Qu’est-ce que la décroissance nous permet d’espérer, collectivement ?

Je mets ici à disposition une mise en forme de mon intervention du vendredi 1er mars au Foyer rural des Taillades (84). Cette invitation m’a donné la bonne occasion de parler de décroissance, en me faisant sortir du cercle de l’entre-soi des déjà-convaincus par la décroissance. La première partie est une présentation synthétique de ce qu’il faut entendre logiquement par « décroissance ». La seconde est plus originale, puisque j’aborde la décroissance en la mettant sous l’étoile de l’espoir.

 

1- Qu’est-ce que la décroissance ?

Je défends une conception de la décroissance comme philosophie politique.

→ La décroissance est le contraire de la croissance (le contraire du monde de la croissance) :

La croissance est aujourd’hui l’objectif systématiquement mis en avant par toutes les politiques de tous les pays du monde (il faut excepter le Bhoutan). Un objectif dit ce qui est désirable et il ne faut pas le confondre avec un fondement qui dit ce qui est juste (= qui sert de justification). Voilà le paradoxe : la croissance est aussi le fondement de toutes les politiques de tous les pays du monde (excepté le Bhoutan).

La croissance est donc à la fois l’objectif (vers quoi) et le fondement (sur quoi) ; autrement dit, dans le monde de la croissance, il faut croître pour croître, vers l’infini et au-delà.

→ Pour ne rejeter aucun membre de la famille des décroissants, on peut distinguer trois usages de ce mot de « décroissance » :

  • la décroissance comme rejet ; être décroissant c’est être contre tout ce pour quoi est la croissance : c’est être anticapitaliste, antinucléaire, anti-OGM…
  • la décroissance comme projet ; être décroissant c’est rêver d’une société revenue à échelle humaine, fondée sur les valeurs de responsabilité écologique, de décence sociale, d’émancipation personnelle, de partage, de sobriété…
  • la décroissance comme trajet ; car entre le rejet et le projet, il va bien falloir une transformation radicale de nos modes de vie dont la boussole politique impérative sera la soutenabilité écologique.
    Cette clarification (rejet, trajet, projet) permet de proposer plusieurs façons (convergentes) d’envisager la décroissance :

Au sens strict, la décroissance politique est la décroissance comme trajet : c’est l’ensemble des mesures politiques qui devrait permettre de repasser – démocratiquement – sous les plafonds de la soutenabilité écologique afin de retrouver des modes de vie décents (socialement) et responsables (écologiquement). La décroissance est beaucoup plus exigeante que l’objection de croissance. Objecter à la croissance, c’est bien mais quand les plafonds de la soutenabilité écologique sont dépassés, c’est  risquer de défendre un mode de vie insoutenable. Décroître c’est vraiment repasser sous ces plafonds : la décroissance est bien une diminution de la production et de la consommation, en réalité de toute la chaîne économique, c’est donc aussi une diminution de l’extraction et des déchets.
2.      Parce que la croissance est d’abord la croissance économique, la décroissance est une décroissance économique;  mais elle est beaucoup plus que cela car la croissance est aussi tout un imaginaire qui a colonisé l’esprit de l’homme moderne : la décroissance en ce sens est une décolonisation de l’imaginaire.

3.      J’ai défini la croissance comme fondement et objectif d’une société encastrée dans l’économie. Et pour la décroissance ?

o   Fondement : un dégoût pour l’illimitation et un goût pour les limites en tant que telles → quand bien même les richesses économiques seraient infinies et quand bien même les « ressources »de la nature seraient inépuisables, les décroissants défendent des modes de vie dans les limites de l’égalité sociale et de la responsabilité écologique.

o   Objectif : l’humanisme des décroissants voit en l’Humain d’abord un être social (avant d’y voir un individu). L’objectif est donc la conservation, l’entretien et la transmission de la vie sociale.

→ Il y aurait beaucoup à rajouter en particulier sur cette idée qu’il nous faut apprendre, spirituellement et politiquement, à vivre dans les limites (« Que décroître, c’est apprendre à mourir »).

  • Il faudrait particulièrement mettre en avant ce que Les Amis de la Terre nomment « espace écologique » = cet espace mesuré par un plancher et un plafond. Au-delà et en-deçà de cette double limitation, il y a les « hors du Commun » ; au contraire, le Commun se définit entre plancher et plafond ; par exemple, la misère (manquer du nécessaire) et la richesse (l’appropriation par quelques-uns alors qu’il n’y a de production économique que socialement, jamais individuellement : qui pourrait exister sans les autres ?).
  • Il faudrait aussi en profiter pour critiquer la conception libérale de la liberté comme af-franchissement des limites : parce que quand la liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres (la liberté sur le modèle de la propriété d’un champ) alors seule la liberté d’un autre peut venir limiter les excès de la liberté de l’un et c’est le conflit (la concurrence) comme modèle de relation humaine qui s’impose).

2- Et alors, comment on fait pour faire repasser toute une société sous les plafonds de la soutenabilité écologique et de la décence sociale ?

→ Les formes traditionnelles de l’opposition politique

Comment ne pas s’apercevoir que si on continue de s’opposer comme on s’est toujours opposé, on obtiendra ce qu’on a toujours obtenu : rien.

→ Le bousculement des gilets jaunes (GJ)

  • Il suffit d’aller au moindre débat local pour se rendre compte que les cadres du grand débat y sont systématiquement dépassés par la découverte que : 1/ tous les maux de nos sociétés sont reliés (et que les mots ne suffiront pas pour les soigner) ; 2/ ce sont nos modes de vie qui sont remis en question.
  • Bien sûr les demandes des GJ sont contradictoires mais c’est parce que les contradictions du système (une société de consommation dans laquelle les salaires sont définis comme des « charges » → acheter à crédit des objets à l’obsolescence programmée mais vantés par la publicité), ils les subissent, ils n’en profitent pas, eux !

→  Que peut-on alors espérer ?

Commençons par ne plus confondre l’attente et le désir ; « l’espoir actif » [1] celui qu’il faut conserver et ne pas perdre, ce n’est pas la croyance qu’il y aurait des chances d’y arriver mais c’est avoir le désir d’y arriver.

Je propose trois réhabilitations comme autant de pistes pour orienter un nouvel espoir politique :

  • Contre quasiment toutes les formes de matérialisme, je propose de réhabiliter en politique le rôle de l’Idéal : un idéal de valeurs (sobriété, convivialité, partage, émancipation). Pour au moins 2 raisons :
    1. La première, c’est que sous toutes les résistances, il y a l’espoir sous-jacent d’un autre monde : c’est toujours au nom d’un idéal que nous critiquons le réel.
    2. La seconde, c’est que nous devons retrouver une capacité politique à nous libérer du despotisme du court-terme et que nous devons rouvrir des perspectives[2] (qui incluent en particulier l’anticipation immédiate des effets à long terme des politiques actuelles).
  • Je propose aussi de préférer le paradigme du « miracle » à celui de l’« apocalypse » (la catastrophe) comme modèle du bouleversement politique dont nous avons besoin. Cette piste réhabiliterait, dans les pas de Georges bataille ou de Hannah Arendt la notion de Miracle. C’est cette notion de miracle qui pourrait nous permettre de retrouver l’espoir révolutionnaire (non pas la révolution comme prise d’un pouvoir permanent mais comme bref moment pendant lequel un peuple se réapproprie sa souveraineté ← Cornelius Castoriadis).
  • Et puis, il faudrait rediscuter de l’articulation entre héritage révolutionnaire (liberté, égalité, fraternité) et résolution de la « question sociale », à la fois pour étudier avec précision quelle place l’individu devrait prendre dans une société qui serait vraiment « sociale » (liberté pour et avec) et pour redéfinir une « démocratie » qui ferait de l’entretien et de la protection permanentes de la « volonté générale » un objectif explicite de son organisation politique. Dans cette lignée-là, il faudrait réhabiliter la force du Droit : car il y a dans la « généralité » du droit une puissance institutionnelle qui pourrait nous permettre d’échapper aux rets de l’individualisme. Il y a dans la verticalité du droit, une force plus forte que la force des puissants (faut-il encore, certes, que le droit revienne à son essence de défendre le faible contre le fort).

→ Et dès aujourd’hui, que pouvons-nous revendiquer ?

Alors que la plupart d’entre nous serait bien en peine de fournir la moindre revendication claire et nette portée par des partis politiques traditionnels, les décroissants peuvent facilement mettre en avant quelques « belles revendications » (à la fois idéales et revendiquables immédiatement) :

  • Question sociale : recadrer revenus et patrimoines (les deux pourraient s’englober sous le nom de « capital ») entre un plancher et un plafond. A l’horizon, revendication d’un revenu inconditionnel et d’un capital maximum. Mais sans tarder, une réforme de la fiscalité avec une tranche supérieure de l’impôt sur le revenu à 100%. Et puis sans tarder, dans l’idéal de déconnecter revenu et travail, pourquoi ne pas défendre une retraite d’un montant égal et décent pour tou.te.s dès 60 ans ? Pourquoi les soi-disant justifications des inégalités salariales devraient-elles se poursuivre pendant la retraite qui est, par définition, un non-travail ?
  • Question écologique : pourquoi ne pas imposer immédiatement une « garantie pièces et main-d’œuvre » de 15 ans ? Chacun peut facilement imaginer qu’une telle obligation légale amènerait vite les constructeurs à faire converger leurs intérêts avec celui des usagers ? Avec une telle obligation, il y aurait toujours des machines à laver et même des téléviseurs, mais certainement plus solides, plus réparables…
  • Question démocratique : la proposition des GJ d’un référendum d’initiative citoyenne est une très bonne idée à défendre. On pourrait même imaginer un référendum d’initiative communale (RIC) dans lequel l’unité de base ne serait pas tant le citoyen que les membres d’une commune. Un tel RIC pour avoir un véritable effet devrait pouvoir être abrogatoire (contre une élection, ou une loi) parce que la menace d’une abrogation en aval commencerait à jouer dès l’amont.

Notes

[1] Petit traité de résilience locale, 2015, page 100.
[2] Idéaux régulateurs (Emmanuel Kant), imagination prospective, chronopolitique (Daniel Innenarity), interstices (John Holloway) ou brèche entre passé et futur (Hannah Arendt), herméneutique pronostique (Günther Anders), BH22 (biodiversité et humanité) (de Jean-Michel Simonin).

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