérisme qui génère les inégalités ainsi que la pollution et la multiplication de la sueconsommation de produits éventuellement de mauvaise qualité.

  2. Parler de « vaguelette » pour désigner le Bitcoin me paraît assez osé (400 milliards de dollars de capitalisation en décembre 2017).

  3. Je travaille depuis quelques années à un projet de monnaie complémentaire particulièrement innovant. J’aimerais en parler avec un spécialiste ouvert à ces questions

    1. Je suis plus ouvert que spécialiste mais suis intéressé pour échanger avec vous.
      Je suis Nicolas de Monkey Money, vous pouvez me trouver en tapant Monkey Money sur Google et nous contacter directement.

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