Mesurer les difficultés, et ensuite, II

Je poursuis ici mes réflexions pour répondre le plus explicitement possible à une question qui m’a été posée à la fin du débat qui a suivi mon intervention parisienne du 1er avril : Voilà le texte écrit de mon intervention 1.

Voici la question : « Maintenant que nous comprenons bien l’impasse de la facilitation technique ainsi que les fables individualistes qui nourrissent nos alternatives de transition, que nous reste-t-il pour espérer ? ». Ma réponse vaut directement pour les monnaies locales, mais j’ose espérer qu’elle peut s’étendre aussi à nos « alternatives concrètes ».

Comme je suis de plus en plus convaincu qu’une grande part de notre responsabilité dans nos échecs répétés pour sortir du capitalisme tient à notre manque de radicalité dans le travail des idées, je commence par deux réponses (plutôt) philosophiques :

  1. Attention à ne pas se tromper d’espoir : Il peut signifier la probabilité de réussir mais aussi le désir d’y arriver, même si les probabilités semblent faibles. Au second sens, il s’agit d’un « espoir actif »2, qui peut parfaitement soutenir une action, même dans les situations les plus désespérées.
  2. Plus philosophiquement, il me semble qu’une relecture politique d’Albert Camus nous ferait aujourd’hui le plus grand bien pour comprendre que si le désespoir provient le plus souvent de la perte d’un espoir illusoire alors le moyen le plus simple de ne jamais désespérer – et donc pour continuer à agir, à résister – est de n’avoir jamais espéré ; ou du moins, de ne s’être jamais trompé d’espoir. Alors dans ce cas, « l’homme révolté » peut agir sans espérer, sin esperar, sans attendre.

Voici pour ce qui concerne la « psychologie » de nos initiatives ; mais lesquelles ?

Avant de répondre explicitement, je vais encore faire un détour. En mars 2017, sur la liste de discussion française dédiée aux MLCC, quelqu’un a posé la question : Comment « développer l’attractivité de notre monnaie » ? Il y a eu deux réponses parfaitement représentatives des difficultés que j’ai décrites précédemment :

  1. La fuite en avant 3 : sans que ne soit jamais exposé clairement en quoi consisterait le problème de l’attractivité (bref, en étant dans une sorte de déni du problème, au moins de sa clarification), le représentant d’une MLC 4 qui proclame régulièrement son succès ne fournit qu’un catalogue de solutions : De la « com’ » et de la facilitation technique. Et pourtant, quelques formules lucides se glissent dans les interstices d’un tel plaidoyer : peu d’associations « jouent vraiment le jeu », quant aux « habitants », il faut les « motiver », les « mobiliser », les « mobiliser » (bis), les « remobiliser ». Allons donc, pourquoi ? Parce que « beaucoup n’ont toujours pas compris loin s’en faut de l’intérêt d’une MLC ». Dont acte ? Et si au lieu de « communiquer », on les écoutait ?
  2. La prise de conscience : Au moins là, nous ne sommes pas dans le déni. Philippe (Derudder – pour ne toujours pas se réfugier dans l’allusion) pose parfaitement le problème de l’attractivité » ; en deux temps. D’abord, il ne concerne pas les prestataires (les « entreprises ») mais les utilisateurs (« le grand public »). Ensuite, il s’agit de trouver le point d’équilibre entre l’intérêt économique (toujours individuel in fine) et les « valeurs » (l’éthique d’une MLCC) : comment ne pas « perdre le sens de nos MLCC au profit du nombre » et en même temps comment ne pas se replier sur « des réseaux élitistes qui n’ont pas d’impact par leur confidentialité » ? Mais ensuite, je ne cache pas une certaine déception quand vient le temps de la solution. Soyons clair : Un « choix en conscience » est indispensable, nécessaire mais, parce qu’il est lui aussi toujours in fine individuel, il est insuffisant pour mettre en mouvement du « collectif » (Sauf à se leurrer sur une genèse du collectif comme juxtapositions d’individus séparés et conscients).

Bref, que m’est-il permis d’espérer pour résoudre ce « problème de l’attractivité » si on écarte les fausses solutions de la fuite en avant (les techniques de communication et de numérisation) et la voie (nécessaire mais) insuffisante de la prise de conscience individuelle ? Je commencerai par rappeler les trois clarifications par lesquelles je concluais mon intervention du 1er avril :

  1. La relocalisation. Tout comme les bienfaits de l’alimentation bio tiennent plus à l’amont et l’aval qu’à une soumission à l’impératif d’immédiateté et de facilité de la « dissociété » numérique, les MLCC doivent faire le choix de se réapproprier une part de la souveraineté monétaire : et pour cela, il faut toujours préférer « faire circuit » que chercher des « économies d’échelle ».
  2. Le choix des limites. Même si les MLCC commencent leur aventure en s’adossant à l’Euro (car, sauf à disposer d’une porte magique, partir d’un système se fera toujours à partir du système → pour sauter, le pied d’appel est la réalité), il faut d’emblée marquer une nette différence. La plus simple, la plus évidente, la plus impérative est le refus de l’illimitation monétaire. L’Euro, c’est de l’argent comme équivalent généralisé, alors il s’échange n’importe où (délocalisation et globalisation), n’importe quand (accélération), avec n’importe qui (anonymat), presque n’importe comment (dérégulation). Pour refuser cette équivalence généralisée, les MLCC doivent opposer leurs propres valeurs en tant que limites : relocalisation, ralentissement, contact humain, règlementation.
  3. Le partage plutôt que l’échange. Cette préférence doit faire écho à l’une des toutes premières objections qui vient lors d’une présentation de MLCC : « Si on obtient des MLCC en échange d’Euros, comment fait celui qui n’en a pas ? » En effet, les MLCC doivent-elles être réservées aux individus qui sont déjà propriétaires d’euros (même une « conversion solidaire » se base sur une telle propriété préalable) ? Autrement dit, faut-il en rester à l’utilisation d’une MLCC comme seul moyen d’échange entre propriétaires ? Insistons : il ne s’agit pas de substituer dès les débuts le partage à l’échange, le commun à l’individuel. Mais au moment de prendre des initiatives et de chercher des solutions, il faut se poser une question : Ne pouvons-nous pas déjà anticiper que la piste que nous allons expérimenter n’est en réalité qu’une ornière menant imparablement à renforcer le système que nous prétendons critiquer ? La bonne question devient donc : Même en partant de l’échange, comment aller vers le partage, c’est-à-dire vers le Commun ?

Avant de répondre à cette dernière question, il est déjà possible de prendre un double recul : D’abord : la relocalisation, le goût des limites (plutôt que le choix de l’illimitation), la priorité du Commun (du partage) sur l’individuel (des échanges). Ouf ! En tant que décroissants, nous n’étions pas totalement hors-jeu en nous lançant dans un projet de MLCC. L’intuition d’aller voir ce qu’était l’argent n’était pas si stérile que cela.

Ensuite, analysons chacun des éléments d’une MLCC (en tant qu’acronyme).

  • L : Le local est la bonne taille pour autoriser une reprise démocratique de la souveraineté monétaire.
  • C(omplémentaire) : Une MLCC qui naît de l’Euro doit viser à couper le cordon ombilical. Mais cette coupure doit-elle ipso facto entraîner le refus de toute complémentarité ? Comment concrètement faire sentir que c’est l’interdépendance, et non pas l’indépendance, qui est le vrai contraire de la dépendance ? Trois voies (me) semblent fécondes :
    • La complémentarité avec d’autres formes d’économie « alternative » : CIGALES, accorderie, banque de temps, SEL…
    • La complémentarité avec une monnaie « non locale ». Peut-être régionale, peut-être « nationale », en tout cas pas « unique » ; peut-être « commune », certainement « publique ».
    • Explorer la circulation d’une monnaie non pas du côté de sa production (émission ou création) mais du côté de son utilisation : la question du revenu. Pourquoi ne pas relier MLCC et revenu inconditionnel (RI) 5 ? Car la part des « gratuités » qui serait versé dans un tel RI devrait bien a/être évaluée, b/ faire lien. Autant le faire en MLCC. Sans compter une deuxième part en MLCC et la troisième part en « monnaie publique » 6.
  • C(itoyenne) : En l’état actuel de ce qu’est – dans nos démocraties – une « institution », il semble bien naïf de fonder quelques espoirs sur la fécondité d’un éventuel partenariat entre une association de MLCC et une commune, une com-com ou une communauté d’agglomération, une grande métropole ou une région. Plus exactement : si le seul objectif c’est de « faire nombre », alors allons-y. Mais si c’est de diffuser des valeurs, que l’on m’explique au préalable comment des politiques de décentralisation qui ne sont en réalité que des étagements de féodalisation/vassalisation pourraient accorder la moindre souveraineté ascendante à des citoyens ? La citoyenneté de nos MLCC doit donc pour le moment se contenter de se réduire à une utilisation cynique des institutions (pour des supports techniques, ou financiers, ou de com’). Pour le reste : ne compter que sur ses forces ; et comme elles sont faibles, esquiver les rapports de force, se satisfaire de ne pas être déconsidéré.

Il reste le M de la « monnaie ». Finissons par là car c’est là que nous devons placer nos « espoirs actifs ». Si nous voulons que les MLCC ne dépendent plus de l’Euro, il faut cesser le copié-collé et viser une claire rupture, laquelle ? Celle de la dette.

  • Malheureusement, le film de Paul Grigon – L’argent-dette 7 – fait écran (si, si !). Pas question de valider la moindre justification de ces dettes qui font de l’intérêt le véritable levier de l’émission monétaire ; ni de ces dettes infâmes qui par la plus sadique des culbutes transforme nos ex-colonies en perpétuels débiteurs des emprunts que nous leur avons généreusement accordés pour mieux continuer à piller/extraire leurs richesses naturelles.
  • Mais il y a « dette » et « dette », comme il y a « argent » et « monnaie », « échange » et « partage », « sans limite » et « avec limites », « indépendance » et « interdépendance ». Il y a des dettes qui liquident les socialités (et les facilitations techniques sont les meilleurs outils de la « banalisation de l’argent ») et il y a des dettes qui consolident les liens, qui retissent des obligations. Dans les sociétés « archaïques », c’étaient des « dettes de vie » ; celles qui reliaient les contemporains non seulement entre eux mais aussi avec les générations, précédentes et suivantes.

Quand les individus sont séparés (atomisés, désintégrés, en tant que « monades »), les dettes sont des pouvoirs de certains (la minorité du 1%) sur d’autres (la majorité des 99%) : ces dettes-là doivent être abolies. Mais, ce qui protège, conserve et transmet le Commun, c’est le partage (la mutualisation, la mise en commun) des dettes (de vie).

Je fais l’hypothèse que c’est cette piste de la dette qui peut aujourd’hui justifier la poursuite des MLCC comme eSpérimentations monétaires. Je fais deux propositions :

  1. Aujourd’hui, les euros convertis en MLCC sont placés dans des fonds de réserve. Plutôt que de le préserver pour garantir une future reconversion, pourquoi ne pas aller plutôt vers une lente mais inévitable utilisation ? Pour en faire quoi ? Pour le répartir/distribuer (en fait pour le « rendre ») à ceux qui n’ont pas d’euros à convertir pour rentrer dans le circuit des MLCC. Et c’est ainsi que le faux « problème de l’attractivité » laisse place à celui qu’il occultait : celui des besoins insatisfaits. En accomplissant son « destin », le fonds de réserve disparaîtra, permettant ainsi à nos monnaies complémentaires de devenir des monnaies alternatives.
  2. On peut imaginer aussi que des euros convertis, voire des MLCC « non-garanties » pourraient financer des investissements solidaires. La part de non-remboursements de ces prêts solidaires (évidemment sans intérêt) constituerait évidemment une perte dont la mutualisation ne serait que l’autre nom du « partage des dettes ».

Il ne s’agit pas de proposer cela comme des initiatives immédiates mais de les envisager d’ores et déjà comme horizon. Car il faut savoir ce que l’on veut : bricoler des alternatives qui confortent le paradigme dominant du « gain » (comme moteur individuel du vivre ensemble) ou bien eSpérimenter et explorer du côté de la dette, du partage (de la perte), du Commun.

Parce que les MLCC « correspondent parfaitement aux trois conditions qui font les communs : communauté limitée, ressource déterminée, règles établies » 8.

Voilà l’alternative : individualisation ou mutualisation.

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Les notes et références
  1. Qui reprend un texte publié dans la 3ème édition du livre de Philippe Derudder sur les monnaies locales[]
  2. Joanna Macy et Molly Young. Brown, Écopsychologie pratique et rituels pour retrouver la Terre. Retrouver le lien vivant avec la nature, Le Souffle d’or, 2008.[]
  3. Pour les partisans de la technique, ce n’est évidemment pas une « fuite en avant », c’est une avancée, un progrès. « Il faut faire avec son temps ». « On n’arrête pas le progrès ».[]
  4. L’Eusko pour ne pas rester dans l’allusion.[]
  5. Michel Lepesant, « Considérer ensemble revenu inconditionnel et monnaie locale », Mouvements, 1/2013 (n° 73), p. 54-59. URL : http://www.cairn.info/revue-mouvements-2013-1-page-54.htm. Les explorations d’un « dividende universel versé automatiquement en « monnaie libre » n’échappent pas, selon moi, à l’écueil du libéralisme : https://decroissances.ouvaton.org/2017/03/07/les-monnaies-libres-ni-libres-ni-monnaies/.[]
  6. Pour une présentation complète de cette proposition de revenu inconditionnel, telle que défendue par Baptiste Mylondo et moi : https://ladecroissance.xyz/2021/06/26/dossier-sur-le-revenu-inconditionnel/[]
  7. https://youtu.be/kgA2-bWXSN4[]
  8. Propriété et communs, Idées reçues et propositions, Éditions Utopia, 2017, pages 78 et 27.[]

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