Pour un espace écologique des revenus

[Article paru dans le numéro 3 des Zindigné(e)s, aux éditions Golias, en kiosque et par abonnement]

En raison d’une vision plutôt buissonnante de l’histoire (et plus du tout linéaire) les objecteurs de croissance (OC) font de la politique en s’engageant dans des expérimentations sociales et écologiques minoritaires (en cela, ils héritent du socialisme utopique). Ne croyant plus qu’une prise préalable des pouvoirs institutionnels permettrait de changer le monde, les objecteurs de croyance manifestent leur visibilité plus dans un travail idéologique de projet que dans l’élaboration d’un programme. Cela ne les empêche pas néanmoins de commencer à envisager quelques mesures concrètes, des propositions programmatiques, de « belles revendications » : parmi celles-ci, l’instauration d’un revenu inconditionnel, mais aussi une réduction drastique du temps de travail, la décision immédiate d’arrêt le plus rapide possible des nucléaires, des régies territoriales de l’énergie, de l’eau, du logement, de la santé et du foncier pour protéger/établir les gratuités.

Décroissance, n.f . : transition d’une société de croissance à une société d’a-croissance dans laquelle l’humanité retrouverait la capacité porteuse de son écosystème naturel, transition vers une société socialement juste, écologiquement responsable, humainement décente, politiquement démocratique. A condition que cette « transition » soit « volontaire », elle est la « décroissance ».

Si la décroissance veut prôner une soutenabilité autant écologique que sociale de cette transition, alors elle doit s’assurer que la décroissance ne s’opère pas au détriment des plus appauvris (auquel cas, elle ne serait que « récession »). L’instauration d’un revenu décent pour tous semble une condition nécessaire à l’avènement d’une décroissance des inégalités.

Pour un revenu inconditionnel

Dotation, rente, allocation, dividende, revenu, salaire… Suivi des plus divers qualificatifs : universel, basique, garanti, social, territorial, suffisant, citoyen, inconditionnel… Et comme si ce n’était pas assez, s’y rajoute souvent un complément : existence, vie, citoyenneté, autonomie.  Pourquoi adopter « revenu inconditionnel » ? Commençons par éliminer le complément, façon de signifier que chacun restera libre d’utiliser son revenu inconditionnel comme bon lui semblera. Pour le qualificatif, insistons sur la double inconditionnalité : de la naissance à la mort, sans aucune contrepartie. Ajoutons deux raisons pour préférer « inconditionnel » à « universel » ; 1/ l’universel peut être conditionnel : ainsi le vote à partir d’un certain âge ; 2/ L’inconditionnel n’est pas toujours universel : le montant du RI devra varier pour tenir compte de l’inégalité du monde. Reste la substance même de cette « belle revendication » : un « revenu » est ce qui revient. Le RI signifie donc que, dans une communauté politique, ce que chaque membre apporte, quelle qu’elle soit la forme de son « utilité sociale », doit lui « revenir inconditionnellement ».

En quoi alors le revenu inconditionnel (RI) est-il un fil d’Ariane pour rentrer dans le labyrinthe de la transition ? Qu’est-ce qui, dans le RI, intéresse particulièrement les décroissants ?

C’est premièrement la rupture avec une centralité du travail, poumon d’une société de croissance. Le RI est un bon moyen d’atteindre un objectif clair : « garantir le revenu » pour « abolir le culte du travail » 1. Bien sûr, ce moyen présente quelque risque : celui de ne pas assez « désinciter » du travail. Certes, d’un côté, c’est toujours avec satisfaction que nous entendons la première objection jaillir quand nous exposons cette revendication d’un revenu déconnecté de tout travail : « Mais alors, plus personne ne voudra travailler ! ». Comment mieux reconnaître que le critère déterminant pour identifier le travail est la pénibilité. D’un autre côté, toutes les expérimentations de RI tendent à montrer que, même avec la garantie d’un revenu décent, les bénéficiaires continuent de travailler. Autrement dit, le RI serait une mesure nécessaire pour désinciter du travail, mais insuffisante.

C’est deuxièmement la critique de la monnaie, moyen d’échange généralisé d’une économie de croissance. C’est pourquoi les décroissants incluent dans le RI non seulement une part versée en monnaie « officielle » mais aussi une part de « gratuités » et une part versée en monnaie locale complémentaire (MLC) : ce qu’ils appellent la dotation inconditionnelle d’autonomie (DIA). L’intérêt d’une part en MLC est triple : relocalisation, possibilité d’une « fonte » (aucun encouragement à la spéculation) et « affectation » (certains biens, certains services chez certains prestataires liés éthiquement par une « convention »).

C’est troisièmement la critique de la course à l’illimitation (toujours moins pour certains, toujours plus pour d’autres), moteur de la croissance : c’est là qu’il ne faut pas envisager l’instauration d’un RI sans celle d’un revenu maximum acceptable (RMA). Tant pour poser la « question sociale » de la misère et des inégalités que la « question écologique » de la soutenabilité, comment une société sans limites pourrait-elle être une société juste, responsable et  décente ?

Pour un revenu maximum acceptable

Mais alors comment articuler le revenu inconditionnel (RI) avec un revenu maximum acceptable (RMA) ? Comment envisager un « espace écologique » 2 des revenus, défini par un plancher (le RI) et un plafond (le RMA) : pour le RMA, quel financement, quel objectif, quel fondement, quel montant, quelle faisabilité?

A la différence du RI, le financement ne devrait pas soulever de problème. Le RMA est une revendication non seulement qui ne coûte rien mais en plus qui fournirait une partie du financement du RI. Certes, sa mise en place supposerait une refonte radicale de la fiscalité : et pourquoi pas ? Ne manquerait pas dans ce cas d’apparaître l’objection de la « fuite des riches ». Mais que vaut cet argument si on pose vraiment la question de l’utilité sociale des riches : quelle est la valeur réelle des métiers ? A tous ceux qui nous expliqueraient doctement qu’un tel RMA ferait fuir les plus hauts salaires, il faudrait leur apprendre que ces « trop riches » ne rapportent rien à la société, et que c’est même le contraire 3. Quand 1 euro du salaire d’un agent de nettoyage hospitalier produit plus de 10 euros de valeur sociale, pour le même euro gagné par un publicitaire, ce sont 11,50 euros qui sont détruits. Et pour un conseiller fiscal, le rendement monétaire atteint les – 47 ! Bon voyage !

Pourquoi un RMA est-il souhaitable ? Du point de vue de l’objectif, il n’est pas très difficile d’articuler RI et RMA car il ne s’agit là que d’un choix politique. Le RI ne vise pas seulement à lutter contre la pauvreté ou contre le chômage, voire à « vaincre la pauvreté en maximisant l’emploi » mais il souhaite « abolir le culte du travail ». Le RMA peut-il partager le même objectif ? Il n’est pas évident de voir en quoi l’instauration d’un RMA favoriserait directement un tel objectif de désincitation au travail :  on peut quand même espérer que le plafonnement des revenus libérerait les plus avides de l’obligation de se sentir incités à travailler toujours plus pour gagner toujours plus. C’est là que les plus ardents défenseurs du « Travail » pourraient répliquer que le travail possède en soi une valeur, indépendamment du revenu qu’il peut procurer. Il n’y a donc peut-être pas d’effet direct à attendre du RMA sur cet objectif. Mais que l’effet ne soit pas direct, ne signifie pas qu’il n’y ait pas d’effet du tout ; c’est là qu’il est possible d’envisager un objectif commun au RI et au RMA : les deux sont des chemins vers d’autres mondes possibles, chemin faisant. Toutes les propositions programmatiques évoquées précédemment s’orientent ainsi vers une même ligne d’horizon : (re-)faire société. C’est dans le cadre d’un tel objectif commun que peut apparaître une première articulation entre RI et RMA : quand le RI déconnecte le revenu et le travail, il rompt avec la tradition smithienne du Travail comme source de la richesse, et du coup, le plafonnement du revenu laisse une place pour d’autres (sources de) richesses. Ce qui est valable pour les richesses doit pouvoir être vérifié pour la reconnaissance : ce qui doit être reconnu et valorisé socialement, c’est la participation de chacun à la communauté.

Si la fin justifiait les moyens alors la définition de l’objectif ferait l’économie de la recherche d’un « fondement ». Mais si l’on refuse un tel « utilitarisme », alors il faut savoir distinguer entre ce qui est juste (défini et construit rationnellement par le fondement) et ce qui est souhaitable (désiré et défini par la mise au clair d’un objectif). Pourquoi est-il juste de souhaiter (re-)faire société en encadrant les revenus entre le plancher du RI et le plafond du RMA ?

Avant de répondre explicitement à cette question du fondement, il n’est pas inutile d’en dégager un enjeu politique. Quand nous constatons à quel point la proposition d’un RI se retrouve sur tout l’échiquier politique 4, que pouvons-nous en penser ? Le RI est-il une idée suffisamment forte pour transcender les clivages politiques ou bien est-il au contraire une idée assez faible pour supporter d’être récupérée par des formations politiques qui ne partagent rien ? Pour le dire autrement, à droite comme à gauche, l’objectif de « (re-)faire société » doit pouvoir faire consensus ; mais de quelle « société » s’agit-il ? C’est là que la réponse à la « question du fondement » repose sur une définition de la « société ».

C’est pour cette raison politique que nous écartons deux « fondements » souvent proposés pour légitimer le RI : le droit au travail et l’efficacité économique. Dans les deux cas, le RI n’apparaît finalement que comme une proposition « conjoncturelle » : ces deux justifications reposent sur des situations de fait, le chômage et l’inefficacité économique ; ce qui reviendrait, en cas de plein-emploi et d’efficacité économique retrouvés, à ne plus défendre l’instauration d’un RI.

Nous écartons aussi la justification « libérale » du RI comme outil d’une politique de redistribution fiscale et sociale ; dans son dernier ouvrage 5, Pierre Rosanvallon adresse à celle-ci une critique forte : les politiques de justice redistributive, dont la forme dominante est l’égalité des chances, se fondent sur une théorie de la justice comme « théorie des inégalités légitimes ». On voit bien comment une proposition de RI pourrait alors se fondre dans une politique générale d’égalités des chances en vue de participer à une société essentiellement conçue comme un marché de concurrence entre ses membres.

Il ne semble donc pas que le principe de la redistribution, qui pourrait fonder le RI, puisse aussi fonder le RMA. Car le RMA pose la question du plafond alors qu’un principe de redistribution peut juste contribuer à une réduction des inégalités, ce qui n’est pas la même chose. Une fois un revenu décent garanti, une fois établi un principe de différence justifiant des « inégalités sociales et économiques » en se contentant a/ d’une juste égalité des chances et b/ de devoir « procurer le plus grand bénéfice aux membres les plus désavantagés de la société » 6, il n’y a plus de quoi justifier un plafonnement des revenus. Cette absence de « justifiabilité » révèle un véritable défi que doit affronter une défense du RMA : au nom de quoi, le minimum réel et décent étant assuré, faudrait-il empêcher ceux qui obtiennent plus que les autres de profiter de leurs revenus inégaux ?

Dit autrement, comment donc définir la société pour que RI et RMA soient des revendications non seulement souhaitables mais aussi justes ? En quoi est-il légitime de souhaiter construire une société socialement juste, écologiquement responsable, humainement décente et politiquement démocratique ?

Si nous refusons une définition de la société comme ensemble composé d’individus juxtaposés qui ignorent qu’ils vivent en société 7, c’est pour proposer que la société soit définie, comme un « espace des communs », espace défini par un plancher et un plafond. Par exemple, s’il s’agit de tolérance : un « espace de tolérance » qui commence après le plancher de l’acceptable mais qui ne franchit pas le plafond de l’intolérable. Pour l’espace des revenus : c’est au-delà du maximin du RI et en-deçà du minimax du RMA que des discussions pourront avoir lieu pour d’abord se demander quel écart il faudrait défendre entre le montant du RI et celui du RMA ; puis toutes les autres perspectives politiques : gratuités, fiscalité, héritage, biens communs… Par la garantie d’une liberté personnelle, par la reconnaissance de la participation de tous à la production des richesses (égalité ?), par un droit aux expérimentations sociales et écologiques minoritaires qui créent localement des contextes favorables à toutes ces « valeurs  communes » qui permettront de (re-)faire société (solidarité ?), serait ainsi (re-)faite une société qui assume d’être aussi une communauté du vivre ensemble, du buen vivir ensemble, une société comme « bien commun » 8 qu’il s’agit de construire, protéger, conserver, transmettre.

Tout cela serait souhaitable et juste, mais est-ce faisable ? Peut-on politiquement espérer que la double revendication du RI et du RMA puisse un jour devenir réalité par la « voie royale » ? Il semble plus raisonnable de compter sur des avancées par les « portes arrières. En effet, comment espérer rendre audible 9  le moindre appel à la sobriété, au « bien-vivre », au vivre en commun, tant que les inégalités sociales fourniront directement le contexte social et économique de situations 10 dans lesquelles sont préférés et favorisés l’envie, la rivalité, l’individualisme, l’affrontement, le chacun-pour-soi, le laisser-faire, le mépris plutôt que la bienveillance, la coopération, la solidarité, la discussion, le partage, la démocratie générale, la décence ? Comment espérer que le RI devienne une revendication mobilisatrice, et pas seulement motivante, tant queles inégalités seront telles que les conditions psychologiques ne plaideront qu’en faveur d’une situation immobilisée quant à la « question sociale » ? Peut-on même parier que le RMA, puisse créer les conditions psychologiques favorables à l’instauration d’un RI ?

Il semble donc enthousiasmant de lier ces « belles revendications », du RI et du RMA : ce sont les conditions nécessaires d’une décroissance des inégalités, au cœur d’une société redevenue « commune », d’une société définie comme « bien commun », comme « espace écologique des communs », encadré par les revenus inconditionnel et maximum.

Quand bien même un plancher décent serait garanti par un RI, si dans le même temps est accepté que les revenus puissent crever le plafond d’un RMA, alors la société ne sera qu’une collection d’individualistes : mais difficilement un « bien collectif ».


Notes et références
  1. Baptiste Mylondo, Un revenu pour tous, Editions Utopia (2010) ; Ne pas perdre sa vie à la gagner, Editions du Croquant (2010).[]
  2. http://www.amisdelaterre.org/IMG/pdf/positionsocietessoutenables.pdf[]
  3. Eilis Lawlor, Helen Kersley et Susan Steed, « A bit rich. Calculating the real value to society of different professions », New Economic Foundation, Londres, 2009 ; http://www.neweconomics.org ; http://www.monde-diplomatique.fr/2010/03/RIMBERT/18923[]
  4. D’Utopia, mouvement qui traverse le PS, EELG, le PG à Christine Boutin en passant par Dominique de Villepin, les variantes politiques du RI sont nombreuses.[]
  5. Pierre Rosanvallon, La Société des égaux, Seuil, Paris (2011).[]
  6. John Rawls, Libéralisme politique, PUF Quadrige, Paris (2001), p.347.[]
  7. « L’individu contemporain aurait en propre d’être le premier individu à vivre en ignorant qu’il vit en société », Marcel Gauchet, La démocratie contre elle-même, Tel, Paris (2002), p.254.[]
  8. François Flahaut, Où est passé le bien commun, Mille et une nuits (2011).[]
  9. Même si l’articulation avec le RI n’est pas faite, ce défi peut s’inscrire dans la lignée de l’article d’Hervé Kempf, Le revenu maximum, un levier pour le changement, publié par Mouvements, le 3 janvier 2011. http://www.mouvements.info/Le-revenu-maximum-un-levier-pour.html[]
  10. « Qu’est-ce qui favorise dans nos sociétés libérales, les progrès de l’égoïsme ou du désir de « réussir » au détriment de ses semblables ? C’est bien tout le contexte mis en place par la civilisation juridico-marchande », Jean-Claude Michéa, La double pensée, Champs essais (2008), p.25.[]

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