La décroissance a besoin d’une doctrine socialiste

Pour remercier les amis vendéens de la décroissance qui m’avaient invité le mercredi 27 décembre à intervenir à La courte échelle (Fontenay le Comte) sur le thème « décroissance, société et effondrement », je mets ici par écrit les 4 grands thèmes qui me semblent pouvoir fonder aujourd’hui une décroissance désirable : si les décroissants veulent le plus tôt et le plus brièvement possible décroître, ce n’est pas pour le plaisir de souffrir, c’est au contraire avec l’objectif de « bien vivre », ce qui signifie très exactement « vivre ensemble » et en même temps, du « seul fait de vivre ». Ce n’est qu’en vivant ensemble que les humains peuvent prendre plaisir au seul fait de vivre : voilà ce qui est bien.

Le point de départ solide de ce qui va suivre, c’est la claire et nette distinction entre « décroissance » et « objection de croissance ». Cette distinction n’est pas du tout une opposition (ou juste une querelle de mots), c’est que dans un monde qui dépasse les seuils de la soutenabilité écologique à cause de la domination quasi sans discussion de l’économie sur toutes les sphères de la société (par le capitalisme, le libéralisme, la marchandisation généralisée de toutes les formes de vie) alors la seule politique cohérente de rupture avec ce « monde » ne peut être que la volonté politique de repasser sous les plafonds de l’insoutenabilité (tant écologique que sociale).

Voilà pourquoi aujourd’hui, « objecter à la croissance » ne suffit pas du tout pour garantir une rupture radicale avec le « monde de la croissance » : car, même si tout ce que les indicateurs économiques indiquent se mettait à s’arrêter, ce ne serait pas suffisant pour la vie des générations suivantes. Il faut diminuer tous ces indicateurs et comme il a été démontré qu’ils sont corrélés à l’empreinte écologique alors c’est cet indicateur écologique qu’il faudra faire décroître tant que ce ne sera pas le cas (rien n’interdit de le compléter avec d’autres indices « alternatifs »).

Quand il n’y aura plus besoin de décroître (ce sera alors la fin de la décroissance, qui n’aura donc été qu’une parenthèse, qu’un trajet, qu’une époque) : nous serons alors heureux de redevenir des objecteurs de croissance vigilants pour que plus jamais les folies de la croissance ne réapparaissent. Mais en attendant, ne prenons pas nos désirs pour des réalités, ne brûlons ni la planète ni les étapes : la décroissance doit prendre ses responsabilités politiques. Et quand on interprète la croissance comme une addiction, alors le sevrage ne doit être politiquement proposé que s’il s’appuie sur ce qu’on appelle une « doctrine ». Dans le cas de la décroissance, je défends l’idée que c’est une doctrine « socialiste », « socialiste » au plus beau sens du terme (au sens où depuis quelques années, je poursuis une réflexion sur ce qu’est une critique non superficielle de l’individualisme).

Étape 1- Le socialisme au coeur de l’écologie

  • Cette formule « le socialisme au coeur de l’écologie » se veut déjà l’inverse de « l’écologie au coeur de la politique » ; formule qui aurait pourtant 2 avantages : a/ celui de placer du « sentiment » au coeur de la politique; b/ celui de rompre avec un socialisme productiviste. Mais un inconvénient politique majeur : même en faisant de l’écologie le centre de la politique, on n’en fait qu’une « zone », qu’une « partie ». Or, nous voulons défendre l’idée que c’est toute la politique qui doit s’inscrire dans le cadre de l’écologie. C’est là une façon très simple de définir l’écologie politique (et on peut même rajouter que cette façon de faire ne tombe pas dans le « ni droite ni gauche » mais va signifier que seule la question sociale peut faire de l’écologie une écologie politique). Écrit positivement : l’écologie fournit le domaine de définition de la politique, elle fournit un cadre, des racines. Même si c’est déjà beaucoup, pour autant cela ne signifie pas du tout que l’on pourrait trouver dans la nature des modèles de vie sociale (méfiance donc vis à vis d’un certain « primitivisme »), ni même que la « nature » devrait être considérée comme un « sujet » politique (elle n’est pas non plus un « objet », une « ressource » à é-puiser, puisqu’elle est le « cadre »).
  • Ce cadre peut très simplement être explicité comme ce que les Amis de la Terre définisse comme un « espace écologique« , c’est-à-dire un espace encadré par un plancher et un plafond : chaque humain dispose d’un droit égal à utiliser les « ressources » de la nature à condition de s’inscrire, pour chaque type de ressource, entre un plancher minimal et un plafond maximal d’extraction/production/consommation/déchets qui prennent en compte la capacité de régénération des ressources renouvelables et le stock de ressources non renouvelables.
  • Pour les décroissants, ce cadre écologique n’est pas vécu comme une restriction indue de leur liberté mais au contraire comme la condition de possibilité de leur autonomie : cela implique que la décolonisation de l’imaginaire si souvent mise en avant devra être pratiquée sur le mode d’un désir, d’un goût pour la limitation en tant que telle. Même si la nature n’imposait pas de limites aux humains, ce ne serait pas une raison pour ne pas s’en donner à eux-mêmes. Les décroissants ne sont pas des écologistes « malgré soi »; leur conscience des limites n’est pas malheureuse.
  • La nature fonde donc un principe politique de réalité. La décroissance s’enracine écologiquement dans le sol de la nature. Ce sont ces racines qui soutiennent l’arbre de la vie sociale. Explicitement : quand des humains vivent en-deçà ou au-delà de l’espace écologique, ils vivent hors du commun. Soit par défaut quand ils manquent du nécessaire (c’est la misère), soit pas excès quand leur appropriation privée des surplus pourtant socialement produits leur permet de ne pas manquer du superflu (c’est la richesse). Les décroissants préconisent un mode de vie défini par la pauvreté et la sobriété : dans l’espace commun encadré par le plancher de la misère et le plafond de la richesse. Cette demande d’un espace écologique comme d’un espace social commun nourrit un principe d’espérance : celui de vivre ensemble ; avec les autres : non pas les uns contre les autres, mais les uns pour les autres.

Étape 2- Une conception coopérativiste de la société

Je vais me contenter ici d’un inventaire d’arguments en faveur d’une conception coopérativiste de la société. Car, afin d’exclure tout risque d’exclusion dans une société, c’est cette conception qui fournit la réponse la plus ouverte, la plus bienveillante, la plus humaine à une question fondamentale et très précise : « Qui serait quoi que ce soit sans tous les autres ? »

  • Ce sont les réflexions que je mène depuis des années sur le revenu inconditionnel (RI) qui m’ont convaincu de défendre cette conception coopérativiste : l’Anthologie sur le revenu inconditionnel, en collaboration avec Baptiste Mylondo, fournira un solide faisceau d’arguments en sa faveur.
  • J’ai adhéré pendant quelques années à Attac mais j’en suis sorti sur un point de désaccord explicite : la réticence de leurs « mandarins » vis à vis du RI repose sur leur foi dans la fable bourgeoise d’une origine individuelle de la production de la valeur économique. Ils peuvent croire qu’ils n’y adhèrent pas, il n’empêche que quand la discussion va au fond, au moment de tirer la conséquence logique de l’origine sociale de la production de la richesse, ils n’arrivent pas à accepter la simple conséquence de bon sens : si tout le monde produit, alors le fruit de la production doit revenir à tout le monde, sans aucune exclusion, et voilà pourquoi le revenu doit être inconditionnel.
  • Dans l’Anthologie, nous publions un formidable article de Marc Hunyadi, dont voici un extrait : « Par quel aveuglement peut-on réduire le lien social, et je dirais même : l’utilité du lien social, à la seule contribution au système socio-économique ?… C’est en effet l’un des préjugés les plus communs et les mieux ancrés du libéralisme en particulier que d’oublier la base coopérativiste de son propre exercice : aucun droit individuel ne pourrait pourtant être effectif sans la reconnaissance correspondante de tous, aucun mérite personnel ne pourrait s’exprimer sans un contexte général de coopération, aucun travail ne serait possible sans l’environnement qui le permet. Le moindre de nos capitalistes financiers qui s’enorgueillit tant de sa gloire boursière ne serait rien sans tout le système juridique, institutionnel, économique, réglementaire, social qui rendent simplement leurs exploits possibles. Le chômeur lui-même y contribue, ne serait-ce qu’en assumant sagement sa place de chômeur et en ne menaçant pas la paix sociale ; c’est sa part de coopération à la réussite du capitaliste. Comment peut-on ne pas voir ce tissu d’interrelations qui est le sol commun de toute vie sociale possible ? »
  • Je crois que le dernier livre d’Axel Honneth, L’idée du socialisme est tout à fait essentiel pour ancrer idéologiquement la décroissance dans le socialisme. Je me contente là encore d’une citation, la dernière phrase du livre :  » C’est seulement quand chaque membre de la société sera en mesure de satisfaire les besoins qu’il partage avec chacun des autres en termes d’intimité physique et émotionnelle, d’indépendance économique et d’autodétermination politique, de telle sorte qu’il pourra dans cette attente compter sur la sympathie et l’assistance de ses partenaires, c’est seulement alors que notre société sera devenue sociale au sens plein du terme »1.
  • Je trouve enfin dans le livre de François Dubet, Sociologie de l’expérience (1994), un cadre général pour penser les conduites individuelles des membres d’une société comme la combinaison de 3 rationalités différentes : le sentiment d’appartenance à une communauté, les calculs pour tirer profit d’une situation de concurrence, les exigences d’une authenticité personnelle. Mais, à la différence de François Dubet qui équilibre ces 3 logiques au sein de ce qu’il nomme « expérience sociale » », je prétends que l’une des 3 logiques fournit la base aux 2 autres. Ma conviction est factuelle : non seulement, les sociétés « archaïques » ont quasiment été seulement des « communautés » (ce qui signifie une priorité absolue de l’intégration sur la rivalité et la créativité) mais aucune société ne fournit l’exemple de se fonder soit sur la concurrence (à moins d’adhérer à la fiction d’une pur marché libre) soit sur l’individualisme le plus radical (à moins d’adhérer à la fable libérale-libertaire parfaitement résumée par M. Tatcher  :  » la société n’existe pas »).

Mais avant d’en tirer une « doctrine sociale » pour la décroissance, je dois maintenant analyser les différentes espèces de « limitations ».

Étape 3- Ce que « effondrement » doit dire à un décroissant

Si la décroissance veut se définir comme une politique sociale dans les limites de la soutenabilité écologique, alors il lui faut approfondir la notion de « limite ». C’est là que les décroissants doivent s’enrichir des récentes avancées de la « collapsologie ».

Car il faut dépasser une formule qui trop souvent résume – mal – la décroissance : « Une croissance infinie dans un monde fini est impossible ». Cette formulation est d’abord fausse, scientifiquement : mathématiquement, une courbe peut se rapprocher infiniment de son asymptote sans jamais la franchir. Mais elle est surtout malheureuse, politiquement : si une telle croissance est impossible, alors qu’avons-nous à craindre puisque, par définition, ce qui est impossible ne se réalisera jamais ? C’est pourquoi, depuis quelques années, j’ai proposé de la reformuler : « Une croissance infinie dans un monde fini est absurde » ; formulation qui a l’avantage non seulement d’éviter la tentation de la dépolitisation mais qui fait de la question du sens de la vie une question politique.

Un grand merci à la collapsologie de recentrer le débat sur cette question des limites (même si, politiquement, je ne crois pas qu’elle aille jusqu’au bout dans sa volonté de repolitisation) : il faut lire Comment tout peut s’effondrer de Pablo Servigne et Raphaël Stevens (2015). En voici 2 extraits :

  1. « Il y a en général trois manières pour un système de réagir à une exponentielle. Prenons l’exemple classique d’une population de lapins qui croît sur une prairie. Soit la population se stabilise doucement avant le plafond […] soit la population dépasse le seuil maximal que peut supporter la prairie puis stabilise par une oscillation qui dégrade légèrement la prairie, soit elle transperce le plafond et continue d’accélérer (overshooting) ce qui mène à un effondrement de la prairie, suivi de la population de lapins […] Ces trois schémas théoriques peuvent servir d’illustrations à trois époques : […] l’écologie politique des années 1970 : on avait encore le temps […] L’écologie des années 1990, époque où, grâce au concept d’empreinte écologique, nous nous sommes rendus compte que la capacité de charge globale de la Terre était dépassée […] L’écologie des années 2010 : depuis 20 ans nous avons continué à accélérer en toute connaissance de cause, détruisant le système-Terre, celui qui nous accueille et nous supporte. Quoi qu’en disent les optimistes, l’époque que nous vivons est clairement marquée par le spectre d’un effondrement » (PP.32-33).
  2. « Il existe deux types de limites, ou plus précisément, il existe des limites (limits) et des frontières (boundaries). Les premières sont infranchissables […], les deuxièmes sont franchissables ».

La périodisation proposée est imparable et les décroissants doivent actualiser leurs formules (et leurs slogans) : l’objection de croissance pour les années 70, la décroissance comme dépassement des plafonds de soutenabilité pour la fin du siècle précédent : mais aujourd’hui, c’est bien d’effondrement dont la décroissance doit parler, sans rechigner.

Alors n’hésitons pas à franchir un pas supplémentaire dans la précision terminologique :

  • OK pour les limites infranchissables et les frontières franchissables. Là où l’anglais distingue entre limit et boundary, l’allemand peut distinguer entre die Grenze (la limite) et die Schranke (la borne). J’ai montré ailleurs2 (épistémologie) comment la « limite » est une limitation intrinsèque (« inhérente » dit Ivan Illich) alors que la « borne » est une limitation extrinsèque.
  • Nommons « limitation » le terme général, le genre ; et cherchons-en les « espèces » (par dichotomie).
  • Une limitation est soit infranchissable, soit franchissable : dans le premier cas c’est une « limite », dans le second une « frontière ».
  • Une « frontière » peut être franchie sans retour ou non : dans le premier cas c’est un « seuil » (ou un « cran »), dans le second c’est une « borne ».
  • Une borne est donc une limitation franchissable réversible mais là encore il faut distinguer entre un retour qui retrouve des conditions de départ soutenables – as usual – et un retour dans des conditions si dégradées (niées) qu’elles interdisent la simple continuation : c’est cela l’effondrement (et dans ce cas, la borne se révèle être plutôt un seuil car elle n’aurait pas dû être franchie).
  • Un « effondrement » est donc une limitation franchissable réversible dont les conditions de possibilités ont été supprimées du fait même du franchissement excessif, par le franchissement d’un « seuil ». Si nos lapins passent à 104 dans une prairie qui ne peut en nourrir que 100, le jour où on repasse sous le plafond de 100, on retrouve des conditions de soutenabilité « normales ». Mais quand vous avez laissé la population de lapins passer un certain « seuil » (qui n’est peut-être toujours connu que « trop tard »), quand bien même vous repassez sous le plafond des 100, la prairie s’est tellement dégradée qu’elle ne peut plus nourrir 20, 10, aucun lapin : c’est cela l’effondrement.

Nous  pouvons alors prendre toute la mesure du défi politique auquel doivent faire face les partisans de la décroissance :

  • Évidemment, pas question de se contenter d’une simple objection de croissance ou de développement durable !
  • Bien sûr, il faut repasser sous les plafonds de soutenabilité écologique !
  • Bien sûr, nous devons penser doublement les limites – c’est l’apport formidable du concept d’espace écologique fourni par les Amis de la Terre – en termes de plafond mais aussi de plancher : au-delà et en-deçà des frontières, la vie n’est pas soutenable.
  • Mais les décroissants doivent eux-mêmes cesser de croire qu’il suffirait de repasser sous les plafonds pour retrouver une vie sensée : c’est plus grave que cela (philosophiquement, l’effondrement est une limitation intrinsèque alors qu’elle n’est pas une limite mais une frontière !). A trop attendre, même un retour sous les plafonds n’évitera pas l’effondrement.

J’en rajoute maintenant une couche conformément à ma première étape : il faut appliquer ce concept d’effondrement pas seulement à la nature mais aussi – d’abord – à la société.

Et si je reprends l’image de ma seconde étape – la nature comme racine, la coopération comme tronc et la compétition et la subjectivation comme branches – alors chacun comprend que de la même façon qu’il est absurde de scier la branche sur laquelle on est assis, alors il est tout aussi absurde de saper les racines et de couper le tronc de la vie sociale : or c’est très exactement ce que les logiques d’individuation et de concurrence sont en train de provoquer. Alors même qu’elles ne sont possibles que sur la base de la solidarité, du partage et de la proximité, elles détruisent les conditions même qui les rendent encore possibles.

Tel est donc le défi politique de la décroissance : dénoncer, résister et vaincre l’effondrement social qui menace. Ce qui va bien au-delà de la simplicité volontaire (toujours sous la menace d’une récupération individualiste) ou d’une écologie politique (toujours affaiblie par les difficultés des critiques du capitalisme pour ajouter une critique antiproductiviste à la critique anticapitaliste).

Étape 4- La décroissance doit se doter politiquement d’une doctrine de la vie sociale

Voilà pourquoi les décroissants doivent rejeter autant le relativisme du « à chacun sa décroissance » (ce qui reviendrait à ne proposer qu’une variante décroissante de l’individualisme généralisé) que le flou de convergences avec des mouvements d’inaction politique qui en sont restés (au mieux) aux écologies du siècle dernier, et si souvent nourris par un socialisme évidé de toute virulence et rabougri à des postures encore « progressiste », « travailliste », « historiciste ».

Voilà pourquoi les décroissants ont aujourd’hui besoin de fonder leur virulence sur ce qu’il convient de reconnaître comme une « doctrine de la vie sociale ». Une « doctrine » : c’est-à-dire un système généraliste de conceptions théoriques (philosophiques) qui assument de porter un verdict critique sur les dysfonctionnements sociaux. Et comme ces « verdicts » osent juger la vie sociale (ou ce qu’il en reste sous les assauts sapeurs de la « vie en société »), il s’agit bien de non seulement fonder ces « théories » sur le vécu des aliénations mais aussi d’en accepter les réfutations possibles par les expérimentations sociales minoritaires (les fameuses « alternatives concrètes »).

Je me contente de soulever quelques pistes d’une telle « doctrine de la vie sociale » :

  • Si l’on veut prendre soin de la vie sociale pour la protéger, la conserver et l’entretenir alors il faut creuser profondément à la racine de ce qui aujourd’hui est en train de la saper ; ou alors on se perdra dans le combat des symptômes et on ne fera que renforcer les causes. C’est là le rôle d’une indispensable critique radicale de l’individualisme (comme racine « spirituelle » du libéralisme et de ses greffons, productivisme, industrialisme, consumérisme, technologisme…). Contre un tel individualisme, nous devons redécouvrir positivement le socialisme.
  • Le concept de limitation, revigoré spirituellement par « l’espace écologique » et « l’effondrement », détaillé dans ces « types » (limites, frontières, seuils, bornes…) rejaillit immédiatement sur celui de liberté. Les décroissants doivent pousser jusqu’au bout leur critique du libéralisme et donc de la conception libérale de la liberté pour qui : a/ la liberté serait l’af-franchissement des limites ; b/ la liberté des autres serait la seule limite à la liberté des uns (c-à-d une vision de la société comme « guerre de chacun contre chacun »). Contre une telle conception de la liberté, nous devons construire positivement une liberté d’abord définie socialement.
  • La croissance est un « monde » ; et c’est un monde englouti dans l’économie. Alors la décroissance comprend que la critique de l’économie de la croissance impliquera tout une remise en cause de tout le monde de la croissance : voilà pourquoi une doctrine de la vie sociale devra définir positivement ce qu’il faut entendre par « espace commun », espace du Commun comme refus de ces « hors-du commun » qui sont les franchissements sous les planchers ou au-dessus des plafonds. Devra donc être affronté la question économique de la production de la richesse : affirmer qu’il n’y a qu’une production sociale de la richesse (économique ou non, marchande ou non) et en tirer quelques conséquences sur ce qui doit revenir à chacun des membres de la société (revenu maximum et revenu minimum, inconditionnellement parce que tous les membres d’une société sont les conditions de la production).
  • Les (f)estives de 2017 devraient aussi marquer un « tournant » dans l’auto-compréhension critique de la décroissance par les décroissants : Onofrio Romano, par sa relecture revigorante de George Bataille nous a rappelé cette évidence que toute société ne peut pas ne pas produire économiquement des « surplus ». Dans le monde de la croissance, ces surplus sont accaparés par les « profiteurs » du système. La question sociale doit consister à récupérer cette gestion des surplus pour leur redonner toute leur dimension collective : c’est ensemble que ces surplus doivent être dépensés, parce que leur consumation matérielle produit symboliquement une vie sociale comme « bien commun vécu » (François Flahault).
  • Enfin, une doctrine socialiste de la vie sociale devrait tirer les leçons des échecs politiques de tous ces socialismes qui, dès leurs naissances au 19ème siècle, ont écarté la question politique (celle de la capacité à assumer l’héritage politique de la Révolution française) au seul profit de la question sociale réduite à une réponse productiviste (ce qui permet de voir dans l’antiproductivisme à la fois un défi et un déni pour la gauche). Dans la conception libérale de la liberté, aucune réconciliation réelle n’est possible avec l’égalité et la fraternité. Voilà pourquoi nous avons besoin d’une redéfinition sociale de la liberté. Mais la perspective politique est en réalité beaucoup plus ambitieuse : je me contente de reprendre un passage de la note que Baptiste Mylondo et moi avons placée à la fin de l’introduction de notre Anthologie : nous devrions réfléchir « de façon approfondie la manière dont un socialisme authentique – libéré de tout fondamentalisme économique – devrait rediscuter de l’articulation entre héritage révolutionnaire (liberté, égalité, fraternité) et résolution de la « question sociale », à la fois pour étudier avec précision quelle place l’individu devrait prendre dans une société qui serait vraiment « sociale » et pour redéfinir une « démocratie » qui ferait de l’entretien et de la protection permanentes de la « volonté générale » un objectif explicite de son organisation politique ». C’est de démocratie dont il s’agit.
  1. Axel Honneth a montré qu’un socialisme « virulent » doit a/ retrouver l’intuition originale de la « liberté sociale » – l’existence libre avec et pour autrui – afin de proposer une véritable alternative à l’individualisme des conceptions libérales de la liberté et b/ reconnaître la différenciation fonctionnelle de toute société – relations personnelles, rapports de productions et codétermination politique – afin de proposer une véritable alternative au déterminisme économique de la conception marxiste de la société. []
  2. http://decroissances.ouvaton.org/2010/10/20/les-limites-de-la-connaissance-scientifique/ []

Un commentaire

  1. Tout à fait intéressant et objectif.

    Par contre au niveau social, la « doctrine » existe déjà, c’est l’anarchie, et plus précisément le communisme libertaire qui se prête bien tant à la satisfaction des besoins essentiels qu’à l’auto limitation sous un seuil soutenable.

    L’autre solution soutenable mais non souhaitable suite ou en « prévention » à l’effondrement est l’écofacisme (pauvreté pour la plupart, type Soleil Vert), malheureusement plus probable que l’anarchie à l’heure actuelle vu la direction que prennent nos pseudo démocraties.

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