Prendre les difficultés avec (la) Mesure, I

Je publie ici ma contribution inédite à la 3ème édition du livre de Philippe Derudder, Monnaies locales complémentaires & citoyennes. C’est à la fois, pour moi, un bilan de l’expérience de la Mesure, mais aussi du réseau des MLCC, mais aussi des alternatives concrètes. J’avais présenté l’an dernier ce texte lors d’une conférence à Paris, à l’issue de laquelle j’ai déjà publié quelques réponses à une série de questions : Mesurer les difficultés, et ensuite, II.

Dans la nature, les êtres vivants naissent, s’épanouissent et finissent par mourir tout en fournissant par la même occasion les matériaux pour contribuer à la naissance des futurs vivants. Il ne s’agit pas en faisant cette remarque de prétendre qu’une organisation sociale doit prendre pour modèle une telle histoire organique mais il s’agit quand même de rappeler que tous nos projets humains s’inscrivent toujours à l’intérieur d’un cadre naturel englobant. Il s’agit surtout – et n’est-ce pas là le propre de l’humain – de ne pas se contenter d’enregistrer un tel flux des générations mais d’oser prendre humainement le recul nécessaire pour que la volonté puisse accompagner les nécessités naturelles.

Autrement dit, le projet de la Mesure, la MLCC du bassin de vie de Romans sur Isère (dans la Drôme), doit saisir l’occasion de sa lente décrue pour proposer d’ores et déjà quelques enseignements, à transmettre aux nouveaux projets qui arrivent.

Rappelons que le projet romanais était au tout début porté par des pilotes déjà engagés politiquement sur la voie de la décroissance. Quelles étaient les raisons de cet intérêt de leur part pour une expérimentation monétaire ? 1/ La croissance est d’abord celle de l’argent, de l’argent sans limite comme outil facilitateur de tous les échanges. 2/ Au cœur de la décroissance, il y a les expérimentations locales comme manières de faire de la politique autrement. 3/ Les projets de monnaies locales complémentaires citoyennes (MLCC) semblaient donc une parfaite occasion pour aller porter le fer de l’alternative (concrète, évidemment) au cœur du monde de la croissance.

Et pourtant, par-delà les effets d’annonce et les vagues régulières de l’engouement médiatique, affirmons d’emblée que les difficultés que rencontrent les projets de MLCC permettent de dégager trois axes majeurs d’interrogations quant à la cohérence entre les intentions et les résultats :

1/ Comment, même au sein de nos communautés « alternatives », la technique continue-t-elle d’exercer sa fascination au point de menacer toute perspective politique de changement radical ?

2/ La voie des alternatives concrètes peut-elle réellement mener vers la sortie du monde de la croissance ?

3/ Quel serait le rôle (et les limites) de la « monnaie » dans une société libérée de la religion de la croissance, dont l’économie serait celle du partage plutôt que de l’échange ?

1- Le hiatus entre « faire nombre » et « faire sens »

A partir des difficultés rencontrées par le projet de la Mesure, commençons par en proposer une description la plus condensée possible, tout en faisant l’hypothèse que ce qui a été vécu ici a toutes les chances, bien sûr avec des nuances, de se retrouver . En fait, nous n’avons jamais réussi à nous sortir du défi que pose une monnaie locale, certes citoyenne, d’être « complémentaire ». Autrement dit, il est extrêmement difficile de se sortir de la comparaison avec l’Euro.

Car de deux choses l’une. Soit une monnaie locale est « complémentaire » de l’Euro et par conséquent elle s’y adosse : ce qui a l’avantage immédiat de fournir aux MLCC à la fois de la confiance hiérarchique (les unités monétaires sont « garanties » par des euros) et de la confiance méthodique (1 unité de MLCC = 1 euro, ce qui facilite grandement les comptes) ; sans oublier que les « chartes » qui portent très souvent les projets de MLCC complètent ces deux confiances par une confiance éthique (fournie précisément par les « valeurs » déclinées dans la charte). Mais cet avantage est contrebalancé par le cordon ombilical avec l’euro, ce qui est la preuve évidente pour beaucoup que les MLCC restent encore du « fric ».

Soit la monnaie locale est d’emblée « alternative », sans conversion possible avec l’Euro : et là ce qu’elle gagne en liberté, elle le perd aussitôt par le manque de confiance, ce qui revient en fait a d’emblée restreindre le circuit d’une telle monnaie alternative dans un cercle extrêmement restreint des « purs », renforçant ainsi le danger du « quant à soi » et d’une monnaie comme système d’enfermement local (SEL ?).

Tel est le hiatus que je viens de schématiser et que tout prosélyte des MLCC ne tarde jamais à rencontrer lors des discussions pour présenter le projet : « Mais alors, quelle est la différence avec l’Euro ? ».

Il faut reconnaître que dans un premier temps, l’enthousiasme des débuts ne permet pas t’entendre vraiment cette question : très vite à Romans, la préparation du projet s’est faite dans l’excitation des pionniers. Le premier cercle des utilisateurs s’est immédiatement formé, d’autant que pour la plupart nous étions des « multicartes associatifs ». Encore plus facilement nous avons constitué un réseau d’une soixantaine de prestataires, pour un bassin de vie de 35 000 habitants.

Sauf que, sauf qu’au bout de la première année de circulation, nous n’avons pas pu ne pas remarquer que le bât blessait du côté de l’élargissement du circuit côté utilisateurs. Pour ceux qui s’étaient mis en attente, ils persistaient dans leur attitude spectatrice, en la justifiant soit par le manque de radicalité des MLCC, soit par leur manque de visibilité : et c’est ainsi que nous nous sommes très vite retrouvés écartelés entre le « faire sens » et le « faire nombre ». Pour ceux qui avaient tenté l’aventure, l’élan était toujours là sans pour autant consolider l’usage par les (bonnes) habitudes. Très concrètement, n’avait pas été pris le bon pli de systématiquement disposer de mesures, c’est-à-dire d’adopter la démarche volontariste d’être l’acteur actif de la mise en circulation de plus en plus de mesures. Certes, par le bouche à oreille, de nouveaux utilisateurs arrivaient mais il n’y avait pas de processus vraiment cumulatif : la « complication » du fonctionnement servait facilement d’excuse pour ne pas rentrer dans le circuit, ou en sortir.

Conscients de tout cela, nous nous sommes demandé comment réagir ? Nombreuses ont été les explorations ; à chaque fois, elles ont provoqué leur vaguelette et leur sursaut. Nous avons « suspendu » la fonte ; nous avons proposé des « abonnements » (sur le modèle du fonctionnement d’une Amap) ; nous avons fait de la « com’ », organisé des « événements », en partenariat ou non ; nous avons exploré l’utilisation du fonds de réserve ; nous avons fait des « avances » en mesures (non garanties), nous avons suscité une Accorderie, un CIGALES. Nous avons aussi été particulièrement actifs au sein du réseau des MLC : car c’est toujours un bon argument de montrer que l’on ne se lance pas seul dans l’aventure.

Au fur et à mesure de cette vie normale d’un projet alternatif, nous ne nous sommes jamais contentés de « faire » sans « réfléchir ». Ce qui nous permet aujourd’hui de voir les choses avec un peu de recul et de proposer, après les constats, quelques analyses.

2- L’impasse de la (facilitation) technique

La première est l’aveu d’un échec assumé. En effet, cette difficulté à élargir réellement le cercle des utilisateurs n’est pas propre à notre projet romanais. Nous avons lu ailleurs : « Cela ne prend pas » ; « Pour une ville de cette taille, c’est peu ». Nous sommes également capables de calculer, à partir des chiffres affichés par certains, combien cela fait effectivement d’unités de MLCC par utilisateur et par mois. Passée la période de déni, tous les projets affrontent la même difficulté et c’est là qu’il y a un véritable embranchement, un « carrefour » possible pour tenter de la surmonter : la voie politique ou la voie technique. A Romans, nous avons plutôt choisi la voie politique, celle de l’affirmation des valeurs, des enjeux et des perspectives : nous reconnaissons que nous n’avons guère été suivis sur cette voie de la « radicalité ».

Il faut ajouter que ce choix politique a été renforcé, de notre part, par le refus (politique évidemment) du choix de la facilitation par la technique. Pourquoi cette méfiance alors que cette question de la technique s’insère dans tout projet de MLCC :

  1. D’abord parce que l’argent apparaît bien comme un « outil », un moyen, un intermédiaire des échanges économiques. Sauf que, comme tout moyen, sa pente naturelle est de devenir une fin en soi : faire de l’argent pour… faire de l’argent, échanger pour… échanger. Il y a là une question de fond que Jean-Michel Servet désigne comme celle de la « banalisation de l’argent ». Quand on présente l’argent comme un moyen, il faut faire attention à ne pas tomber dans l’illusion de « la fable du troc »1 (qui est la fiction libérale pour l’invention de la monnaie dans le but d’en faire une nécessité économique au lieu d’en faire une obligation sociale : et c’est ce court-circuit qui permet d’encastrer le social dans l’économique).
  2. Ensuite dans ses préconisations, l’ACPR opère toujours une claire distinction entre les MLCC-coupons et les MLC comme moyens électroniques de paiement. Que signifierait pour l’âme de nos projets une toute-facilitation technologique des paiements ? Au sein du réseau des MLCC, chacun pressent bien qu’un projet réduit à un paiement électronique avec récompense sur le modèle d’une carte de fidélité sort du cœur du réseau2.

Notre lecture politique de la technique provient directement de tous ces penseurs précurseurs de la décroissance : Ivan Illich, Günther Anders, Bernard Charbonneau et bien sûr Jacques Ellul. De ce dernier, nous retenons particulièrement (Le système technicien, 1977) comment il met en évidence que les quatre caractéristiques de toute technique (autonomie, unité, universalité, totalisation) sont constamment déniées par quatre lieux communs : 1/ La technique serait (moralement) neutre ; ce ne serait donc pas la technique en tant que telle qu’il faudrait critiquer mais juste ses mauvais usages. 2/ Il ne faudrait pas mettre toutes les techniques « dans le même sac », il faudrait même refuser de parler de « la » technique. Il ne faudrait donc critiquer que les mauvaises techniques. 3/ Il existerait des domaines qui pourraient être préservés des méfaits de la technique. 4/ Le rapport à la technique serait une question de générations. Il y a une part de vérité dans ce dernier « constat » : les dernières générations sont nées dans un monde qui avait déjà été totalement envahi par la technique et dans lequel il est en effet difficile de s’en extraire pour en interroger de façon critique le « sens ». Comment en effet imager que d’autres mondes ont été possibles quand la technique a à ce point envahi même les aspects les plus privés et les plus intimes de la vie quotidienne des dernières générations ?

Il y a donc là de quoi nourrir, caractéristique par caractéristique, une discussion consistante, appliquée à chacun des domaines des MLCC où la technique intervient :

1/ Si la technique est autonome alors la neutralité est un mythe. Passer d’une MLCC-coupon à une MLCC électronique n’est pas du tout neutre ; faciliter les paiements par telle ou telle technique ne l’est pas non plus : c’est là qu’il s’agit d’être clair sur les objectifs et donc sur le respect des valeurs. 2/ A cause de l’unité de la technique, comment espérer faire le tri entre les bonnes et les mauvaises techniques ? Que peut bien peser la dimension citoyenne d’une MLCC si pour « réussir » elle doit à ce point ressembler à la virtualisation de la pratique monétaire qu’elle viendra sans cesse buter devant le hiatus évoqué plus haut entre « alternative » et « complémentarité » ? 3/ La technique – et son monde – ne condamne-t-elle pas les MLCC à n’être que des Monopoly locaux pour écolos éthiques sans aucune possibilité de modifier le moindre iota du système monétaire global ? Et quand bien même une MLCC réussirait, n’aurait-elle pas juste réussi à produire une variante locale d’un système dont globalement nous ne voulons plus ? 4/ Et si effectivement la totalisation de la technique la rend vide de sens, à quoi bon se demander s’il faut d’abord ouvrir le projet pour faire nombre ou s’il faut d’abord affirmer des valeurs et construire lentement mais sûrement le bassin de vie ? A quoi bon prétendre que, tant qu’à ne pas « faire nombre », autant au moins « faire sens » ? Comment ne pas s’étonner que même au sein de nombreux projets de MLCC la question politique de ce qu’est l’argent ne semble pas posée. Concrètement : alors que le sens politique d’un projet de MLCC est la critique du « monde de l’argent », ce qui s’appelle aujourd’hui capitalisme et libéralisme, sur beaucoup de sites ou de dépliants, on voit des projets reprendre sans critique la fable libérale de l’origine de la monnaie ; pire, cette discussion (essentielle) sur la nature de l’argent serait même évitée au nom d’une crainte de la « politisation ».

3- Les fables individualistes sont-elles des impasses pour nos alternatives ?

Devant les difficultés pour trouver des utilisateurs – garder les anciens et en trouver régulièrement de nouveaux, tout en restant vraiment fidèles aux valeurs affichées – nous réduisons, à des fins (pédagogiques) d’analyse, les solutions à deux possibilités : la voie vers la facilitation technique ou bien le renforcement de la dimension politique.

Or malheureusement, il nous semble honnête de reconnaître que la voie politique peut, elle aussi, fabriquer sa propre impasse.

De ce point de vue, la place centrale qu’occupe aujourd’hui l’argent dans la société dont nous voulons sortir installe en position tout aussi centrale – paradigmatique – les projets de MLCC par rapport à l’ensemble, plus ou moins convergent, de toutes les autres « alternatives concrètes », toutes ces « autres » façons d’habiter, de consommer, de cultiver, de se cultiver, de se transporter, de se chauffer, de se soigner…

Autrement dit il faut interroger le schéma historique – celui de la « transition » – qui sous-tend politiquement non seulement les projets de MLCC mais également toutes les alternatives concrètes et soutenir l’hypothèse que ce qui est valable pour les alternatives consacrées à l’argent est a fortiori valable pour toutes les autres alternatives : à cause, répétons-le, du rôle central joué par l’argent dans tout le champ actuel du social et de l’économique.

Quel est ce schéma historique ? Quelles en sont les faiblesses politiques ? Sur quoi repose-t-il ?

Il y a deux façons assez simples pour repérer ce schéma : soit par la discussion de vivante voix, soit par la lecture de tous ces ouvrages qui nous décrivent « La France qui innove vraiment » (Eric Dupin), « Un million de révolutions tranquilles (Bénédicte Manier), comment 1001 initiatives « changent le monde (Rob Hopkins)… Dans la discussion, ce schéma surgit dès que vous osez évoquer à voix haute des doutes sur la réelle portée des « initiatives » : « Mais ne sois pas si pessimiste, ce que nous faisons préfigure les mondes dont nous rêvons, si chacun fait sa part alors nous devons être convaincus que nos projets essaimeront et, dès que la masse critique sera atteinte, alors nous bifurquerons vers un monde meilleur ».

Ne faut-il pas oser se demander si cette séquence – préfiguration, essaimage, bifurcation – ne constituerait pas seulement la version actualisée du fameux « tout changer pour que rien ne change » de Lampedusa, qui inaugure le film de Visconti, Le Guépard ? N’y a-t-il pas là trois fables qui au lieu de construire le changement en détruiraient au contraire tout le potentiel ?

  • La fable de l’essaimage. Fondée sur la suffisance de l’exemplarité, elle dispense au mieux les alter-acteurs de se poser la question du passage au collectif. Au pire, elle leur fait définir ce « collectif » comme une simple juxtaposition des mêmes (l’entre-soi des « communautés terribles »), en produisant une « dissociété »3 par ceux-là mêmes qui prétendent « refaire société » !
  • La fable de la préfiguration de la société idéale par les « alternatives concrètes ». Ce mirage ne relève-t-il pas de la « consolation » : consolation qualitative devant la maigreur du bilan quantitatif de nos alternatives, consolation temporelle quand nous constatons que de notre vivant nous ne verrons guère nos attentes se réaliser. Consolations fondées sur l’incapacité individuelle à admettre que c’est le collectif qui peut déterminer l’individuel, et non pas l’inverse.
  • La fable de la bifurcation, qui s’adresse en fait plus aux spectateurs de l’Histoire qu’à ses acteurs, prétend que le carrefour vers une société rêvée serait devant nous. Mais ce qui est vrai, et quiconque se lance dans la réalité des expérimentations sociales le sait, c’est que nous avons plutôt affaire à un buisson d’hésitations, d’erreurs et d’essais. Ce ne sera qu’après coup, quand les voies auront été tracées que nous saurons que tel embranchement était une bifurcation, mais pas avant ! Auparavant, chaque individu doit au contraire convenir de son incapacité à valider la moindre prophétie collective.

Comment donc ne pas remarquer le fondement individualiste de ces trois fables qui « vont toujours dans le même sens : elles font toujours naître la société… de la raison et de la volonté des individus »4. Le danger politique de ce fond individualiste5 sur l’origine fictive de la société, c’est qu’il formate notre vision de l’avenir, c’est-à-dire le « sens » même de nos projets « alternatifs ». Et c’est précisément cette pré-vision qui alimente aujourd’hui le déni des difficultés actuelles des projets de MLCC. En effet, après l’exposé des difficultés difficilement réfutables, la fuite en avant consiste à (se) raconter une « prophétie » : aujourd’hui, les alternatives préfigurent d’ores et déjà le monde idéal ; par la suite, elles font finir par essaimer, avant de nous amener à un carrefour où des individus conscients pourront faire le choix de la bonne bifurcation. 

Dans le passé, c’est la racine productiviste au fond de la critique anticapitaliste qui a déjà non seulement retardé la sortie du capitalisme mais qui, après que les tentatives historiques aient échoué lamentablement, ont renforcé le monde qu’elles prétendaient critiquer. Pourquoi en irait-il autrement pour la racine individualiste ? Quand on applique le même aveuglement à la vague actuelle en faveur de la « transition » par les alternatives, comment ne pas un peu s’informer que cette « vague » n’est pas la première dans l’histoire des résistances contre le monde dominé par l’économie ? Il y a eu auparavant la vague de la première moitié du 19ème siècle (Owen, Fourier, Cabet en sont les figures les plus connues), celle post-mai 68 : à chaque fois, elles n’ont finalement rien transformé, elles ont certes permis à quelques « individus libérés » de faire des « essais et erreurs ». Mais après leur échec, la violence sociale faute de soupape de sécurité a, à chaque fois, débouché sur une exaspération sociale généralisée. Comment ne pas s’en rendre compte, surtout aujourd’hui ? Comment se contenter de « jouer » aux alternatives quand le monde d’aujourd’hui est d’abord celui de certaines urgences et des effondrements ?

4- Piloter écologiquement nos projets de MLCC pour les rendre soutenables

Faute d’une interrogation suffisamment critique sur les fondements politiques de la transition, nos projets de MLCC font donc le choix de chercher une solution par la facilitation technique – encore faut-il avoir dépassé le déni des difficultés. Nos projets peuvent-ils alors échapper à ce terrible étau dont l’une des mâchoires est la foi benoîte en la technique et l’autre une vision prophétique de la transition ? Nous le croyons mais à condition d’en passer par trois clarifications ; et de les afficher.

C’est l’« endogénéïsation » de nos MLCC qu’il faudrait mettre écologiquement en avant, plutôt que la redynamisation économique

Pourquoi acheter en MLCC ce que je peux déjà acheter en Euro ? Voilà donc la principale objection qui est adressée aux MLCC en général. Et c’est faute d’y répondre en toute clarté que beaucoup de projets de MLCC patinent et tentent alors de sauver leur monnaie en abandonnant toute différence avec l’Euro (en ressemblant à une carte de fidélité, en facilitant l’acte d’achat par des moyens électroniques de paiement). Mais plus une MLCC ressemblera à l’Euro et moins il y aura de raisons d’acheter en MLCC plutôt qu’en Euro.

Voici pourtant ce qu’il est possible de répondre clairement : Au moment même d’un achat, il n’y a effectivement pas de différence. Payer par des billets en euros ou par des coupons en MLCC, c’est la même chose. Mais voyons les choses autrement : quel est l’intérêt de « manger bio » ou de « consommer local » ? Le goût de l’aliment suffit-il toujours pour faire la différence ? Non. Et on doit pouvoir reconnaître que la mastication d’un aliment bio ne doit pas avoir beaucoup de différences avec celle d’un aliment ni bio ni local. Mais pour le « bio » ou le « local », tout le monde sera capable de répondre que 1/ la culture d’un aliment « bio » n’est pas la même (argument « en amont ») 2/ la qualité en termes de santé est indiscutable (argument « en aval »). D’où vient l’aliment et où va-t-il ?

Et bien, pourquoi n’en serait-il pas de même pour une MLCC ? Les différences avec l’Euro ne se situent pas dans l’acte même d’achat mais avant et après, en amont et en aval. 1/ (en aval) : L’utilisateur de l’Euro sait-il ce que deviennent ses billets ensuite ? Non : ils peuvent voyager, servir à n’importe quelle transaction, n’importe quelle spéculation. Alors qu’avec des MLCC, les coupons restent dans le circuit local : c’est cela le bienfait de l’endogénéïsation. 2/ (en amont) Sait-on d’où viennent les euros ? Alors qu’avec des MLCC, l’utilisateur 1/ connaît cette provenance (il est membre de l’association émettrice) et 2/ rien n’interdit qu’il destine les euros déposés à l’association à un usage de finances solidaires.

Il faudrait faire la distinction entre monnaie sans limite et monnaie avec limites

L’Euro est le type même d’une monnaie sans limite, d’une monnaie « à tous usages » (all purpose money). Les MLCC sont très clairement des monnaies avec limites : car nous ne voulons pas qu’elles circulent n’importe où, n’importe comment, pour n’importe quoi, entre n’importe qui. Nous pouvons proposer une autre formulation de cette distinction, celle entre « monnaie-outil » et « monnaie-lien ». Réduire la monnaie à un « outil » – en général « neutre », avec pour seul objectif la « facilitation » des échanges économiques – ce n’est pas la même chose que justifier l’usage d’une monnaie par sa fonction de « lien » entre des humains (avant d’être des consommateurs ou des producteurs).

S’il faut distinguer entre « monnaie-outil » et « monnaie-lien », ce n’est pas pour les « opposer » mais c’est pour s’apercevoir que la « monnaie-outil » n’est qu’une variante, particulièrement appauvrie humainement, de ce qu’est fondamentalement une monnaie : une « monnaie du lien » (Jean-Michel Servet, Les monnaies du lien, PUL, 2012). Pour le dire encore plus nettement, et en reprenant la distinction entre « monnaie » et « argent » : l’argent n’est que la dévaluation de la monnaie par sa marchandisation, de la même façon que le capitalisme et le productivisme ont « englué » la société dans l’économie (de marché). Mais attention car il y a « lien » et « lien », c’est pourquoi il faut opposer à « dépendance », non pas « indépendance » (individualiste, toujours), mais « interdépendance ». Une MLCC est  une « monnaie d’interdépendance », vive l’interdépendance de nos MLCC !

Pourquoi serait-il préférable de ne plus confondre « partager » et « échanger » ?

L’échange se fait entre propriétaires, à partir d’une règle d’équivalence plus ou moins formalisée (dans le « marchandage », cette règle est à chaque fois reconstruite par la discussion ; sur un « marché », cette règle repose sur une triple confiance, méthodique, institutionnelle et éthique). Quand l’échange est marchand, c’est l’argent qui sert d’équivalent généralisé pour fixer un prix (une valeur d’échange) à n’importe quel objet. L’argent est alors l’outil adéquat pour « faciliter » les échanges : parce qu’il en est aussi la cause. Il ne suffit pas de dire qu’avec l’argent d’un bien A vendu, je vais pouvoir acheter un bien B. Il faut comprendre que je ne vais avoir l’idée ou le désir de vendre un bien A (pourquoi vendre ?) que parce que je sais que l’argent que j’en tirerai sera acceptée par le vendeur d’un bien B que je veux acquérir. La « non-coïncidence des désirs » suffit à écarter la solution d’un échange direct sous forme de troc. L’argent, intermédiaire technique de l’échange, devient objet de désir pour tous, « objet de désir général », il devient objet de l’échange, et c’est en tant que tel que l’argent est préféré. Aristote nomma cela la « chrématistique » ; aujourd’hui, c’est le « capitalisme » : l’argent est de tous les biens proposés à l’échange, le préféré.

Par opposition, on peut penser – dans un premier temps – que le partage se fait entre celui qui possède (un propriétaire privé) et celui qui n’a pas ou qui n’a rien. Dans un second temps, il faut arriver à admettre que celui qui partage ne fait en réalité que rendre à celui qui reçoit ce qui en fait provient d’une propriété commune.

C’est ce second temps qui explique pourquoi il serait préférable de cesser de confondre entre « partager » et « échanger » : car l’échange se fait entre propriétaires privés alors que le partage se fait sur fond de « commun ». Une économie du partage pourrait donc être une économie de rupture avec le dogme moderne de la propriété privée.

Plus question dans ce cas de continuer à confondre entre l’argent, outil de facilitation des échanges monétisés, et la monnaie, instrument de visibilisation (un symbole) des partages monétaires.

  1. Cette fable – la fable du troc – repose sur un présupposé anthropologique fort discutable : cette fable fait en effet croire que, par nature, tous les humains seraient des producteurs de surplus qu’ils rêveraient d’aller échanger sur des marchés ; et ce serait pour résoudre ces problèmes de l’échange que l’argent aurait été inventé, comme « facilitateur ». Comment ne pas sourire de dépit devant cette dernière expression : car, dans quel monde faut-il vivre pour ne pas voir que l’argent est précisément, dans notre monde, tout sauf un « facilitateur », mais qu’il est au contraire la source de beaucoup de difficultés ! []
  2. http://monnaie-locale-complementaire-citoyenne.net/adhesion-mlcc/ []
  3. Jacques Généreux, La dissociété, Paris, Seuil (2011). []
  4. François Flahault, Le paradoxe de Robinson, 1001 nuits (2003), page 109. []
  5. Il s’agit ici non d’un individualisme psychologique mais bien d’un individualisme anthropologique. []

5 commentaires

  1. Bonjour,
    Est-ce que la monnaie la Mesure existe toujours? Je l’ai cherché sur internet, mais je ne l’ai malheureusement pas trouvé.
    Merci!
    Christoph

      1. Merci pour l’info et le lien. Très intéressant!
        Mais vous ne parlez pas de la fin de la « Mesure ». Votre chapitre dans le livre de Derudder (2017) (donc l’article au dessus) ne parle pas non plus d’une fin proche. Je serais curieux de savoir ce qui a finalement mis fin à l’expérience.

  2. Les MLCC ne sont qu’une vaste supercherie. Adossées à l’Euro elles ne servent à rien, détachées de l’Euro elles perdent toutes leur valeur.

    1. Author

      Il me semble que le travail de réflexion que je propose dans ce texte mérite un peu mieux qu’un jugement lapidaire, abstrait et bien peu informé.
      Trop de réflexion peut mener au rêve, mais l’absence de réflexion, c’est d’emblée le cauchemar.

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