Pendant le confinement, ne nous précipitons pas trop vite dans l’après

Si nous n’étions pas en train de la vivre, l’expérience du confinement paraîtrait inimaginable au temps de la mondialisation. Le 21ème siècle n’a guère été épargné par des « crises » et leurs prolongations politiques mais ne faut-il pas reconnaître que cette fois-ci nous sommes en train de vivre une inattendue intrication du politique et de l’existentiel ? Quel que soit l’indéniable tragique de l’événement médical, le roc de la réalité politique, ce n’est pas la pandémie, c’est la décision de l’inévitable confinement 1.

Bien sûr ce confinement est « totalitaire » car il remplit les 4 conditions relevées par le sociologue et philosophe Harmut Rosa : « a) il oppresse les volontés et les actions des sujets ; b) on ne peut lui échapper, c’est-à-dire qu’il affecte tous les sujets ; c) il est omniprésent, c’est-à-dire que son influence s’étend à tous les aspects de la vie sociale ; et d) il est difficile ou presque impossible de le critiquer ou de le combattre 2. »

Bien sûr il y aura un « avant » et un « après » : et la question de savoir si nous allons subir ou bien choisir cet « après » semble impossible à trancher dès à présent. Mais avant de se précipiter dans des prédictions sur l’après, c’est au « maintenant » que nous devrions faire attention : nous est-il permis d’espérer que le temps du confinement ne soit pas un temps perdu ? A quelles conditions ?

Ayons d’abord l’honnêteté de constater une forte capacité de résistance non seulement de la société réelle mais aussi des institutions de l’État. Mais pas tout à fait pour les mêmes raisons.

Car, ce qui est en train de se passer c’est quand même une sorte de test, sinon de réfutation,  « par le fait » de tout une série de prophéties qui – sans aller jusqu’à s’en réjouir – croient voir dans la pandémie une vérification de leurs « narratifs » catastrophistes. Bien loin de s’effondrer, les services publics continuent d’assurer à chacun la satisfaction des besoins de base. Nul besoin pour cela d’en faire trop et de crier à l’héroïsme quand il s’agit juste de constater que les agents des 3 fonctions publiques accomplissent un « ordinaire » qui est « essentiel ».

Et ils ne sont pas les seuls dans cet « ordinaire » qui est « essentiel » : car si la société ne s’effondre pas, ce n’est pas du tout parce que les « premiers de cordée » continueraient de la tirer vers les sommets de la start-up nation, mais tout au contraire parce que les « premiers de corvée » continuent d’assurer leurs activités de base. Une société solide et donc solidaire ne repose pas sur la pointe renversée de son « bloc élitaire », mais sur sa base : « Et ceux dont, naguère, vous avez dit qu’ils n’étaient rien sont maintenant tout, eux qui continuent de vider les poubelles, de taper les produits aux caisses, de  livrer des pizzas, de garantir  cette vie aussi indispensable que l’intellectuelle, la vie matérielle », écrit magnifiquement Annie Ernaux.

Quant aux détenteurs du pouvoir politique, ne nous y trompons pas : pour le moment, leur « résilience » tient plus de l’inertie du Titanic que d’une miraculeuse prise de conscience. On peut même dire que la pandémie fournit au capitalisme une aubaine inespérée pour accélérer dans le sens d’une « dystopie qui vient ». Tant du côté de la dématérialisation de la vie active que de la récupération de l’urgence au profit du démantèlement des réglementations protectrices des libertés, le gouvernement, dans ses décisions, « garde le cap » de l’insensibilité, du « déferlement des techniques » (Michel Tibon-Cornillot), tout cela dans le sens d’une « distanciation » accélérée de la responsabilité : comme si la vie de chacun ne reposait que sur ses propres épaules (Ayn Rand), comme si ce que chacun vit ne dépendait que de ses choix individuels. Bref, tout cela ne laisse rien présager de bon pour la suite.

Néanmoins, et c’est là que toutes ces prises de conscience des limites de l’avant doivent maintenant nous permettre de ne pas désespérer de l’après, ne peut-on pas suggérer que la pandémie et le confinement comme parade ont dépassé même les partisans les plus acharnés de la croissance, de l’innovation et de l’accélération ? Les mesures que les gouvernements – autoritaires comme démocratiques – sont en train d’imposer vont plus vite qu’il ne faudrait de temps pour que – comme d’habitude – elles s’imposent sans réaction efficace : comme s’ils étaient pris de vitesse par leur propre accélération.

Comme si, même eux, ils n’avaient pas le temps de s’adapter à leur dystopie. Or, ce temps, pendant les semaines de confinement qui viennent, nous l’avons, pour, au moins, repenser la résistance !

En ce sens, pendant le temps de confinement qui reste, il y a une ouverture inédite pour l’optimisme de la volonté. Parce que personne n’a idée de ce qui va en sortir ; comment cela va être existentiellement et socialement vécu ; mais tout le monde sait que pendant cette période nous ne pourrons pas ne pas comparer le « maintenant » avec l’avant (remémoré) et l’après (anticipé).

Le confinement, cette parenthèse pendant laquelle une conscience des limites peut se forger, c’est maintenant. A nous d’occuper ce laps de temps comme une période de dégrisement, de désaccoutumance à la croissance. D’autant que le déconfinement, qui ne pourra pas se faire d’un claquement de doigts, rallongera cette période d’opportunité (ce kairos).

Plutôt que de se complaire dans les prophéties du collapsus ou de se laisser enfermer dans la dystopie qui menace, pourquoi ne pas au contraire faire de ce laps de temps du confinement un lapsus révélateur ? Mais de quelles politiques ?

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Les notes et références
  1. Le confinement est à la fois inimaginable et inévitable, imprévisible et irréversible, impossible et nécessaire : ce sont les caractéristiques temporelles à la fois du « temps des hommes » et de la mort. Si on comprend la croissance comme le déni organisé de la finitude et de la mort, on peut deviner à quel point ce moment que nous vivons est peut-être impensable pour ses thuriféraires.[]
  2. Hartmut Rosa, Aliénation et aliénation, Paris (2012), page 84.[]

Un commentaire

  1. Merci , Michel !
    Tu nous donnes là des pistes de réflexion qu’il nous appartient de garder à l’esprit pour « après  » .
    Je suggère une lecture ( après La Peste , qui est , en effet , LE LIVRE à relire ! ).
    « Les bien heureux de la désolation  » d’Hervé Bazin .C’est l’histoire des 300 habitants de Tristan de la cunha , qui , en 1961 , furent évacués de leur île ravagée par l’éruption d’un volcan , et qui découvrent la  » civilisation  » en Angleterre .Le salariat , les tâches absurdes , la frénésie consommatrice , la foule impersonnelle , la télé avec ses images violentes et vulgaires, etc …
    Ils finissent par retourner sur leur île .
    Ce n’est pas du confinement , c’est une communauté . Sans doute y a t il là quelques leçons à tirer .
    Je m’en vais lire tes autres textes , et les transférer .

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