Notre décroissance n’est pas de droite

Présentation, par Michel lepesant

Des lignes bougent, « indignation », « transition », « désobéissance », « sécession », des cris s’entendent pour tenter de bousculer une démocratie anesthésiée. A la croisée, en ligne de mire ou en filigrane, la « décroissance » doit maintenant prendre toutes ses responsabilités politiques. Bien sûr dans les « utopies concrètes », les alternatives, les expérimentations sociales, et cela dans tous les domaines de la « vie bonne » : alimentation, santé, logement, éducation, culture. Bien sûr dans la visibilité de la vie politique classique – élections, pétitions, manifestations, convergences – sans jamais se départir d’un bénéfique scepticisme vis à vis du « spectacle » politique comme de la « brigue » du pouvoir. Bien sûr aussi dans le « travail du projet » : car il s’agit de rêver, de se projeter, de viser une cohérence.

C’est dans ce cadre qu’un besoin de clarification est apparu : celui de rappeler que « notre décroissance n’est pas de droite ». Pour certains, qu’allons-nous faire dans ce vieux clivage politicien quand nous prétendons en même temps aimer l’avenir au point de l’entreprendre sans attendre ? Mais si « être de gauche », c’est comprendre, faire et agir « du point de vue des dominés », nous voyons mal – sauf à nier la réalité des dominations ou à bâcler leur dépassement – comment la décroissance dans son opposition à la croissance des aliénations, des exploitations et des humiliations pourrait éviter de « choisir son camp ».

Alors il faut assumer ce choix et c’est là que des difficultés inédites apparaissent : car la critique que nous adressons au monde de la croissance se veut une critique pleine et par conséquent elle ne se dirige pas seulement contre le capitalisme, le libéralisme, mais aussi contre les critiques classiques du capitalisme et du libéralisme, critiques portées traditionnellement par les gauches. Voilà comment une « pleine critique » du monde de la croissance en vient à remettre en question le « politiquement correct à gauche » ; et du même coup, tenter d’échapper à ce sophisme précipité (« les critiques de ceux que je critique sont mes amis »)  qui permet, à certains de ranger la décroissance « à droite ».

Il ne s’agit pas là d’un raisonnement abstrait mais bel et bien de ce qui peut faire le corps de discussions vécues sur le thème de la décroissance. Il y a quelques mois, j’étais dans une petite vallée alpine pour y parler décroissance, transition et monnaie locale : là, des habitants qui tentent de retrouver la maîtrise de leurs usages, de remettre de la lenteur dans les circuits de la production comme de la consommation, de construire « plus de liens et moins de biens », me confiaient que pour les « gens du pays », les valeurs qu’ils portaient les faisaient apparaître comme « de droite ». Et que face à un tel jugement, ils étaient souvent à court de répliques car ils se rendaient bien compte qu’ils ne pouvaient pas reprendre les arguments de la gauche classique ; mais, me dirent-ils, ils sauraient faire un bon usage d’un ouvrage qui, sur certaines thèmes centraux de la décroissance, saurait les aider à sortir d’une confusion entre leurs espérances et les critiques réactionnaires du monde moderne.

C’est donc toujours en pensant à eux que je me suis lancé dans ce travail de coordination. Mais là encore, de nouvelles difficultés surgirent. Car je ne voulais ni faire un recueil de contributions universitaires ni proposer un kit d’argumentaires prêts à penser. J’ai eu aussi l’espoir au début que j’arriverais à équilibrer les contributeurs féminins et masculins ; je pourrais me consoler en constatant que ce recueil fait mieux que tant d’autres mais l’excuse serait mauvaise. L’équilibre des « registres » entre contributeurs est plus satisfaisant : entre « pères » de la décroissance et militants qui livrent là leur première contribution théorique ; entre contribution « savante » et contribution plus « concrète ». Je tenais à privilégier la parole de ceux que Miguel Bensayag appelle des « militants chercheurs, chercheurs qui interviennent et militants qui recherchent »1.

Une dernière difficulté aurait pu résider dans le choix et l’ordre des thèmes. Pour éviter toute tentation de « faire système », j’ai adopté un principe rhapsodique, peut-être inventaire à la Prévert pour certains : les thèmes ne participent d’aucun classement préalable, ils peuvent même se recouper et interférer les uns sur les autres. D’où un rangement des articles dans l’ordre alphabétique des noms des contributeurs. Cela n’empêche nullement, me semble-t-il, qu’une certaine cohérence arrive à se dégager : des limites sont formulées, des clivages sont définis, des seuils sont établis, des échelles sont posées, autant de repères qui sont mis à la disposition d’une décroissance qui réussit à se distinguer nettement de ses variantes de droite sans tomber dans le piège symétrique d’une intégration dans les gauches de la tradition ; et qui réussit ces mises au point sans se dissimuler ni le péril des démarcations infranchissables ni celui du refus des prises de position au nom d’un irresponsable « management de la chèvre et du chou ».

Si ce travail a quelques usages possibles dans une reprise de conscience politique, alors je me dis que ne serait pas inutile non plus le même type de recueil pour, cette fois-ci au sein même des gauches, cliver entre une gauche productiviste et une gauche anti-productiviste : car les décroissants savent qu’un anti-consumérisme ne peut trouver sa cohérence qu’en étant aussi un anti-productivisme.

Je tiens donc à remercier tous les contributeurs de ce recueil pour les efforts de réflexion et d’écriture qu’ils m’ont confiés ; j’espère que le résultat ne les décevra pas. Je remercie particulièrement Paul Ariès pour le soutien qu’il m’a immédiatement accordé quand je lui ai suggéré l’idée d’un tel ouvrage, et je lui laisse le soin d’apporter une première contribution, en guise de préface.

Michel Lepesant.

* * *

Sommaire

Présentation. Par Michel Lepesant

Préface : Une décroissance ni de droite ni bigote. Par Paul Ariès

Territoires de la décroissance, terroir de l’extrême-droite : quelle frontière ? Par Thierry Brulavoine

Au juste milieu des universels. Par Alain Dordé et Michel Lepesant

Qui récupère qui ? Entrevue avec Serge Latouche, par Bernard Legros

L’école de la décroissance en gestation. Par Bernard Legros

La décroissance en tant que considération intempestive. Par Michel Lepesant

Que faut-il conserver ? Par Maïta et Pierre Lucot

Pour une société avec Etat, contre Etat ou sans Etat ? Par Sylvie Maréchal

Revenu d’existence ou revenu d’existence ? Par Baptiste Mylondo

La technique et l’extrême droite. Par Jean-Luc Pasquinet

Localisme et relocalisation. Par Martine Tiravy

La nature comme fondement d’une nouvelle interrogation éthique. Par Jérôme Vautrin

Le rapport des Limites à la croissance : un catastrophisme au service des riches ? Par Elodie Vieille Blanchard

Deux critiques de la démocratie. Par Annie Vital

  1. Miguel Benasayag et Diego Sztulwark, Du contre-pouvoir, La découverte, Paris (2000). []

6 commentaires


  1. « …comment la décroissance dans son opposition à la croissance des aliénations, des exploitations et des humiliations pourrait éviter de « choisir son camp ». »

    Parce que selon moi, la décroissance est fille de la croissance, pas de la croissance économique bien sûr, mais d’une croissance  » morale » ou plus exactement, d’une croissance en maturité. Or, des adultes mûrs ne prennent jamais parti pour l’un ou l’autre de leurs enfants.
    C’est précisément au nom d’une  » struggle for life » que les exploiteurs font la guerre au monde.

    Il me paraît important de décoloniser notre esprit de ce slogan et de nous situer au dessus de la mêlée, de mûrir suffisamment pour considérer les nantis comme des enfants gâtés. Cela ne signifie nullement que si ces enfants gâtés nous donnent des coups de pieds, il faille se laisser faire, mais il faut adopter une attitude qui ne les encourage pas dans leur jeu. Laquelle ?

    1. Author

      « Etre au-dessus de la mêlée », c’est une illusion (c’est même le propre des idéologies « descendantes », top-down).

      Les décroissants sont dans la mêlée (par leur « expérimentations sociales et écologiques = les alternatives concrètes) ; ils ne refusent un travail idéologique de cohérence (= le travail du projet) mais à condition qu’il soit dans une démarche « ascendante », bottom-up.

      Et bien, « dans la mêlée », il y a des dominants et des dominés, des humiliants et des humiliés : je sais de quel côté je m’engage, de quel point de vue je vois les choses : du point de vue des exploités.

  2. Passionnante aventure, surtout par les temps qui courent… fais nous signe dès que l’ouvrage parait
    amitiés claude

  3. Author

    Merci Julien pour cet encouragement.

    En fait, cette couverture n’est pas la « vraie » couverture ; j’ai « bidouillé » une couverture, histoire d’avoir une « illustration » pour l’annonce du livre à sortir. Dès que le livre sortira, je mettrai la vraie couverture.

    Pour la date de publication : peut-être à la fin du mois ? Je ne sais pas avec exactitude. Pour le titre : c’est une prérogative de l’éditeur.

    Autre nouvelle : je me lance dès à présent dans la coordination de l’ouvrage suivant qui sera le « pendant » de celui-ci : non plus construire les clivages entre décroissance et droite/extrême droite mais construire les clivages entre gauche productiviste et gauche anti-productiviste.

    AmitiEs

  4. Cher Michel,
    Cet ouvrage collectif m’a l’air vraiment passionnant, si on en juge par les titres des contributions et la qualité des articles publié sur votre blog (ou ailleurs). A quand la date de publication ?

    Une remarque de forme (donc anecdotique) : la couverture est graphiquement digne d’un corbillard et c’est un peu surprenant !
    Et je pense que le titre du livre mérite un peu mieux, surtout de la part de quelqu’un qui a le sens de la formule.
    Bien à vous,

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