Ethique et décroissance

A l’occasion de la 6° sortie de la revue Entropia, un numéro consacré à l’éthique, étaient réunis le samedi 4 avril 2009 une vingtaine d’intervenants autour de 3 tables rondes.

  • « Crise éthique, éthique de crise », animée par Serge Latouche.
  • « De quelle crise parlons-nous ? », animée par Jean-Claude Besson-Girard.
  • « Crise et transitions politiques », animée par Jan Spurk.

Impossible évidemment de rendre compte de la totalité des interventions. Juste possible d’en extraire matière à penser, à discuter et à critiquer selon trois questionnements arbitrairement choisis, mais tous en vue de mieux comprendre cette notion de « décroissance », notion qui justifiait la présence de la plupart des intervenants venus à la rencontre d’une salle plutôt avertie, voire, pour certains présents, engagée :

(1) décroissance et éthique : le care et l’exemplarité.
(2) décroissance et crise : la désorientation et le « moment opportun ».
(3) décroissance et politique : l’inéluctable et la santé.

1- Décroissance et éthique.

Retenons que si, pour Serge Latouche, « la dimension éthique de la décroissance est une évidence », il a plus souvent été question de critiquer l’imposture d’une moralisation du capitalisme que de montrer, en toute clarté, comment cette « évidence » peut se construire et s’affirmer.

(a) Seule véritablement Geneviève Decrop me semble avoir tenté de donner un « contenu » à cette « évidence éthique de la décroissance », à l’issue d’une ambitieuse tentative pour dresser une rapide histoire de l’individualisme : au tournant de la seconde guerre mondiale, au sein de nos « sociétés d’individus », une « première modernité » caractérisée par le couple « Raison/Projet » aurait laissé place à une « deuxième modernité » caractérisée par le couple « Désir/Dette ».

D’un côté, cette deuxième modernité – par le Désir – poursuit l’émancipation générale de la première modernité (la « sortie des statuts » et la disparition du lien social sous la seule forme de la hiérarchie) et permet l’approfondissement des mouvements d’émancipation (décolonisation, féminisme). Mais d’un autre côté, « sur le Désir, on ne construit pas de lien social ». Or les solutions proposées par l’individualisme contemporain (le « marché » et la « machinerie socio-technologique », par laquelle est complètement prise en charge la vie quotidienne) aboutissent paradoxalement à une « dépossession radicale de l’individualité de l’individu ».

Une voie de sortie éthique, que suggère Geneviève Decrop, passe par la philosophie du care (pour une présentation rapide, voir les articles qui y sont consacrés dans la Revue du MAUSS, n°32). Le care est cette « activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre « monde », de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible ».

Quatre pistes pour suggérer toute la fécondité de cette « pratique du care » en vue de clarifier ce que serait une « éthique de la décroissance » :

  • Pas de décroissance sans retrouvailles avec un sens de la mesure qui se méfiera de la ridicule « rupture pour la rupture », « plus radicalement décroissant que moi… » : or, prendre soin, d’autres humains mais aussi des objets, du « monde », c’est admettre qu’un certain « conservatisme » participe du véritable lien social ; révolutionnaire ?
  • Le danger avec la morale, c’est la morale moralisatrice (ou paternaliste, du top vers le down). Mais tout aussi symétriquement (du down vers le top), ce serait d’oublier de se méfier du péril du relativisme absolu (oxymore !) qui verrait dans chaque atome individualiste l’alpha et l’oméga de l’éthique (c’est dans ce cas que bien souvent naissent de subtiles distinctions entre éthique et morale). Or la quatrième phase du care (caring about, taking care of, care-giving et care-receiving) peut éviter ce double péril en faisant de la « réceptivité » le critère pour juger de l’adéquation de notre sollicitude au besoin d’autrui.
  • De quelle humanité s’agit-il quand certains décroissants écrivent qu’il faudrait « oser l’humain » ? Sans tomber dans la romance de la relation « mère-enfant » (et sans prendre toutes les précautions qu’il faudrait pour éviter les présupposés de « genre »), ayons l’audace de proposer que cette « humanité », c’est la « féminité ».
  • La quatrième piste passerait par la confrontation de cette théorie du care avec les théories de la justice. Non pas pour tenter de ramener, voire réduire, l’une à l’autre, mais, tout au contraire, pour en reconnaître leurs irréductibles questionnements. De la même manière que Axel Honneth signale que même une société juste et bien ordonnée équitablement peut échouer dans un sens plus global, à savoir dans sa capacité à assurer à ses membres les conditions d’une vie réussie (une société pourtant juste peut quand même être une « société du mépris »), et bien, une société peut être juste sans être ni attentive, ni responsable, ni réceptive. Du coup, les théories du care et de la reconnaissance peuvent partager une même visée de la « société décente ».

(b) La question de l’exemplarité quand elle a été abordée par Miguel Benasayag pour en dénoncer le « désastre » est restée dans une certaine confusion. Certes, on ne peut avoir tort de rappeler que le narcissisme motive trop souvent celui qui se donne en exemple. Mais « se donner en exemple », ce n’est pas la même chose que « prendre exemple sur ». La pratique de la décroissance (cet « agir » qui ne doit pas être un « réagir ») n’a que faire de l’exemple défini comme « modèle ». La décroissance ne doit pas une ascèse, et elle n’a nul besoin de « saint » ou de « prophète ».

Pour autant, comment nier que la pratique passe par une interdépendance (cf. le paradigme du care) dans laquelle l’imitation, l’attention à l’autre, l’exemple défini comme « cas particulier » doivent jouer tout leur rôle. Il en va du sens que « d’autres mondes sont possibles ». Car si un cas particulier ne peut logiquement prouver aucune universalité, il prouve parfaitement une « possibilité ». A moins d’en revenir à une morale de la nécessité et de l’universalité, une éthique de la décroissance doit faire toute sa place à la particularité de l’exemple : une éthique des possibles. C’est cette « éthique des possibles » qui pourra faire droit à une « politique des alternatives concrètes » : en renvoyant dos à dos la jouissance du discours (de la puissance) du modèle comme la jouissance du discours (de l’impuissance) de l’absence d’exemplarité. Effectivement : « nous ne sommes pas à la hauteur » ; parce que nul sommet illusoire ne nous permet plus de croire pouvoir prendre de la hauteur. Cessons de faire de l’homme la démesure de toute chose…

(c) Mais fondamentalement, d’où peut provenir l’évidente dimension éthique de la décroissance ? Comment retrouver la question du Bien comme finalité sans retomber dans les Idéologies du Bien (J.-C. Michéa) ? Comment fonder la distinction entre bon usage et mésusage (P. Ariès) ? Comment retrouver le sens de revendications non-matérialistes (A. Honneth) et donc morales (au sens le plus large) sans risquer de retrouver les périls des morales transcendantes ? Comment savoir que « cela ne se fait pas » (la common decency chez G. Orwell) ? Comment départager entre un appel réactionnaire au sacré et une juste reconnaissance que « tout n’a pas la même valeur », que tout n’est pas « équi-valent » ? Comment distinguer entre une « dignité » despotique (celle qui fait appel à une « instance » qui décide à la place du particulier) et une dignité qui soit une « haute nécessité » (notre propre vie n’est pas une valeur qui nous dépasse, qui nous transcende, et c’est à nous, à nous seuls, de décider si elle vaut la peine d’être vécue, et comment.) ? Enfin, comment la proximité et la sentimentalité du care qui en font sa force sont-elle compatibles avec la dimension déontologique (les obligations, les permissions et les interdictions) de toute morale qui accepte de se confronter avec les difficultés de l’intérêt, des conséquences et des procédures ? Beaucoup de questions…

2- Décroissance et crise.

Les intervenants de la deuxième table ronde devaient se demander « de quelle crise parlons-nous ? ». Jean-Claude Besson-Girard a eu raison de l’introduire sous le signe de « l’harmonie conflictuelle ». Car, en effet, on y retrouvait aussi bien Michael Singleton que Dominique Méda, Miguel Benasayag que Fabrice Flipo. D’un côté, on peut y voir la preuve d’une ouverture d’esprit, d’une absence de doxa de la décroissance et de ce point de vue la liberté accordée par J-CBG aux orateurs de choisir le moment de leur intervention était bénéfique. Mais d’un autre côté, quand il s’agit d’en faire, sinon une « synthèse », au moins une « présentation », le résultat semble plutôt rhapsodique. Crise du « modèle de développement » ou crise du « développement » comme « modèle » ? Crise de « toutes les grandes économies humaines » (économies politique, symbolique, sémiotique, psychique et même économie du vivant » ou crise de ce que c’est que « économie » ? Crise même de la notion de « crise » (lors de la troisième table ronde) : (Hervé Kempf) « je ne crois pas que nous soyons en crise… mais dans une Grande Transformation » ; « ce n’est pas une crise mais une catastrophe » (Yves Cochet).

(a) Tout participant d’un « séminaire », « colloque » ou « rencontre » autour de l’altermondialisme, de l’écologie radicale, des alternatives ou de la décroissance a déjà éprouvé ce « sentiment du labyrinthe ». Rappelons que même Dédale, son concepteur, ne retrouve pas la sortie quand il y est, à son tour, enfermé. Comment s’en sortir ? Le peut-on ?
Certes, Miguel Benasayag a raison de ne pas se cacher qu’il existe un « non-savoir profond » car de cette crise, nous n’en connaissons pas vraiment ni l’horizon ni les ressors. Pour autant, faut-il en déduire une « impuissance de la discussion » (fût-ce pour laisser place au simple accord sur « comment agir ») ? Sans retomber dans les illusions d’une Grande Théorie panoptique, toutes ces interventions que nous écoutons ou que nous lisons dans des revues plus passionnantes les unes que les autres ne gagneraient-elles pas à accepter de toujours commencer par se situer dans une « géographie ouverte des positions » ?

En attendant la troisième table ronde, j’écoutais un petit groupe d’auditeurs de la précédente table ronde exprimer leur « radical désaccord » quant aux interventions respectives de Dominique Méda, sur sa suggestion de proposer et construire d’autres « indicateurs » que celui du P.I.B., et celle de Michael Singleton, pour son évocation des sociétés qui n’ont jamais cru/crû. Comment éviter de vouer aux gémonies ou de porter aux nues ? La caricature, ce serait de se contenter d’opposer le réformisme collabo (« indic » a même été prononcé !) de l’une à la pureté radicale de l’autre. Premièrement, il est évident qu’aucun des deux n’a la prétention d’avoir trouvé le sésame de sortie de crise : soit en adoptant les modes de vie des Wakonongo, soit en mesurant autrement.
Deuxièmement, c’est bien en commun qu’ils partagent la volonté de « décoloniser » nos habitudes de (non-)pensée (inique) ; dans les deux cas, par la comparaison à un « autre ». Mais comment éviter alors que ce ne soient que simples évocations ?

Est-ce Michael Singleton qui avait dessiné sur le tableau qui se trouvait au fond de l’amphi quelques triangles et carrés (ceux qui figurent sa méthode de « l’ampliation analogique »). En quelque sorte, un chemin, une « mét-hode » pour circuler et s’orienter dans une « géographie ouverte des positions ». Suggérons quels pourraient être les dimensions de cette géographie : les trois étages de l’action (individuel, associatif ou communautaire ou collectif, politique) ; des durées plus superposées que juxtaposées (celle de l’immédiat et du maintenant ; celle du « demain » – court, moyen et long termes : celle de l’utopie – qui commence aujourd’hui). On voit ainsi comment l’intervention de Dominique Méda trouverait toute sa place pour la compréhension d’une action politique, immédiate et globale alors que celle de Michael Singleton se situerait davantage en vue d’une action individuelle ou collective, utopique et locale…

(b) La crise est-elle un « moment opportun » (un kairos) ? La crise de la croissance est-elle la bonne occasion pour avancer les analyses et les propositions de la décroissance ?

C’est là une claire déception de ne pas avoir entendu un seul intervenant (tout au contraire même !) se détacher de cette temporalité de l’urgence. Certes, toute crise est occasion de critique. Mais qu’en serait-il si notre capitalisme contemporain n’était pas en crise ? Serait-il moins critiquable ? Ce n’est pas du capitalisme en crise dont il faut sortir, c’est du capitalisme tout court. Même raisonnement pour le productivisme…

Quand bien même nulle crise ne frapperait le capitalisme, l’objection de conscience à la croissance n’en perdait aucune pertinence. Certes la croissance est un problème ; mais la décroissance n’en est certainement pas la solution. La décroissance n’est pas là pour résoudre les problèmes de la croissance ; c’est en ce sens que la décroissance est plutôt a-croissance. Hors de toute mentalité de la croissance ; précisément là où les questions politiques ne peuvent plus ne pas être aussi des questions éthiques.

3- Décroissance et politique.

Seule une lecture strictement matérialiste de l’action politique pourrait ainsi évacuer toute dimension morale. Et une telle « évacuation » présuppose toujours que le dépassement du capitalisme est inéluctable, nécessaire voire logique.

(a) Jean-Marie Harribey n’a pas été le seul des intervenants à poser ce diagnostic de l’inéluctabilité. Reconnaissons qu’il ne l’a porté que sur la cause – le capitalisme : Marx, déjà, signalait que le capitalisme épuise la force de travail et la nature. Et pour André Gorz, le capitalisme en serait à son « stade terminal ». Pour Dany-Robert Dufour, toutes les « économies » seraient malades, à commencer par « celle qui les englobent toutes, l’économie du vivant » à cause de la « finitude de la terre », des « limites de la biosphère » (Hervé Kempf).

D’autres intervenants n’ont pas hésité à franchir le pas suivant : c’est la décroissance elle-même qui serait « inéluctable » (Angélique Del Rey). La version la plus conséquente et par conséquent la plus « scandaleuse » en a été fournie par Yves Cochet. « Trop tard pour une manière douce » : adoptant un point de vue strictement matérialiste – celui de la raréfaction géologique des matières premières (déplétion qui provient, pour partie, de la « grande bifurcation catastrophique du 19°siècle » selon l’expression d’Alain Gras : quand a été fait le choix de l’énergie thermique) – il a formulé « trois propositions d’orientation politique », trois propositions de directive européenne : la première plutôt « classique » (revenu universel d’existence, semaine de quatre jours, 28 heures maximum), les deux autres beaucoup « radicales » : une directive « hibernation » (ralentir l’économie productiviste pendant les mois froids en travaillant une heure de moins le matin et le soir) et surtout une directive « grève du troisième ventre » (inverser l’échelle des allocations familiales).

(b) Si nous devions exprimer quelques réticences à ces propositions, elles ne s’appuierait pas sur une accusation de néo-malthusianisme qu’Yves Cochet assume à partir du moment où, pour lui, toute discussion doit commencer par le « diagnostic ».

Encore moins reprendrions-nous le point de vue de l’UFAL : de l’idée de décroissance au fascisme vert. Non pas par une quelconque complaisance vis-à-vis du fascisme mais tout simplement parce que les propositions d’Yves Cochet ne place la décroissance qu’en position de « remède ». Pas question de nier la « finitude » de notre planète, mais politiquement là n’est pas d’abord la question : que la planète soit finie ou non, ne faudrait-il pas préférer l’anti-productivisme au productivisme, l’a-croissance à la croissance ?
La même question devrait d’ailleurs être posée quant à la question de la justice : quand bien même les ressources économiques seraient abondantes, voire infinies, serait-ce une raison suffisante pour ne plus poser la question des inégalités ?

Autant dire qu’une politique de décroissance ne ferait pas de celle-ci un « remède » à une crise de la croissance mais une exigence de « santé ». Le refus de la croissance doit plutôt être une « conviction » (Vincent Cheynet) qu’une « nécessité ». Pour autant, la seule défense des institutions peut paraître bien incomplète pour structurer une telle politique. Le premier numéro d’Entropia était consacré à la politique (et Paul Lannoye n’a pas manqué de souligner avec raison que la perte de crédit moral de l’Union européenne est la marque d’une crise politique, d’une crise du politique), à quand un numéro autour de « décroissance et démocratie » ?

http://www.entropia-la-revue.org/spip.php?article39

Pour écouter les interventions : http://www.passerellesud.org/spip.php?breve2081

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