Le capitalisme est « fabuleux »

Publié dans le numéro 16 de la revue Les Z’IndignéEs, pour annoncer les (F)Estives 2014 de l’objection de croissance qui auront lieu à Cerbère à la fin du mois d’août.

Les fables du capitalisme

Le capitalisme et le libéralisme reposent sur des fables. Il y a plus de 300 ans, un médecin hollandais – Bernard de Mandeville – écrivait une Fable des abeilles dans laquelle il expliquait qu’il fallait se résigner à ce que le meilleur des mondes possibles (de Leibniz à Huxley) se réduise à l’empire du moindre mal.

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Pour construire une société juste, il vaudrait mieux compter sur les vices privés que sur les vertus. Quelques années plus tard, un philosophe écossais – David Hume – expliquait qu’il serait contradictoire de fonder les règles (générales) de la justice sur un sentiment (particulier) de bienveillance. Ainsi Hume ne dit pas que voler les riches pour distribuer aux pauvres serait, dans certaines circonstances, « juste », il dit juste que dans ce cas particulier, la règle de justice serait inapplicable. Mais alors comment résoudre la difficulté dans le cas où l’exception deviendrait à son tour régulière – résoudre la misère ou le chômage ? Selon Hume, la solution se trouverait d’abord dans la croissance économique sur laquelle il vaudrait plutôt compter que sur la redistribution ; sans croissance, la redistribution serait inefficace ; et quand la croissance est là, elle deviendrait inutile.

L’économie politique dominante repose aussi sur des fables, en particulier une fable selon laquelle l’argent viendrait conventionnellement résoudre les difficultés du troc généralisé entre des individus naturellement producteurs de surplus qu’ils viendraient spontanément échanger sur des marchés : telle est la « fable du troc ».

Faut-il en déduire que le capitalisme est « fabuleux » ou plutôt s’étonner de l’incroyable capacité du capitalisme à transformer ses fables et ses utopies en réalités ? Puissance performative du storytelling qui, à la différence des mythes des civilisations exotiques, ne raconte pas l’origine mais prédit l’avenir, par la puissance auto-réalisatrice de la fiction.

Et c’est ainsi que c’est toujours la croissance qui paraît en solution alors qu’elle est le problème !

Les leçons de l’histoire

Patatras ! Deux ouvrages récents viennent déboulonner cette idole de la croissance. D’abord, celui de Thomas Piketty (qui n’est pourtant ni décroissant ni même objecteur de croissance), Le capital au XXIe siècle. On peut en retirer plusieurs leçons. La première est effarante : « Pendant longtemps, force est de constater que les recherches savantes consacrées à la répartition des richesses se sont fondées sur relativement peu de faits solidement établis et sur beaucoup de spéculations purement théoriques »[1]. La seconde signale une parenthèse: « Si l’on remet les choses en perspective historique, il apparaît clairement que c’est la période des Trente Glorieuses qui était exceptionnelle, tout simplement parce que l’Europe avait accumulé au cours des années 1914-1945 un énorme retard de croissance sur les Etats-Unis »[2]. La troisième, c’est l’abandon du dogme des 3% de croissance : « Ceci est une illusion au regard de l’histoire comme de la logique »[3]. D’abord, parce que dans le passé, quand croissance il y a eu, elle a été largement inférieure : « Au niveau de la planète tout entière, le taux de croissance de la production par habitant a été en moyenne de 0,8% par an entre 1700 et 2012 »[4]. Quant à l’avenir, un scénario de 1,2% par an dans les pays riches semble optimiste[5].

Le second ouvrage (lui aussi un livre d’histoire[6]) présente Une autre histoire des « Trente Glorieuses »[7] : non seulement cette période de forte croissance ne fut qu’une parenthèse économique mais tant socialement qu’écologiquement, il faudrait plutôt parler des « Trente Ravageuses ».

Les sorties de la religion de la croissance

C’est donc la fin de la croissance qui semble aujourd’hui l’hypothèse réaliste. Mais ce n’est pas suffisant car, depuis le milieu des années 1970, l’humanité consomme plus de ressources que ce que la planète peut renouveler. Le train fou de la croissance va peut-être s’arrêter mais depuis trop longtemps il a dépassé le plafond de la soutenabilité écologique. En 2013, le « jour du dépassement » était le 20 août[8]. La responsabilité politique est donc bien de faire reculer le train en deçà de sa bifurcation catastrophique. Pas question de le demander ou de l’imposer au Sud global à qui le Nord global devra d’abord régler sa dette écologique. C’est au Nord global de s’engager dans la voie de la décroissance : de son PIB comme de son empreinte écologique !

Décroissance globale donc, plutôt que sélective. Bien sûr autant faire décroître en priorité les activités soutenues par la seule logique du productivisme[9]. Mais il faut reconnaître qu’en cas de dépassement global de la soutenabilité écologique, quand bien même nous n’aurions plus que des activités relocalisées, responsables de l’amont des « ressources » à l’aval des « déchets », la décroissance reste le seul choix possible. La question politique n’est même plus là.

Elle réside dans le comment démocratique, dans le prolongement des socialismes utopiques pour qui il ne peut y avoir de transformation sociale que par les expérimentations sociales (et écologiques). Il ne s’agit pas pour les décroissants de déserter le terrain des luttes mais 1/ de les élargir systém(-at-)iquement dans une perspective émancipatrice et 2/ sans attendre une prise préalable du pouvoir, de ne plus collaborer à la fabrication du capitalisme et de se mettre à explorer les alternatives concrètes qui couvrent tous les besoins en humanités : alimentation, logement, santé, monnaie, transport, éducation, culture… toutes ces interdépendances qui conditionnent une autonomie généralisée de la vie.

Elle repose surtout sur notre capacité à retrouver le sens du rêve : à décoloniser notre imaginaire pour retrouver le goût d’imaginer d’autreS mondeS possibleS, libérés de l’économie, pour rêver des sociétés d’a-croissance. C’est dans cette perspective que les (F)estives organisées par l’AderOC (Association des rencontres de l’objection de croissance), cette année en partenariat avec Recherche&Décroissance, se dérouleront autour de 3 axes :

  • Axe 1 : Pourquoi décroître ? Pas seulement constater et dénoncer les dégâts mais aussi (se) rendre compte que toute aliénation pointe un horizon de ce que pourrait être une vie bonne, une organisation sociale juste et décente.
  • Axe 2 : Quels projets pour des sociétés d’a-croissance ? Rompre avec le « réalisme » de la modernité qui ramène la politique au seul calcul de méchants moyens, mais retrouver une définition de la politique par l’idéal : aude imaginari ! Oser des descriptions de ce que les décroissants jugent désirables.
  • Axe 3 : Quelles transitions, quelles propositions politiques pour décroître ? Eclairés par la multiplicité des idéaux imaginés, comment construire dès maintenant les pistes et les voies buissonnantes, par quelles belles revendications ?

(F)estives de l’objection de croissance, du 29 au 31 août à Cerbère (66) : La croissance, c’est terminé, vive la décroissance !

Contact, inscription et renseignements : http://www.objectiondecroissance.org/


[1] Thomas Piketty, Le capital au XXIe siècle, Seuil (2013), page 18.

[2] Ibid., page 161.

[3] Ibid., page 158.

[4] Ibid., page 157.

[5] Thomas Piketty fait remarquer qu’avec 1% de croissance annuelle, soit plus de 35% sur trente ans, une société se renouvelle profondément. A nous d’en déduire qu’avec 1% de décroissance, nous pourrions aussi transformer profondément la société, mais dans un autre sens.

[6] Si l’économie dominante s’est construite sur des fables, ne serait-il pas pertinent de re-fonder l’économie politique sur une autre science humaine, qui serait l’histoire ?

[7] Sous la direction de Céline Pessis, Sezin Topçu et Christophe Bonneuil, Une autre histoire des « Trente Glorieuses », La découverte (2013).

[9] Jérôme Baschet, Adieux au capitalisme, La découverte (2014), pages 90-96.

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