Le mépris, entre oubli et reconnaissance

 

[Article paru dans le Sarkophage n°8]

Pourquoi, au sein de la gauche antiproductiviste, les questions de la reconnaissance et de son déni, le mépris, permettraient de faire une place pour une revendication politique de l’Humain ? Pourquoi ne pas admettre d’ajouter une dimension « morale » à toutes ces luttes sociales qui, aussi diverses soient-elles, ont en commun d’être des résistances dirigées contre toutes les formes d’inhumanité propres au capitalisme : mépris, humiliation, invisibilité, stigmatisation, condescendance, indifférence, etc. ?

Concrètement et quotidiennement, nous ne pouvons que constater que beaucoup de nos engagements aujourd’hui défendent des enjeux non pas « matérialistes », mais « moraux » : fichage Edvige, base-élève, conditions de rétention et de détention, lanceurs d’alerte, désobéissance civile, homophobie, etc. D’ailleurs, ni Marx dans ses Manuscrits de 1844 ni Engels dans son étude de La situation de la classe laborieuse en Angleterre ne réduisaient l’aliénation du travail à sa seule dimension économique et ils n’oubliaient pas de traiter aussi de sa dimension morale : « l’ouvrier n’a le sentiment d’être auprès de lui-même qu’en dehors du travail et, dans le travail, il se sent en dehors de soi ».

Le discours de la reconnaissance qui nous entraîne à ajouter aux crises sociales et environnementales une crise de la dignité, ne s’appuie donc ni sur des pratiques nouvelles ni sur un discours neuf, et pourtant, paradoxalement, tout se passe comme si la gauche avait pu « oublier » d’être à l’écoute d’un tel désir de reconnaissance. Incapable de dégager des révoltes de banlieues leur demande de dignité, sans contact avec les « sans », cette gauche s’est depuis longtemps laissé voler le sens de ses combats pour la dignité : la liberté est devenue celle des prix avant d’être celle des personnes, « avantage acquis » ou « solidarité » sont devenus « privilège » ou « assistance », les cotisations sociales propres à assurer à chacun les conditions matérielles de sa dignité sont devenues des « charges »…

Trois surdités

D’où vient cette « surdité » ? Suggérons-en trois raisons idéologiques : utilitarisme des revendications, productivisme des solutions, antilibéralisme paresseux. Comment sortir réellement du piège idéologique du « travailler plus pour gagner plus » si sa critique continue de reposer principalement sur le même utilitarisme, celui qui réduit toute décision à un calcul rationnel des intérêts matériels bien compris ? Au contraire, n’est-ce pas l’exigence « non-matérielle » de reconnaissance qui permettra de reprendre les combats liés à la question du sens du travail dans une vie réussie : 32 heures en 4 jours, refus du travail le dimanche et le soir, droit de « vivre et travailler au pays » ; pour ne jamais confondre droit « au » travail et droit « du » travail.

De la même façon, n’est-ce pas au nom d’une revendication de reconnaissance que devrait être reposée la « question de la justice » plutôt que de croire que toute réponse en passera par la croissance ? Si Marx pouvait traiter cette question de « vieille gadoue », c’est bien parce que pour lui une « surproduction relative continuelle » était la solution. Au contraire, comment ne pas se rendre compte que c’est à cause de cette même foi dans le mythe « productiviste » du progrès et de la croissance que les nouvelles technologies – communicationnelles, génétiques, managériales, financières, etc. – peuvent développer leurs principaux effets injustes sur les rapports humains : fichage, vacuité, stress, flexibilité, harcèlement, intéressement, désyndicalisation, etc. ?

Enfin, par antilibéralisme paresseux nous entendons celui qui mythifie sans cesse la rupture alors qu’il oublie de constater que le « capitalisme réellement existant » accomplit déjà ce programme de « dissolution permanente » au nom d’un idéal scientiste et techniciste selon lequel « tout ce qui est possible techniquement sera nécessairement réalisé » (loi de Gabor). Au contraire, un anticapitalisme conséquent, s’il veut vraiment éviter que son « changement de paradigme » n’aboutisse qu’à une variante supplémentaire des erreurs déjà commises, ne devrait-il pas, au nom d’une revendication explicite de reconnaissance, faire sienne une référence à la « décence commune » : il y a des choses qui ne se font pas. Devant l’indécence des écarts de revenus entre patrons et salariés de base, entre pays riches et pays pauvres, comment ne pas faire de la question de l’instauration simultanée d’un revenu minimum et d’un revenu maximum l’un des chantiers prioritaires d’une gauche antiproductiviste ?

Deux questions fondamentales

Quand donc elle n’est pas « oubliée », cette revendication de reconnaissance, conformément à ses propres exigences de décence et de dignité, vient utilement s’articuler aux revendications de justice sociale et de responsabilité écologique pour aboutir à ces deux questions fondamentales qui permettent vraiment de comprendre que si l’union du rouge et du vert est nécessaire, elle n’est pas suffisante :

Pourquoi, même dans une société d’abondance et même au sein d’une nature infinie, donnerions-nous encore la préférence à une société économiquement juste et écologiquement responsable ?

Pourquoi un monde pourtant juste et responsable mériterait encore nos critiques et nos demandes d’un autre monde ?

Trois sphères de revendication

Comment une gauche socialiste et écologique qui veut dénoncer dans le capitalisme contemporain une société des gaspillages, des injustices et du mépris pourrait-elle alors prendre au sérieux les principes de cette morale de la reconnaissance ? Pour Axel Honneth, les individus et les groupes construisent leur personnalité au travers de trois grandes sphères de l’existence : en nous reconnaissant dignes d’amour et d’affection, les proches nous donnent confiance en nous ; en nous reconnaissant des droits, la loi et la Nation nous donnent le respect de nous ; en faisant reconnaître nos mérites et nos savoir-faire au travail ou dans les loisirs, nous nous attirons l’estime des autres et de soi et nous nous « réalisons ».

Quant à la première sphère qui, par extension, est celle de la « socialité primaire », une revendication politique à son sujet devrait d’abord exiger que cesse la destruction systématique de tout ce qui dans les relations à autrui et à la nature mérite d’être traditionnellement conservé : que chacun puisse ressentir sa capacité à « s’attacher à des êtres, des lieux, des objets, des manières de vivre ». Ici, le combat pour la dignité, contre les ricanements des uns ou les haussements d’épaules des autres, passerait par la réhabilitation politique d’un lexique et d’une pratique de la reconnaissance : « agonisme » (C.Mouffe), bonté (Z. Bauman), confiance et loyauté (A.Caillé), gratuité, bienveillance, etc.

Quant à la deuxième sphère, celle du droit, beaucoup de luttes y sont déjà engagées. Il s’agirait de les poursuivre sans nier leur dimension « morale », ce qui permettrait en renouant avec toute une tradition du « premier socialisme » de connaître quelques « succès » : car la revendication du respect fabrique le respect et fournit ainsi les motivations propres à continuer à préserver la loi comme défense des faibles contre les forts. Dans le faisceau de ces luttes, quelle question pourrait en être le levier sinon d’abord celle de l’héritage ?

Quant à la troisième sphère, la lutte pour la reconnaissance devrait retrouver toute l’ambition d’une nuit du 4 août, pour abolir ce que J.-C. Michéa nomme la « société de classe renforcée, où la richesse et le pouvoir indécent des uns ont pour condition majeure l’exploitation et le mépris des autres ». Il s’agirait alors de réaffirmer qu’une économie décente du travail devrait à la fois être une « économie des travailleurs » – reprendre la question de l’autogestion ? – et une « démocratie du travail » – les travailleurs devraient institutionnellement participer à la structure de l’état.

Le sens de la mesure

Pourquoi au sein d’une gauche antiproductiviste faudrait-il donc faire place pour une revendication politique de l’Humain ? Parce la cohérence politique de l’anti-productivisme passe par l’anti-libéralisme et l’anti-utilitarisme. Quel est cet homme dont l’humanité devrait être politiquement revendiquée ? Quel est l’homme en quête de reconnaissance ? Un homme qui « rentre dans le cycle du donner-recevoir et rendre » (A. Caillé), qui a juste le désir d’être reconnu, c’est-à-dire d’être traité décemment ; c’est un désir modeste, mesuré, sans déni de réalité ni déni de soi et des autres, bref de quoi rendre désirables des luttes pour d’autres mondes que celui indécent du mépris, de l’injustice et de l’irresponsabilité.

Michel Lepesant (Article publié dans Le Sarkophage, n°8)

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