FAQ sur l’antiproductivisme

Invité par le ROC-Vaud, à Lausanne, le mardi 6 mai, mon intervention était précédée par un temps de discussion en groupes. A la fin duquel, chaque groupe a formulé une question. Les voici, avec des réponses écrites.

Définition de l’antiproductivisme

  • D’une façon générale, il me semble que beaucoup de mots en « -isme » proviennent de « la colonisation du sens large par un sens strict ». Ainsi le rationalisme est-il la doctrine qui réduit toutes les procédures de décision à la seule rationalité. Ainsi l’industrialisme est-il la doctrine qui ramène toute production industrieuse à la production industrielle. Ainsi le productivisme est-il l’idéologie qui réduit tout évaluation de la production au seul critère de la productivité.
  • L’antiproductivisme est le refus du productivisme.
  • En ce sens, il constitue l’idéologie de la décroissance (comme le productivisme constitue l’idéologie de la croissance).
  • Le contenu de cette idéologie productiviste est : « produire pour produire ».
  • Dans le productivisme, les questions en amont (les « ressources ») et en aval (les « déchets ») sont alors autant écartées que la question centrale du « produit » (que produire ?).
  • La « vulgate » marxiste écarte ces questions pour ne s’intéresser qu’à celle des rapports de production. Et c’est ainsi que le marxisme peut se retrouver à partager avec le capitalisme (qu’il critique pourtant) un fond commun, celui du productivisme.
  • C’est pourquoi un antiproductivisme cohérent critiquera autant le capitalisme que les critiques (productivistes) du capitalisme.

Comment définir l’antiproductivisme par rapport à l’antilibéralisme, l’anticapitalisme et l’altermondialisme ?

  • L’antiproductivisme prétend être une critique plus approfondie que l’antilibéralisme et que l’anticapitalisme. C’est au nom de cette radicalité que les antiproductivistes demandent aux antilibéraux et aux anticapitalistes de faire encore un effort dans la critique du capitalisme et du libéralisme.
  • Comment l’antiproductivisme peut-il justifier cette radicalité ?
    • En préférant, quand il s’agit d’expliquer la marchandisation du monde, l’analyse de Polanyi à celle de Marx : « Une fois que des machines et des installations complexes avaient été installées en vue de la production dans une société commerciale, l’idée d’un marché autorégulateur ne pouvait que prendre forme… Comme les machines sont chères, elles ne sont rentables que si de grandes quantités de biens sont produites. On ne peut les faire fonctionner sans perte qu’à condition que l’écoulement des biens soit raisonnablement assuré et que la production ne soit pas interrompue par manque des matières premières nécessaires à l’alimentation des machines. Pour le marchand, cela signifie que tous les facteurs impliqués doivent être en vente, c’est-à-dire qu’ils doivent être disponibles en quantité voulue pour quiconque est prêt à payer. »[1]
    •  Les « facteurs » de production sont la nature, la monnaie et l’activité humaine qui, marchandisées, deviennent : la propriété privée, l’argent et le travail.
    • Se dessinent là les trois axes de propositions pour un antiproductivisme cohérent : démarchandiser la nature, la monnaie et l’activité sociale.
    • Concrètement, jusqu’à quel point anticapitalistes et antilibéraux sont-ils prêts à aller pour retrouver une Nature et une Société comme « biens communs », pour retrouver la mutualisation des dettes sociales par la Monnaie, pour oser rompre avec la centralité de la valeur-Travail pour imaginer une « indivision sociale du travail » ?
    • Concrètement, un antiproductivisme cohérent pourra reprocher aux antilibéraux de ne s’occuper que de la redistribution de la richesse (décroissance des inégalités) sans remettre en question la richesse en tant que telle et sans faire la distinction entre une misère (manque du nécessaire) subie et une pauvreté (manque du superflu) choisie.
    • Concrètement, un antiproductivisme cohérent pourra reprocher aux anticapitalistes de ne se préoccuper que du « comment » (produire) sans oser demander « pourquoi ». Mais il est effectivement difficile d’aller expliquer qu’un conflit social est peut-être la meilleure occasion pour oser rompre avec le Produit en tant que tel.
  • Avec l’altermondialisme, l’antiproductivisme partage sa critique du mondialisme ; même si nous ne nous contentons pas d’un « autre monde possible » mais que nous plaidons plutôt pour d’autreS mondeS possibleS.

Peut-on être antiproductiviste dans une économie capitaliste ?

  • Dans la mesure où l’économie mondiale est capitaliste (ou que le capitalisme est mondialisé), l’antiproductivisme se situera dans le monde qu’il critique.
  • D’une façon générale, partir d’un monde se fait toujours à partir de ce monde : c’est pourquoi tout rejet se traduit par un trajet, une transition.
  • Dans le monde capitalisme, le socialisme utopique a plutôt pensé que ces transitions se feront par les alternatives concrètes et les expérimentations minoritaires.
  • Mais attention, leur nécessité n’implique pas qu’elles soient suffisantes. Attention à ne pas opposer à la fable de la Main invisible celle de l’essaimage : car ces deux fables partagent une même illusion : celle de croire que la Société résulte (consciemment ou non) de l’association (intéressée ou non) d’individus qui existeraient préalablement.
  • Qu’est-ce qui fait qu’une alternative est « concrète » ? Il existe beaucoup d’expérimentations sociales qui sont des « alternatives », et même une économie sociale et solidaire (ESS) en voie d’institutionnalisation permanente peut en initier. Mais pour un décroissant, une alternative sera concrète quand, au sens le plus littéral, elle ne fait abstraction ni du monde qu’elle critique ni du monde qu’elle esquisse. Par exemple, une monnaie locale impulsée par un conseil général n’est pas une « alternative concrète » ; au contraire, une monnaie locale impulsée par un groupe de citoyens qui veulent se réapproprier l’usage de la monnaie, si. Le champ des « alternatives concrètes » couvre les besoins humains essentiels, de « haute nécessité » : nourriture, logement, santé, éducation, culture, toutes ces interdépendances qui conditionnent une autonomie généralisée de la vie…

Que répondre à un politicien socialiste qui aurait peur de perdre son électorat en adoptant une position antiproductiviste ?

  • Cyniquement, on peut le taquiner en lui rappelant que c’est peut-être une bonne chose pour cet électorat de perdre son politicien socialiste.
  • Mais tout dépend de ce que veut et croit ce « politicien » ? Tant qu’il prétend que c’est par la prise préalable des pouvoirs institutionnalisés qu’une société se transforme, on doit le soupçonner de ne chercher que le Pouvoir ; le sien ?
  • Pour autant, cette méfiance libertaire envers tout Pouvoir ne débouche pas forcément sur le refus de participer aux débats politiques : non seulement pour s’y montrer mais aussi pour saisir la bonne occasion de tenir discours non pas en faisant des promesses sur l’avenir mais en faisant publicité (en rendant public) sur les expérimentations déjà en route, déjà en piste (les uto-pistes concrètes).
  • On peut enfin lui faire deux propositions :

1.      Lui rappeler qu’être socialiste c’est aussi retrouver l’héritage du socialisme utopique et qu’il y a là une « ressource » qui lui éviterait de croire sauver le socialisme en le croisant avec le libéralisme.

2.      Lui suggérer de « belles revendications » antiproductivistes : Par exemple, défendre un revenu inconditionnel[2] (RI) articulé à un revenu maximum acceptable[3] (RMA) : comment y aller ? Par une revendication transitoire : la retraite d’un montant unique pour tous. Voilà une excellente façon de déconnecter revenu et travail à laquelle tout le monde (de gauche) devrait adhérer. Deuxième exemple : préconiser une décroissance de la mobilité et donc une décroissance de l’automobile : comment y aller ? Par une revendication transitoire : la garantie pièces et main-d’œuvre pendant quinze ans. Troisième exemple : demander la gratuité du bon usage et le renchérissement du mésusage : comment y aller ? Par étapes : la commune du Sequestre (81) l’a déjà fait[4]. Quatrième exemple : nous défendons la reconversion industrielle et nous pouvons nous appuyer sur les précédentes reconversions à l’occasion de guerres. Cinquième exemple : nous ne nous contentons pas de critiquer cette all purpose money qu’est l’Euro, nous expérimentons des monnaies locales complémentaires[5].

Comment situer l’antiproductivisme par rapport à l’opposition gauche-droite ? Une politique sans parti est-elle possible ?

  • J’ai essayé dans mon livre Politique(s) de la décroissance de ne pas confondre le politique avec la politique.
  • Sans pour autant naïvement prétende que le peut exister sans la. Du coup, nous voilà bien obligés de nous situer par rapport au clivage droite-gauche.
  • D’une part, les luttes menées depuis plusieurs siècles permettent nettement de faire une distinction claire entre « être de droite » et « être de gauche ».
  • D’autre part, si « être de droite », c’est voir le monde du point de vue des dominants alors il semble évident que les décroissants devraient être de gauche et revendiquer de critiquer le monde du point de vue des dominés, des exploités, des aliénés. Car même si les dominants prétendent que le goût pour l’illimitation serait dans la nature humaine, comment ne pas constater que seule la minorité des dominants peut y goûter, et cela aux dépens de la majorité des dominés.
  • Une politique sans parti est-elle possible ? Non car ce qui seul permet leS possibleS, ce n’est pas la politique mais leS politiqueS. Je veux dire par là que tant que l’on pensera au singulier, celui de la politique plutôt que le pluriel des politiqueS, il y aura – malheureusement – de la place pour les partis.

Y a-t-il des niveaux de l’antiproductivisme (personnel, collectif…) et jusqu’où aller dans la réduction de la consommation et de la production ?

  • Il n’y a pas des « niveaux » de l’antiproductivisme mais on peut envisager plusieurs « entrées » dans les politiqueS de l’antiproductivisme.
  • Quant à moi, je défends en priorité l’entrée par le collectif, par l’association.
  • Je ne néglige pas l’entrée personnelle mais je la crois seulement nécessaire et totalement insuffisante et même dangereuse quand elle prétend que tout changement commence par soi : comment ne pas soupçonner que le développement individuel reste prisonnier des idéologies du développement et de l’individualisme ?
  • Ma préférence va à l’entrée par le collectif pour deux raisons :
    1. elle reprend les voies utopiques de l’association, de la mutuelle et de la coopérative.
    2. elle fait passer le Faire avant le Réfléchir ; mieux encore : quand on fait ensemble, cela facilité le réfléchir ensemble.
  • Quelle que soit la porte d’entrée, l’engagement décroissant doit s’inscrire dans un cadre que les Amis de la terre nomme « espace écologique » (définis par un plancher et un plafond). Ce qui signifie que si la décroissance signifie pour les plus enrichis (le « Nord global ») la réduction de leur consommation ; pour les « appauvris » (le « Sud global »), tant qu’ils se situent sous le plancher d’une vie décente, ils ont droit à exiger une croissance de la production et de la consommation. C’est en ce sens que la décroissance est foncièrement la décroissance des inégalités.

Une évolution (industrielle) est-elle possible sans croissance ?

  • La décroissance préconise un retour à des indicateurs soutenables, cela n’implique pas un retour à l’époque où ses indicateurs étaient atteints.
  • Par conséquent, la décroissance ne signifie ni un retour en arrière ni en arrêt mais bien une « évolution » : au sens de « transition » mais surtout pas au sens de « progrès ».
  • Pour imaginer une organisation sociale conviviale et sereine, nous regarderons autant en arrière qu’ailleurs : sans nous interdire d’innover, d’inventer, de créer. Mais sans pour autant faire du nouveau un catéchisme car quelquefois : « répéter, conserver, c’est résister ».
  • Dans une société antiproductiviste, il y aurait encore de la production et certainement une production industrieuse ; et certainement de la technique : mais dont les usages devraient restés sous contrôle démocratique par les usagers eux-mêmes. C’est en ce sens qu’une organisation sociale doit aussi être une organisation politique.

Comment expliquer les résistances à l’antiproductivisme d’un certain nombre d’idéologues de l’extrême gauche (tels J-M Harribey ou M. Husson) ?

  • Le dialogue existe entre décroissants et gauche non-décroissante ; mais honnêtement c’est plus souvent un dialogue de sourds dans lequel nous nous plaignons des « tirs amis ».
  • Comment expliquer cela ? Comment expliquer leur attachement à un logiciel productiviste ? Globalement, leur réticence à l’antiproductivisme résulte d’un multi-attachement à des conceptions vieillottes sur le Travail, l’Etat, les services publics. Attachement renforcé par leur manière seulement descendante (top-down) voire condescendante de traiter les pratiques minoritaires, les expérimentations sociales et écologiques, les alternatives concrètes.
  • Fondamentalement, pour envisager la transformation sociale, ils restent de façon mainstream partisans de stratégie de renversement (par la prise majoritaire du pouvoir) sans vraiment faire place à des stratégies de basculement (par le rapport de force idéologique que les minorités doivent envisager en commençant par rester campées sur une radicalité-cohérence.
  • Encore plus fondamentalement, leur manque de radicalité doit provenir d’un manque d’imagination sociale et d’audace politique : faute de pratiquer déjà et sans attendre les autres mondes possibles, ils continuent de répéter et de conforter la domination des détachés de la société sur les attachés au « vivre-ensemble ». Bref, nous ne vivons pas dans le même monde qu’eux ; faut-il alors s’étonner que leurs ruptures soient plus rhétoriques que pratiques ?

 


[1] Karl Polanyi, La grande transformation, Paris, 1983, pp. 68-69.

[2] Jean Gadrey, dans Adieu à la croissance, Paris, 2010, pose aux décroissants une question : quel avenir pour l’emploi et la protection sociale dans la « grande transformation » vers une société soutenable ? Le revenu inconditionnel, et ses perspectives politiques, est l’un des points clés pour une telle réponse.

[3] Le A de RMA est bien celui de « acceptable » et non pas celui de « autorisé ». Car nous ne croyons que ce montant soit affaire d’autorité, mais plutôt de bon sens, de sens commun.

[5] Arrêtons ici ces quelques exemples car il y a déjà là davantage de « belles revendications » mobilisatrices et pragmatiques que dans tous les programmes des organisations de gauche.

Un commentaire

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.