La question de la technique et les MLC

Contribution à la 12ème rencontre nationale des MLC (monnaie locale complémentaire) qui a eu lieu au Pellerin (44) les 21 et 22 novembre 2015.

Eléments pour une réflexion commune sur la technique

Au moment où le réseau des MLC affirme sa dimension citoyenne, pour que « la réappropriation citoyenne des usages de la monnaies » ne se dessèche pas en slogan il semble opportun d’accorder une attention particulière au rapport à la technique[1].

C’est d’abord une question de cohérence entre le but (qui est indiqué par les « valeurs » mises en avant dans le Manifeste) et les moyens. Surtout faire attention que la forme ne l’emporte pas sur le fond, ne pas donner priorité aux outils sur les objectifs.

A/ Cette question de la technique intéresse trois fois le réseau des MLC

  • D’abord parce que l’argent apparaît bien comme un « outil », un moyen, un intermédiaire des échanges économiques.
    • Sauf que, comme tout moyen, sa pente naturelle est de devenir une fin en soi : faire de l’argent pour… faire de l’argent, échanger pour… échanger. Il y a là une question de fond que Jean-Michel Servet désigne comme celle de la « banalisation de l’argent »[2].
    • Quand on présente l’argent comme un moyen, il faut faire attention à ne pas tomber dans l’illusion de « la fable du troc » (qui est la fiction libérale pour l’invention de la monnaie dans le but d’en faire une nécessité économique au lieu d’en faire une obligation sociale à c’est cela qui permet d’encastrer la société dans l’économie).
  • Ensuite dans ses préconisations, l’ACPR opère toujours une claire distinction entre les MLC-coupons et les MLC comme moyens électroniques de paiement. Que signifierait pour l’âme de nos projets une toute-facilitation technologique des paiements ? Au sein du réseau des MLC, chacun pressent bien qu’un projet réduit à un paiement électronique avec récompense sur le modèle d’une carte de fidélité sortirait du cœur du réseau ; mais il faudrait dire explicitement pourquoi.
  • Enfin, dans les « rencontres des MLC », c’est pour partager sur nos expériences de MLC que nous nous rencontrons, et c’est à cette aune que la question des modalités de la rencontre, de ses formes d’organisation doit être posée. Sans que, là encore, et comme toujours, la technique (d’organisation, d’animation, etc.) étende son emprise en opérant des renversements de moyens à fin : nous ne nous occupons pas de MLC pour nous rencontrer ; nous nous rencontrons parce que nous portons des projets de MLC.

B/ Dans le monde de la technique (« la technique et son monde »), on ne peut pas demeurer naïf sur la technique

Jusqu’à quel point des techniques d’échanges (économiques, langagiers) peuvent réellement résoudre des problèmes suscités par un défaut de socialité, surtout quand ces défauts de socialité sont de plus en plus souvent précisément causés par l’engloutissement de la socialité par et dans la technicité ?

Une certaine mainmise technicienne consiste justement à prétendre que des techniques pourront sans cesse résoudre (tous) les problèmes ; sauf que ces problèmes sont le plus souvent engendrés par les solutions techniques des précédents problèmes. C’est dans cet enchaînement de « solublèmes »  que les moyens deviennent des fins et qu’il faut alors toujours plus de solutions techniques a toujours plus de problèmes techniques. Dans toute cette affaire : où est passé la véritable socialité, la véritable bienveillance, la véritable ouverture, la véritable écoute, le véritable refus de l’entre-soi ?

Des penseurs récents ont contribué à une approche moins naïve, plus informée, plus critique de la technique : Jacques Ellul, Ivan Illich, Günther Anders, Gilbert Simondon, Bernard Charbonneau…

En raison de ses qualités de clarté pédagogique, nous pouvons nous appuyer sur le grand livre de Jacques Ellul : Le système technicien (1977) qui vient d’être réédité (le cherche midi, 2012).

Dans sa deuxième partie, il dégage les quatre « caractères du phénomène technique » : l’intérêt de son analyse, c’est qu’elle correspond, point par point, aux quatre lieux communs (naïvetés ?) que l’on entend (trop) souvent dès que l’on parle de la technique :

  • La technique serait (moralement) neutre ; ce ne serait donc pas la technique en tant que telle qu’il faudrait critiquer mais juste ses mauvais usages.
  • Il ne faudrait pas mettre toutes les techniques « dans le même sac », il faudrait même refuser de parler de « la » technique. Il ne faudrait donc critiquer que les mauvaises techniques.
  • Il existerait des domaines qui pourraient être préservés des méfaits de la technique.
  • Le rapport à la technique serait une question de générations. Il y a une part de vérité dans ce « constat » : les dernières générations sont nées dans un monde qui avait déjà été totalement envahi par la technique et dans lequel il est en effet difficile de s’en extraire pour en interroger de façon critique le « sens ». Comment en effet imager que d’autres mondes ont été possibles quand la technique a à ce point envahi même les aspects les plus privés et les plus intimes de la vie quotidienne des dernières générations ?

Lisons ce qu’a écrit jacques Ellul :

  • L’autonomie: « Technique autonome, cela veut dire qu’elle ne dépend finalement que d’elle-même, elle trace son propre chemin… elle est un but par elle-même » (page 133). Ellul remarque rapidement (page 134) que cette « autonomie de la technique » consiste en ce que la technique modifie de façon radicale nos notions (qui décrivent la réalité telle qu’elle est – l’être) et nos espérances (qui prescrivent ce que devrait être la réalité – le devoir-être). Il le montre en étudiant successivement les rapports de la Technique avec la Science, avec l’Etat, avec l’économie (Ellul rappelle que la technique est indifférente à la forme capitaliste ou communiste de la production – Günther Anders avait déjà démontré dans le tome 2 de L’obsolescence de l’homme (Fario, 2012) que la seule révolution permanente qui connaît le succès est celle de la technique) et surtout « à l’égard des valeurs et de l’éthique » (pages 152-156).
    1. « La technique ne cherche pas à réaliser des valeurs » (page 152), elle ne vise pas une vertu, elle se prétend moralement « neutre ».
    2. Au nom de « sa » liberté, « la technique ne supporte aucun jugement moral… Ce qui a été trouvé s’applique, tout simplement. » Ellul fait remarquer que ce serait contradictoire d’espérer réintroduire de la morale dans l’application de la technique alors que, déjà, cela n’a pas été le cas lors de sa recherche
    3. Le progrès de la technique ne tolère pas d’être arrêté pour une raison morale ; pire, la technique «  se transforme à son tour en juge de la morale « (page 154) → une proposition morale ne sera considérée comme valable que si elle peut s’accorder avec le système technique.
    4. Pour l’homme moderne (le « jeune » en particulier – car ce serait une « affaire de générations »), « la technique devient puissance de légitimation » (page 155). D’ailleurs, fait remarquer Ellul, « le système technicien sécrète sa propre puissance technique de légitimation : la publicité ».
    5. à Et puisqu’on ne peut se passer de morale, alors la technique en vient à exiger des humains un certain nombre de vertus : « précision, exactitude, sérieux, réalisme, vertu du travail » et même certaines attitudes de vie : « modestie, dévouement, coopération… » (page 156). C’est ainsi que l’éthique technicienne en vient même à être une éthique vécue (ce qui pour certains valide sa supériorité sur les autres éthiques qui en restent aux exigences et aux recommandations !).
  • L’unité/unicité(du système technicien) : « Les techniques sont liées les unes aux autres de façon qu’elles n’existent que les unes par les autres et sont en tout point dépendantes » (page 163). Il faut relire les pages (169-170) écrites par Ellul quant à l’ordinateur, et cela au milieu des années 1970. Ellul décortique les « conséquences » de cette unicité du système technicien :
    1. Impossible de distinguer entre bonnes et mauvaises techniques, par exemple : « Impossibilité de cantonner une technique dans un usage réduit et de l’empêcher de passer dans un usage public » (page 171).
    2. Prétendre résoudre en aval un problème technique isolé, séparé, c’est se donner l’apparence d’une solution satisfaisante mais c’est en réalité, à l’intérieur du système technicien, proposer une solution technique à un problème technique.
    3. « Mais la réciproque, qui est vraiment fondamentale, c’est que l’on ne peut remettre en question une technique sans viser tout le système » (page 174)… « Nous sommes ainsi engagés dans une sorte de Tout ou rien profondément inquiétant » (page 175).
  • L’universalité: « Nous rencontrons la technique partout et le système technique s’étend à tous les domaines » (page 177).
    1. Y a-t-il encore un domaine que la technique n’ait pas envahi ? Que dire du développement personnel et de son hybridation permanente avec les techniques les plus psychologiques du management[3]? Ellul fait quelques remarques sur l’amour, en particulier chez les « progressistes » : « ces démagogues de la liberté luttent vaillamment contre l’obscurantisme moral du passé pour imposer la liberté de l’amour. Mais pris, comme chaque fois à leur propre piège, ils font simplement faire un progrès à l’univers technicien… transformant de ce fait l’amour en son inverse et stérilisant d’un même coup les amours et la fête qui aurait dû les accompagner » (page181-182).
    2. « Le second aspect de l’universalisme technique est géographique : le système technicien se développe dans le monde entier » (page 185). Beaucoup plus intéressant que ce constat que chacun d’entre nous peut faire – plus besoin de voyager quand le tourisme devient, par écrans interposés, incessant – Ellul en tire une conséquence qui vise directement toutes nos alternatives locales : « Autrefois « le système du monde » offrait si peu de cohésion que des solutions locales étaient possibles : ce ne l’est plus. Et comme l’évolution était plus lente, on avait du temps pour chercher les remèdes » (page 194)[4].
  • La totalisation. « D’ores et déjà, tous les éléments de la vie sont associés à la technique et sa Totalisation produit une véritable intégration d’un type nouveau de tous les facteurs humains, sociaux, économiques, politiques, etc. » La conséquence qu’en tire Ellul est lucide : la technique totalisante « ne peut donner un sens : c’est sa grande lacune. La totalité reconstituée est vide de signification » (page 211).

C/ (Pour) Ne pas se laisser piéger par la question technique de l’utilité de la technique → (il faut) écologiser le débat

Il y aurait là de quoi nourrir, caractère par caractère, une discussion consistante, appliquée à chacun des domaines des MLC où la technique intervient :

  • Si la technique est autonome alors la neutralité est un mythe. Passer d’une MLC-coupon à une MLC électronique ne serait pas du tout neutre ; faciliter les paiements par telle ou telle technique ne le serait pas non plus : c’est là qu’il s’agit d’être clair sur les objectifs et donc sur le respect des valeurs.
  • A cause de l’unité de la technique, comment espérer faire le tri entre les bonnes et les mauvaises techniques ? Que peut bien peser la dimension citoyenne d’une MLC si pour « réussir » elle doit à ce point ressembler à la virtualisation de la pratique monétaire qu’elle viendra sans cesse buter devant le hiatus : soit elle est une monnaie alternative et « les gens » n’auront pas confiance ; soit sa convertibilité première avec l’euro repoussera les utilisateurs les plus critiques de la société au profit des prestataires les plus habiles à ne pas laisser passer une possible aubaine économique.
  • La technique – et son monde – ne condamne-t-elle pas les MLC à n’être que des monopoly locaux pour écolos éthiques sans aucune possibilité de modifier le moindre iota du système monétaire global ? Et quand bien même une MLC réussirait, n’aurait-elle pas juste réussi à produire une variante locale d’un système dont globalement nous ne voulons plus ?
  • Et si effectivement la totalisation de la technique la rend vide de sens, à quoi bon se demander s’il faut d’abord ouvrir le projet pour faire nombre ou s’il faut d’abord affirmer des valeurs et construire lentement mais sûrement le bassin de vie ? A quoi bon prétendre que, tant qu’à ne pas « faire nombre », autant au moins « faire sens » ? Comment ne pas s’étonner que même au sein de nombreux projets de MLC la question de ce qu’est l’argent ne semble pas posée (concrètement : alors que le sens d’un projet de MLC est la critique du « monde de l’argent », ce qui s’appelle aujourd’hui capitalisme et libéralisme, sur beaucoup de sites ou de dépliants, on voit des projets reprendre sans critique la fable libérale de l’origine de la monnaie[5]) ; pire, cette discussion (essentielle) sur la nature de l’argent serait même évitée au nom d’une crainte de la « politisation ».

Ce type de questionnement démontre bien que la question même de l’utilité de la technique pour nos MLC est souvent une question mal posée, voire inutile : cela veut dire qu’il ne faut pas se laisser abuser et réduire toute discussion sur la technique à une discussion sur l’utilité de la technique. Car il est évident que dans le monde comme système technicien la question de l’utilité est déjà une question intégrée au sein du système technicien[6]. Qui peut nier que dans le monde des réseaux sociaux, dans le monde du portable et de l’immédiateté électronique, dans le monde où l’argent est roi alors :

  • Il peut paraître utile de discuter sur des forums internet, il peut paraître utile d’utiliser des techniques de communication entre personnes qui ne savent peut-être déjà plus discuter, c’est-à-dire qui ne savent plus accepter la dimension agonistique du débat.
  • Il peut paraître utile de simplifier la moindre procédure en la rendant davantage technique : paiement immédiat qui dispensera l’utilisateur de partager quelques mots le temps de sortir ses coupons de MLC. Surtout quand le même système permettra aussi de saisir les données sur les habitudes d’achat des utilisateurs…
  • Il peut paraître utile de multiplier les moyens de paiement afin que la résilience des MLC renforce l’efficacité globale du système.

Il ne reste qu’une seule question à poser : au fait, que penser d’un tel monde où l’utilité est à ce point dominatrice que certains prétendent régler (tous) les problèmes qu’elle a provoqués (ceux de la socialité) par davantage encore de technique ?

D’un autre côté, et Ellul faisait remarquer comment le système technicien nous poussait à caricaturer la moindre difficulté comme une alternative entre le Tout et le Rien, il y a fort à craindre qu’une posture technophobe ne soit que la face inversée d’une pièce dont la technophilie serait le côté pile.

Proposons alors 2 pistes pour que les discussions sur la technique participent de la co-construction citoyenne des MLC (le disque fondamental et ses rayons) → pour fonder une « technophobie éclairée » (à l’exemple du « catastrophisme éclairé) d’un J-P Dupuy) :

  1. Les Amis de la terre ont proposé il y a quelques années le concept d’espace écologique, c’est-à-dire la nécessité de retrouver «le goût des limites » : non pas pour les dépasser mais au contraire pour s’y installer : plus précisément pour s’installer entre une limite-plancher et une limite-plafond. Faisons alors l’hypothèse qu’en deçà d’un plancher de technicité, un projet de MLC n’a aucune chance de réussir le premier de ses objectifs accessibles, celui de l’éducation populaire. Mais qu’au-delà d’un certain plafond de technicisation, un projet de MLC perdrait tout son sens de « ré-appropriation citoyenne des usages de la monnaie ».
  2. Dans un livre récent, Penser et agir avec la nature (La découverte, 2015), Catherine et Raphaël Larrère proposent de comprendre la technique en ajoutant au paradigme classique de la fabrication un nouveau paradigme, celui du pilotage. « Le pilotage est une démarche attentive, empirique et précautionneuse, si sensible au contexte de production qu’elle doit toujours être adaptée et n’est guère reproductible à l’identique. Alors qu’avec l’industrialisation les arts du faire tendent à la standardisation, les arts du faire-avec se traduisent par une grande diversification » (page182).

Que ces 2 pistes proviennent de la réflexion écologique doit avoir du sens pour une MLC.

*

[1] Pour les 4èmes rencontres de notre réseau, j’avais proposé 7 « traits » pour aider à distinguer entre projet « ascendant » et projet « descendant » : impulsion, organisation interne, financement, rapport à l’idéologie, rapport à la technique, rapport à la loi, rapport aux institutions à http://monnaie-locale-complementaire.net/elements-danalyse-projet-mlc/.

[2] Jean-Michel Servet, Le grand renversement, Desclée de Brouwer, Paris, 2010, page 79, relie le sommet de la financiarisation généralisée, sommet qui est constitué par l’expansion irrépressible de la spéculation – quand un second étage est celui de l’intermédiation des paiements et des transferts (en particulier le mobile banking) – à « la base de la financiarisation [qui] est une expansion considérable de la monétarisation, du fait d’une banalisation de l’argent et d’une marchandisation à travers toute la planète des conditions mêmes de reproduction des ménages et des micro-entreprises ». Une telle « banalisation de l’argent » oublie que la monnaie est d’abord un « lien » qui nous réunit les uns et les autres au sein d’un milieu de vie. Il va s’agir alors précisément de ne pas rompre ce lien : Dette= devoir=obligation=ligature=lien (c’est pourquoi la tradition voulait qu’en offrant un couteau, on y ajoute une pièce de monnaie, « pour ne pas couper le lien »).

[3] Je me permets ici de renvoyer à ma conclusion de l’ouvrage collectif dirigé par Claudio Vitari, Slow Management, Entreprendre la transition (Pearson, juin 2013).

[4] Lire de Harmut Rosa, Accélération et aliénation, La découverte (2012).

[5] Cette fable – la fable du troc – repose sur un présupposé anthropologique fort discutable : cette fable fait en effet croire que, par nature, tous les humains seraient des producteurs de surplus qu’ils rêveraient d’aller échanger sur des marchés ; et ce serait pour résoudre ces problèmes de l’échange que l’argent aurait été inventé, comme « facilitateur ». Comment ne pas sourire de dépit devant cette dernière expression : car, dans quel monde faut-il vivre pour ne pas voir que l’argent est précisément, dans notre monde, tout sauf un « facilitateur », mais qu’il est au contraire la source de beaucoup de difficultés !

[6] Je veux dire par là qu’il ne faut pas se laisser piéger par cette question de l’utilité de la technique → ce n’est pas la première des questions. Par exemple, je ne doute pas qu’aujourd’hui un portable ou une voiture soient utiles ; mais je ne peux m’empêcher de penser que leur utilité n’est… utile que dans un monde où les imaginaires sur les relations sociales et sur les transports sont déjà colonisés par la technicisation généralisée du monde… La première des remises en question n’est-elle pas alors cette « décolonisation de nos imaginaires » ?

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