J’ai lu : Sortons de l’âge des fossiles, de Maxime Combes

fossiles_combesBien sûr, parce que je suis un partisan de la décroissance, je pourrais croire que toutes mes lectures subissent le biais de cet engagement. Mais je ne le crois pas. Pourquoi commencer par un tel auto-scepticisme ? Parce que la lecture du livre de Maxime Combes – Sortons de l’âge des fossiles, Anthropocène Seuil, 2015 – m’a beaucoup intéressé et tout autant déçu, voire irrité.

1- Il m’a intéressé parce qu’il repose sur une proposition incontournable : si nous voulons sortir de l’âge des fossiles, le « seul scénario [qui] est acceptable et enviable » (page 29) passe par un moratoire qui porte sur l’extraction des énergies fossiles mais aussi sur tous ces projets qui « doivent désormais être vus comme les vestiges d’une économie fossile qu’il faut apprendre à dépasser » (page 28) : nouvelles centrales électriques, aéroports, oléoducs, usine de liquéfaction et de regazéification.

L’argument est imparable : si économiquement et physiquement les énergies fossiles ne pourront éviter leur déplétion, écologiquement il faut affirmer l’inverse : le problème, ce n’est pas leur rareté future, c’est leur abondance présente. La conséquence est tout aussi imparable : « Un tiers des réserves de pétrole, la moitié de celles de gaz et plus de 80% de celles de charbon ne doivent pas être exploitées, si nous voulons conserver 50% de chances de maintenir le réchauffement sous la barre des 2°C » (page 23).

Tout aussi cohérentes sont ses propositions « radicales » : sortir des bilans des entreprises toutes les réserves énergétiques (page 152), « interdire les produits financiers dérivés et/ou indexés sur l’énergie » (page 153), « retirer aux entreprises le droit d’explorer et d’exploiter n’importe quel gisement… Ces mesures sont nécessaires. Mais l’arme ultime est connue : ne plus délivrer de permis d’exploration et d’exploitation, annuler certains permis et interdire l’exploitation dans certaines régions » (page 134).

Tout cela est fort bien, mais comment y arriver ?

Là encore Maxime Combes est parfaitement clair : la question de la transition énergétique n’est pas une question « physicaliste » ou technique mais c’est une question politique. « Il est impossible d’attendre de la raréfaction des fossiles qu’elle remplace la volonté politique » (page 9). « Se focaliser sur l’innovation technologique a pour conséquence… de dépolitiser la transition énergétique… une telle approche se limite à un ou deux paramètres – les émissions de carbone notamment –, sans tenir compte de l’ensemble des dimensions écologiques, sociales, économiques et démocratiques de la transition » (page 197). Là réside tout l’enjeu symbolique d’un tel moratoire : il faudra « apprendre à vivre avec les contingences matérielles de l’existence humaine » (page 171).

Fort bien, mais par quelle politique y arriver ?

Maxime Combes n’en cache pas les difficultés, il n’esquive ni les verrous (première partie) ni les pièges (deuxième partie), ni par exemple l’échec du projet Yasuni (« En trois ans, sur les 3,6 milliards escomptés, seuls 13 millions de dollars ont été récoltés et 116 millions promis » – page 226).  Parce qu’il y a des « adversaires » (page 230), il ne faut pas croire que la transition sera « le fruit d’un consensus général gagnant-gagnant » (page 230).

2- C’est là que commence la déception entre ce que l’ouvrage annonce et ce qu’il propose vraiment. Pourtant le sous-titre est alléchant : « Manifeste pour la transition ».

Cette transition consisterait en dix étapes (1). Pourtant alors que l’auteur déclare qu’il faut « prendre le problème à la racine » (page 27), qu’il faut affronter la question par l’amont des racines plutôt que par la fuite en avant perpétuelle de l’aval (page 71), rien n’est dit sur la moindre chronologie de ces étapes.

Par bienveillance, nous pourrions faire l’hypothèse qu’implicitement cette absence de chronologie signifie peut-être que toutes ces étapes sont liées et qu’elles forment un tout systémique et convergent. Malheureusement cette interprétation semble abusive quand l’auteur ne manque pas de rappeler qu’il faut se méfier de la « chimère de la synergie » (page 68) : certes toutes les étapes visent un même objectif, mais est-ce suffisant pour s’être dispensé de tenter de proposer un ordre chronologique ?

D’autant que par deux fois (pages 35 et 208), Maxime Combes ne cache pas sa perplexité : « Par où commencer ? ».

D’autant que, et cela devient presque une habitude dans trop d’ouvrages consacrés à la transition, la voie des alternatives concrètes et des expérimentations sociales et écologiques est relégué au dernier chapitre, sous la forme d’un inventaire de l’existant.

Mais la déception ne provient pas seulement de cette imprécision chronologique, elle se nourrit d’une inconséquence majeure : l’incapacité d’un livre dont l’objet est explicitement la transition et qui est explicitement construit pour s’attaquer aux obstacles de cette transition à affronter non pas ceux qui sont extrinsèques (provoqués par des adversaires) mais ceux qui sont intrinsèques (causés, même involontairement, par les partisans).

Reconnaissons pourtant qu’une difficulté intrinsèque quant à l’existence même de la transition est explicitement repérée : Quel pourrait bien être le « sujet de la transition » (page 218) ? Là où Hannah Arendt avait déjà jugé que, dans une société de la valeur-travail, « l’on ne peut rien imaginer de pire » qu’un monde de travailleurs sans travail, là où le moindre conflit sur les revenus agricoles ne fait qu’accentuer la schizophrénie de consommateurs (qui veulent des prix toujours plus bas) qui sont en même temps des producteurs (qui ne peuvent ignorer que dans le prix, il y a aussi leurs « revenus » ; voir à ce sujet la bonne quatrième partie du petit livre de Guillaume Borel, Le travail, histoire d’une idéologie, Utopia, 2015), Maxime Combes rappelle avec justesse que les consommateurs des pays industrialisés sont en même temps des « rentiers du travail de la nature » (page 219).

Mieux, Maxime Combes a raison de s’inquiéter quand il écrit : « La transition peut également apparaître comme un rapport largement irénique de la transformation sociale, fondée sur la mise en avant des politiques de préfiguration et de l’expérimentation » (page 216, c’est nous qui soulignons).

En lisant cela, comment ne pas trouver espoir que, pour une fois, la transition ne va pas devoir subir cette forme d’omerta interne à beaucoup d’initiatives de transition : chut, pas de critique interne, il faut serrer les rangs, voir toujours ce qui est « positif ». De ce point de vue-là, un tel « irénisme » vient de recevoir le film qu’il mérite sous la forme d’une exploration aéroportée de ce monde de « Demain » qui serait déjà-là : comme s’il suffisait d’aller au cinéma pour retrouver tant de motivation !

Malheureusement au moment de rentrer dans le dur de la transition, notre « Manifeste de la transition » n’arrive finalement pas à échapper à la triple fable de la préfiguration, de l’essaimage et de la bifurcation. Or, aujourd’hui, ces fables structurent un impensé historique de la transition ; autrement dit, elles constituent une argumentation paresseuse pour éviter d’avoir à décoloniser réellement son imaginaire en faveur d’une réelle transition. Dans cet imaginaire, les initiatives de transition préfigureraient déjà un monde d’après, qui deviendrait accessible, la masse critique étant dépassée, après le choix délibéré d’une bifurcation.

  • J’ai déjà critiqué cet irénisme historisant dans mon Politiques de la décroissance (Utopia, 2013) et plus récemment j’ai souligné comment ces fables malheureusement restent prisonnières d’un individualisme généralisé dont elles prétendent pourtant nous libérer (article dans les Nouveaux cahiers du Socialisme, Québec, automne 2015).
  • A chacun ses fables ! Le productivisme et son monde repose lui aussi sur trois fables, pour justifier la marchandisation généralisée de la vie sociale : 1/ Pour justifier l’argent : la fable du troc ; 2/ Pour justifier la technique comme domination de la nature : la fable de l’homme comme animal le plus faible au sein d’une nature hostile ; 3/ Pour justifier le travail : la fable de la reconnaissance sociale par le travail.
  • Le danger de cet imaginaire paresseux de la transition, c’est de manquer de radicalité et finalement de ne s’attaquer qu’aux symptômes, sans rien changer quant aux causes. Le danger n’est alors pas tant le maintien du monde critiqué que son renforcement. Nous le voyons par exemple dans le cas des monnaies locales complémentaires (MLC) : tant qu’elles voudront faire de l’économie autrement, elles ne pourront exister qu’en faisant réussir au local ce que nous voyons échouer au global (bref, elles ne feront que renforcer la résilience d’un système économique suffisamment lucide pour avoir déjà intégré la pertinence systémique du couple efficacité/résilience). C’est donc bien le sens de ce que veut dire « alternatif » qu’il faudrait interroger.

Soyons juste, Maxime Combes échappe au terme même d’essaimage mais la métaphore entomologiste se retrouve dès qu’il lui faut bien proposer un « appui pour sortir de l’âge des fossiles » : « Les initiatives visant à améliorer la vie, renforcer les liens sociaux, recréer de l’économie locale, tout en réduisant l’empreinte écologique, fourmillent » (pages 240-241, c’est nous qui soulignons). Entre hyménoptères, le fourmillement vaut bien l’essaimage !

Mais nous n’échappons ni à la fable de la « préfiguration » (pages 239 et 243) ni à celle de la « bifurcation » (page 248).

La déception s’accentue quand nous voyons bien que Maxime Combes pressent qu’il y a là un schéma historique qui malheureusement ne suffira pas pour « déclencher la transition » (c’est le titre de sa troisième partie) ; et c’est pourquoi, avec raison, il ne manque pas d’associer à ces alternatives concrètes (les résistances du POUR) les luttes (les résistances du CONTRE) contre l’extractivisme et les GPII (page 103 sur les frontline struggles, page 238 pour évoquer les luttes de type Blockadia).

3- Maxime Combes aurait-il pu éviter non seulement de décevoir nos attentes mais aussi de tomber dans ces insuffisances ?

En tout cas, il en fait la demande, certes tard (dans l’avant-dernier § de son livre), quand il dresse une sorte d’inventaire des « paradigmes de transformation sociale et écologique » ; car c’est bien l’absence d’un tel paradigme explicite qui nous semble être à l’origine  d’un « Manifeste de la transition » sans chronologie de transition, d’un scénario qui avoue ne pas savoir par où commencer, d’une radicalité qui manque de cohérence systémique. « Il existe de nombreuses propositions qui contiennent déjà des éléments clefs nécessaires pour construire de nouvelles alternatives systémiques comme le buen vivir, la défense des biens communs, le respect des territoires indigènes, les droits de la nature, la souveraineté alimentaire, la prospérité sans la croissance, la déglobalisation, etc. » (page 247).

Ecrivons-le explicitement : comment Maxime Combes fait-il pour écrire 248 pages sur la transition, plus 27 pages de notes, sans qu’une seule fois, fût-ce pour critiquer, le mot même de « décroissance » n’apparaisse ?

  • Maxime Combes est incontestablement un « objecteur de croissance ». « Sortir de l’âge des fossiles implique de substituer au paradigme de la croissance sans limites fondée sur l’extraction des ressources naturelles un régime de « stabilité écologique fondée sur la reproduction des ressources » » (page 213). Il est vrai que dans cette phrase il y a deux expressions pour lesquelles nous devons nous demander si ce sont des précisions ou bien des bémols. « Sans limites » : on se demande bien ce que serait un paradigme de la croissance limitée (encore un oxymore comme « décroissance sélective »). « Fondée sur » : ce n’est pas la croissance en tant que telle qui devrait être critiquée mais uniquement celle fondée sur l’extractivisme ?
  • Mais il n’est pas un « décroissant », c’est-à-dire quelqu’un qui (se) pose la question politique par excellence, celle de la transition pour repasser sous les plafonds de l’insoutenabilité écologique : car, a-t-on envie de lui demander, comment faire pour passer du paradigme de la croissance à celui de la stabilité ? Surtout quand, avec raison, on refuse le « mirage du découplage » entre croissance et dérèglements écologiques : « produire plus en dégradant moins l’environnement » (pages 180-184).
  • Est-ce le négatif du « dé- » de la décroissance qui le rebute ? Il ne le semble pas à lire les titres des trois parties du livre : déverrouiller, déminer, déclencher. « Ne pas réduire drastiquement et immédiatement l’exploitation des énergies fossiles… ce serait un crime climatique » (page 29). Lui-même reconnaît que « ne pas augmenter le feu sous la marmite, à défaut de le réduire », ce serait déjà « un bon début » (page 26). Cher Maxime, « arrêter » ce n’est pas encore une transition, « réduire », si. Comment réduire, comment « décroître », voilà la difficile question de la transition écologique et sociale dans toute sa radicalité démocratique !

4- Pour « nous autres décroissants », quelles leçons tirer de cette lecture dont la déception voire l’irritation sont à l’aune de ce que nous en attendions ?

  • L’irritation ne vient pas du livre de Maxime Combes, tant il fournit quantité d’arguments pour expliquer pourquoi une transition énergétique sera difficile. Mais si la décroissance reste invisible dans ce Manifeste de la transition, c’est d’abord la faute aux partisans de la décroissance : c’est à eux, c’est à nous, de fournir ce paradigme de la transition.
  • Pour combattre notre propre invisibilité, il faudrait que nous commencions par mettre fin à l’une de ses causes les plus fortes : notre éparpillement. Nous qui prônons la « simplicité volontaire », appliquons-nous ce conseil et commençons par simplifier ce que nous entendons par « décroissance » : c’est juste la transition, le trajet, la parenthèse entre le monde de la croissance et des mondeS libéréS de la croissance, mondeS d’a-croissance, à l’économie stationnaire. « L’ère du pétrole est une brève parenthèse de l’histoire humaine » écrit Maxime Combes (page 30) : pour fermer cette parenthèse de la croissance, il faut ouvrir la parenthèse de la (décroissance).
  • Autrement dit, notre radicalité politique ne porte pas sur un projet mais seulement sur un trajet. Honnêtement, si nous voulons ne pas céder aux fables paresseuses de la préfiguration, de l’essaimage et de la bifurcation, nous devons accepter que, dès à présent, nous ne savons pas grand-chose de ces mondes que nous désirons : nous savons qu’ils devront être pluriels, soutenables, justes, décents, démocratiques. Mais concrètement, nous ne pouvons pas en dire plus aujourd’hui. Du coup, toutes nos résistances, du Pour comme du Contre, ont d’abord pour but 1/ de cesser de fabriquer ce monde que nous rejetons, 2/ d’en tirer quelques leçons négatives sur ce qu’il ne faudra surtout pas refaire : voilà pourquoi la (décroissance) doit aujourd’hui se manifester dans des propositions et des actions « clivantes et identifiantes ».

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Note 1 → Voici les 10 étapes :

  1. Débusquer les véritables climato-sceptiques
  2. Bloquer ceux qui veulent continuer à forer
  3. Reprendre l’énergie des mains de la finance
  4. Choisir entre libéralisation du commerce et climat
  5. S’affranchir de la pensée unique
  6. Se libérer de l’emprise du progrès technologique
  7. Se débarrasser des mirages technoscientifiques
  8. « On arrête tout et on réfléchit »
  9. Prendre soin de note futur énergétique
  10. Expérimenter pour tout changer

2 commentaires

  1. Bravo, c’est un très juste et précis compte-rendu critique du livre. on attend avec impatience ta venue à Nyons pour une nouvelle conférence ! (sur la transition ?)

  2. Remarquable critique qui me donne l’impression d’avoir lu l’auteur que je ne connaissais pas. Je me suis rendu compte il y a peu que je suis un écologiste et collapsologue qui signorait Je crois à l’effondrement mais je pense qu’on peut proposer d’en atténuer les conséquences. C’est un peu l’objet de mon site. Je viens de lire « comment tout peut s’effondrer »

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