Décroissant, plutôt qu’objecteur de croissance

« Décroissant » et « objecteur de croissance » ont-ils la même signification, est-ce que ce sont des termes interchangeables ? Je ne le crois pas.

Groupuscules que nous sommes, nous ne nous sommes peut-être même pas mis d’accord sur le nom propre qui nous serait commun. Pire qu’un simple oubli ou une négligence (trop pris que nous serions dans le Faire de nos expérimentations sociales et écologiques, nous en aurions oublié de régler cette question du Dire et de l’Apparaître), cette appellation est source de discussions, de disputes, de refus catégoriques.

Mais « les mots sont importants », surtout quand il va s’agir de s’appeler les uns les autres (… comment je m’appelle, c’est d’abord comment les autres m’appellent, comment ils vont faire appel à moi.). Alors est-il possible en répondant à quelques critiques de savoir si nous sommes pour l’objection de croissance (OC), pour la décroissance, pour la désaccoutumance à la croissance, ou pour une autre croissance ?

Je défends l’idée qu’il est trop tard pour être seulement objecteur de croissance ; que la désaccoutumance à la croissance est nécessaire mais insuffisante ; que la croissance verte est juste un slogan publicitaire, ou un oxymore de plus ; qu’il s’agit donc bien d’être un décroissant. C’est d’ailleurs ce terme de « décroissance » qui fait l’objet des pires critiques : il serait « ambigu », « dangereux », « flou », un « non-sens », « contre-productif », « limité », « pas sexy », « réactionnaire », une « limite à la popularisation des idées fortes qu’il résume ». C’est pourtant lui qu’il faut avoir l’audace de penser, de dire et d’expérimenter, malgré les critiques.

Commençons par celles qui visent avant tout la forme, le mot : le terme de « décroissance » ne serait pas « beau », pas « attirant » voire même « repoussant » et il faudrait lui préférer « objection de croissance », voire même une expression encore plus précise (ou peut-être plus pédante) comme « objection de conscience à la croissance économique ».

  • A première vue, il n’y aurait dans le choix entre « objecteur de croissance » et « décroissant » qu’une querelle de mots qui aurait dû être depuis longtemps tranchée entre, d’un côté, l’élégance d’une expression qui fait référence à la résistance historique des « objecteurs de conscience » et de l’autre côté, un mot malheureux et mal choisi : car son préfixe « dé- » aurait une connotation seulement négative. Une variante de cette critique reproche le côté « violent », voire « militaire » de l’expression « mot-obus » que Paul Ariès a associé à « décroissance ».
  • Répondons d’abord qu’il y a de très beaux mots – et de très belles pratiques aussi – qui commencent par ce préfixe « dé- » : par exemple, je préfère « débattre » que me « battre ». Serge Latouche, dans le même ordre d’argument, déclare préférer la «décrue » à la « crue ».
  • Surtout, dans le négatif du « dé- » de décroissance, il y a de la modestie : l’idée que les décroissants savent plus facilement ce qu’il ne faudrait pas faire  que ce qu’il faudrait faire. Et en effet, nous savons quel monde nous ne voulons pas/plus, celui qui prétend toujours faire de la croissance la solution (alors qu’elle est le problème) ; pour autant, pour les mondes que nous voulons, les expérimentations et les discussions sont ouvertes…  Les décroissants ne sont pas des prophètes, l’histoire n’est plus  écrite d’avance, elle est à faire.
  • Le mot de décroissance serait « ambigu » : ainsi pour Alain Beitone et Marion Navarro 1, « le terme comporte trop d’ambiguïtés, suscite trop d’incompréhensions ». Mais le terme a autant d’ambiguïté que le terme dont il est l’antonyme : pas plus, pas moins. Or, autant que nous le savons, personne ne prétend devoir abandonner le terme de « croissance ». Que signifie « croissance » ? L’augmentation sur une période donnée du PIB (un indicateur de volume de la production qui reste indifférent et à la nature de la production et à son impact écologique). Qu’est-ce alors que la dé-croissance ? Logiquement, c’est le contraire de la croissance, c’est-à-dire une diminution du PIB. Une telle « logique » est-elle tenable ?

Même parmi les objecteurs de croissance, il s’en trouve qui rejettent le terme de « décroissance » : mais les mêmes qui prennent cet argument pour refuser décroissance s’empressent de récupérer le terme de croissance pour prôner la croissance du bien-être, du bonheur, de la convivialité. Et alors là, comme par miracle, toute ambiguïté aurait disparu !

  • Donnons un exemple de cet indéracinable attachement à la « croissance » même de la part de ceux qui pourtant ne cessent d’en exprimer clairement les limites. Ainsi, Alain Caillé, dans son récent essai consacré à l’idée même de richesse, écrit : (p.71) « la croissance économique avait porté jusque dans les années 1970 l’espoir du progrès social, économique et culturel tout à la fois. La croyance au bonheur. La promesse a été trahie, et nous nous retrouvons prisonniers d’une logique de croissance qui est socialement, écologiquement et culturellement insoutenable. Il devient urgent de revenir 2 aux taux de pollution et d’empreinte écologique, ainsi qu’aux normes d’inégalités sociales qui étaient en vigueur dans les années 1960-1970 » 3. Quand je lis cela, je me dis : « voilà enfin un objecteur de croissance = quelqu’un qui ne croit plus à la religion de la croissance et qui sait que nous avons dépassé les seuils de soutenabilité écologique depuis plus de 40 ans, et qui va donc en déduire qu’il va bien falloir revenir à ces seuils ».  Car, aujourd’hui, sur notre unique planète, si une minorité d’enrichis vit avec une empreinte écologique de 4, c’est que la majorité des appauvris vit avec une empreinte écologique largement inférieure à 1. Autrement dit, à un niveau d’analyse suffisamment systémique, l’irresponsabilité écologique et la croissance des inégalités, c’est la même chose. Je m’attends donc à une défense de la décroissance des inégalités, je m’attends donc à un ré-équilibrage des empreintes écologiques des uns et des autres 4. Je m’attends donc à ce que le mot de « décroissance » ne tarde pas à suivre, une « décroissance » définie précisément comme cette « transition » qui va faire revenir à des seuils responsables et décents. Et puisque la croissance est d’abord ce qui est mesuré par l’augmentation du PIB, je m’attends donc à un plaidoyer en faveur d’une décroissance qui n’esquive pas la diminution du PIB des enrichis. Mais, voilà ce que je peux lire quelques lignes plus bas : (p.72) « Il va nous falloir désormais penser les voies d’une croissance plus qualitative que quantitative », patatras !
  • Pour éviter ce qui semble une inconséquence logique et politique, une nouvelle esquive revient à remplacer le terme de croissance par un autre terme qui serait acceptable : « prospérité » ou « richesse ». L’idée est défendue avec beaucoup de vigueur péremptoire par Christian Ansperger : « Personnellement, je trouve que ce concept devrait à présent être banni des débats publics. Il a servi pendant un certain temps comme expression choc et comme slogan, mais maintenant, il dessert la cause. Cessons de parler de décroissance. Parlons plutôt de « prospérité sans croissance du PIB » (Tim Jackson), d’ »économie de sobriété heureuse » (Patrick Viveret) ou de « principe de plénitude » (Juliet Schor) » 5. C’est là que l’on voit bien que tout l’enjeu n’est pas dans le mot mais bien dans l’idée. Par exemple : bien sûr qu’il ne doit pas s’agir d’abandonner le terme de richesse, mais l’important est bien de savoir à quoi il est opposé : à la « pauvreté » ou bien à la « misère » ? Car la « décroissance » se doit de reconsidérer la pauvreté !
  • Finissons en répondant à ceux qui jugent que le mot n’est ni « séduisant » ni « attractif » que le but des « décroissants » n’est peut-être ni la séduction ni l’attraction. D’autant plus qu’on entend aussi la critique inverse : le terme, selon Alain Beitone et Marion Navarro, viserait « à séduire telle ou telle composante de la mouvance écologique ».

A mi-chemin des critiques sur le mot et de celles contre l’idée se trouvent ceux qui ajoutent un adjectif derrière le mot « décroissance ». On trouve ainsi ceux qui défendent une décroissance « sereine » ou « conviviale ». Il n’y a là en fait qu’une astuce. D’abord qui aurait déjà défendu une décroissance « furieuse » ou « invivable » ou « insoutenable » ? Personne ; dans l’ajout d’un tel qualificatif, il n’y a donc qu’un pléonasme qui ne peut qu’égarer en faisant croire qu’il faudrait choisir entre une bonne décroissance et une mauvaise décroissance 6. Un exemple caricatural de cette astuce se trouve chez EELV : ils ne défendent qu’une « décroissance des excès » 7 : mais qui a déjà argumenté pour une « croissance des excès » ? Personne. Parce que les décroissants prônent justement le buen vivir, c’est par définition que la décroissance est conviviale, sereine, soutenable. Ensuite, l’ajout d’un adjectif ne fait que reculer d’un pas la question. Car une fois ces adjectifs (évidemment) acceptés, il faut bien en venir à se demander à quoi ils se rapportent, bref reposer la question de la décroissance en tant que telle.

Ultime variante pour tenter de ne pas défendre une « décroissance » en tant que telle, il y a ceux qui défendent une « décroissance sélective » 8 : laisser croître les secteurs « vertueux » et faire décroître les activités non-écologiques (« délinquantes »). Une telle sélection repose sur le refus de s’apercevoir que la croissance est bien un « monde » et que dans ce monde la croissance n’en est pas une région mais le socle (tout à la fois la base matérielle et son imaginaire). Par exemple, une décroissance des automobiles n’aurait de sens que par une décroissance des mobilités : utiliser des voitures électriques ou des transports collectifs, favoriser les gares multimodales et le cadencement, ce n’est que du développement durable, de la croissance reverdie.

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En apparence toutes ces critiques sur le mot de « décroissance » semblent venir de partisans d’une critique de la croissance, d’objecteurs de croissance qui seraient favorables sur le fond mais en désaccord sur le mot. Mais en réalité ? Sont-ils vraiment des objecteurs de croissance ? Ces « objections pénibles » sur la forme ne dissimulent-elles pas un refus sur le fond ?

Sur le fond, si la « croissance » est un « monde », la « décroissance » n’est pas un « monde » : la décroissance n’est pas un projet de société. Ce n’est pas un « projet » parce que c’est juste un « trajet ». La décroissance est le nom de la transition qui permet de passer du « monde de la croissance » à ce que Serge Latouche nomme une « société d’a-croissance ». Dans une telle société, on peut même rêver qu’il n’y aura plus d’objecteurs de croissance parce que le monde aura retrouvé ses équilibres, sociaux, économiques, écologiques, politiques.

Ajoutons une analogie, pour affirmer avec pleine force que la « décroissance » est un nom politique 9 : comme le socialisme était pour les marxistes le nom de la transition du capitalisme au communisme, la décroissance est pour les OC le nom de la transition du « monde de la croissance » aux mondes rééquilibrés. Pas plus, pas moins 10.

Stricto sensu, l’objection de croissance est un concept an-historique (et donc, peut-être, a-politique) qui a l’énorme défaut de ne pas poser la question concrète et politique de la transition, et qui fait donc preuve d’une certaine insensibilité à l’histoire. La « décroissance » au contraire prend ses responsabilités historiques et affronte la question de la transition. Et comme cette transition débute dans un monde qui a dépassé les seuils de soutenabilité écologique, elle se formule en terme de « dé »-croissance : comment revenir  à des seuils acceptables ? Voilà une belle question politique pour l’avenir !

Jean-Baptiste Godinot le dit très clairement dans sa réponse à Christian Ansperger : « Comment fait-on pour passer de la société actuelle à une société prospère et sans croissance ? Comment passer d’un système croissantiste au bord de l’effondrement à une civilisation équilibrée ? Il va de soi qu’une phase de transition est nécessaire, car le changement ne s’opérera pas tout seul ni d’un coup de baguette magique » 11. Fabrice Flipo, dans sa réponse 12 à Alain Beitone et Marion Navarro fournit aussi une définition très claire de la « décroissance » : « Une décroissance ce n’est pas une stabilisation mais une réduction, pour aller vers une stabilisation qu’il reste à préciser » 13.

  • Commençons donc historiquement : C’est vers 1970, quand l’empreinte écologique tenait encore sur une seule planète, qu’il aurait peut-être été pertinent de refuser le terme de « décroissance ». Mais aujourd’hui les seuils sont largement dépassés et la question qu’il faut se poser, c’est bien celle de la transition vers une société dans laquelle il redeviendra possible de seulement objecter à la croissance. Une telle transition n’est pas un retour en arrière mais le seul véritable respect d’un à-venir (surtout ne pas prendre la peine de répondre à ceux qui voient dans la décroissance un retour dans les cavernes).
  • En attendant, il faut bien poser la question qui fâche : celle du « comment » de la transition vers une société socialement juste, écologiquement responsable, humainement décente, politiquement démocratique. A condition que cette décrue soit démocratique, elle est la décroissance.  Selon Beitone et Navarro, nous ne dirions pas un mot sur « comment on peut dans une société démocratique faire prévaloir la décroissance ». Quelques lignes plus loin, ils nous livrent le cadre dans lequel ils continuent de penser toute possibilité de changement politique : « l’orientation « décroissantiste » est incompatible avec la posture de tout parti qui se propose d’être un parti de gouvernement ». En effet, les décroissants ne croient plus guère que la prise préalable du pouvoir institutionnel est la condition sine qua non pour changer le monde. Pour autant, nous savons très bien que les formes classiques de la visibilité politiques sont à la fois nécessaires (une élection est une véritable occasion de sortir de nos entre-soi militants) et insuffisantes. Nous savons aussi qu’il existe d’autres façons de faire de la politique : dans les résistances (les luttes, les désobéissances, les indignations…) comme dans les constructions (les alternatives concrètes, les expérimentations minoritaires).
  • Mieux, et à la différence de toute cette gauche de gauche qui prétend être la « vraie gauche » – alors que nous les décroissants nous nous contenterons en fait d’être une « belle gauche » avec de « belles revendications » -, nous pouvons d’ores et déjà avancer tout une série de propositions programmatiques. Par exemple, nous défendons un revenu inconditionnel 14 (RI) articulé à un revenu maximum acceptable (RMA) : comment y aller ? Par une revendication transitoire : la retraite d’un montant unique pour tous. Voilà une excellente façon de déconnecter revenu et travail à laquelle tout le monde (de gauche) devrait adhérer. Deuxième exemple : nous préconisons une décroissance de la mobilité et donc une décroissance de l’automobile : comment y aller ? Par une revendication transitoire : la garantie pièces et main-d’œuvre pendant 15 ans. Troisième exemple : nous préconisons la gratuité du bon usage et le renchérissement du mésusage : comment y aller ? Par étapes : la commune du Sequestre (81) l’a déjà fait 15. Quatrième exemple : nous défendons la reconversion industrielle et nous pouvons nous appuyer sur les précédentes reconversions à l’occasion de guerres. Cinquième exemple : nous ne nous contentons pas de critiquer cette all purpose money qu’est l’Euro, nous expérimentons des monnaies locales complémentaires 16.

C’est ainsi que les décroissants essaient de penser la transition pour sortir du capitalisme. Par les luttes, nous héritons du socialisme marxiste mais nous en avons tiré quelques leçons historiques. Par nos alternatives et nos expérimentations, nous héritons du socialisme utopique et nous en avons aussi tiré quelques leçons historiques (par exemple sur le nécessaire mais insuffisant essaimage).

C’est ainsi que la décroissance ne se réduit pas aux luttes CONTRE et anti-{OGM, nucléaire, capitalisme, gaz de schiste, productivisme…} mais s’investit aussi, pragmatiquement, dans les constructions, le POUR et le AVEC.

C’est ainsi que la décroissance, en tant que trajet, commence sans attendre la sortie du « monde de la croissance ». A la différence de la gauche traditionnelle, nous justifions nos pratiques politiques non en les rapportant à un but (final) mais nous faisons de la politique en (re-)faisant société : une transition est un dé-but…

C’est ainsi que la décroissance défend une ré-appropriation de nos vies, par la maîtrise de nos usages. Cette ré-appropriation est évidemment une relocalisation : parce que nous avons compris que chaque échelle de pratique induit son échelle de compréhension. Et par conséquent, si le seul niveau validé est celui de la mondialisation, alors est justifié un mécanisme aveugle, celui du Marché. La transition pour une sortie du monopôle du marché commence, sans attendre, par des expériences de redistribution et de réciprocité (Amap, coopératives, mutuelles d’habitants, S.E.L., accorderies…).

C’est ainsi que la décroissance, parce qu’elle pose toutes ses questions dans le cadre planétaire de la « question écologique », expérimente des réponses locales à des problèmes globaux. Autrement dit, la décroissance dont il s’agit ici est bien celle des « enrichis du Nord global ». Quant au « Sud global », une certaine croissance lui est indispensable : celle qui convergera avec notre décroissance du monde des nantis, vers un point historique d’équilibre.

Pour faire vite, on peut parler de « point » d’équilibre mais en réalité il devra s’agir d’un « espace » d’équilibre : c’est évidemment l’espace écologique 17 (le plancher de l’espace écologique répond à la question sociale et le plafond répond à la question écologique : entre les deux, il y a toutes nos réponses à la question « humaine » du sens même de notre présence sur terre ; le tout est discuté démocratiquement = l’espace écologique est un espace de discussions, un « terrain d’entente »).

  • Le « Sud global » pourrait emprunter un « tunnel de croissance » (schéma ci-contre 18) : 1/ histoire de ne pas répéter notre histoire à nous, celle de la croissance sans limite, 2/ histoire surtout qu’au moment où nous devons défendre une vision buissonnante de notre futur, il s’agit bien évidemment de ne pas continuer à présenter le Nord global comme le modèle à suivre : « à chacun son buisson » d’expérimentations.
  • Au niveau mondial, la décroissance signifie très clairement une réduction de l’empreinte écologique totale (l’empreinte carbone incluse). La corrélation PIB/empreinte écologique est solidement établie 19 et par conséquent toute proposition de type « croissance verte » ou « développement durable » relève seulement des soins palliatifs. « Pour produire mieux (en qualité), il faudra produire moins, et moins vite » 20.
  • Et partout où domine la misère, la décroissance signifie une décroissance des inégalités. Rien qu’en « étêtant » les plus hauts revenus à l’aide d’un RMA, il y a déjà largement de quoi assurer un revenu décent à tous (le RI) : il n’y aurait là que ce que Jean Gadrey nomme « transfert solidaire » 21 ; je défends par ailleurs un « espace écologique des revenus » 22.
  • Oui, il va bien s’agir de décroître économiquement et ce n’est pas un « malheur », tout au contraire. « Toutes les études menées sur la question des rapports entre bonheur et croissance économique convergent vers la conclusion suivante : au-delà de 12000 à 15000 euros annuels de revenu moyen par tête, il n’existe plus aucune corrélation entre richesse monétaire et bonheur. Ce chiffre est celui du revenu moyen des Français en 1970. Et les études écologiques montrent que ce niveau de richesse est, lui, en effet universalisable sans mettre en péril la survie de la planète » 23. 1970 : « année historique ».
  • Partout où l’empreinte écologique par personne est supérieure au niveau planétaire acceptable, la décroissance signifie pour les plus riches une décroissance de leurs revenus, de leur niveau de vie, de leur pouvoir d’achat… Il s’agit vraiment de « décarbonner » l’économie et de réaliser la décroissance de toutes les productions et de toutes les consommations qui dépassent les seuils de soutenabilité écologique. Décroissance, dé-production, dé-consommation : pour nous obliger à reconsidérer la pauvreté 24(plutôt que la richesse), la simplicité (plutôt que la complexité 25).

*

Nous croyons avoir fourni quelques arguments pour montrer qu’un objecteur de croissance, s’il veut assumer la question politique de la transition, doit reconnaître que ce mot de « décroissance » est particulièrement bien choisi, qu’il est adéquat à son concept.

Nous savons pourtant que des réticences peuvent encore trouver à se réfugier dans deux ultimes défenses pour sauver le soldat « croissance » : celle du développement personnel et celle de la croissance du lien social.

  1. Il y aurait encore de la croissance à sauver dans le secteur tertiaire des services à la personne. Premièrement, croire que ce secteur qui est celui des besoins sociaux, parce que la productivité y est plus difficile à mesurer, échapperait à la logique du productivisme et de l’industrialisme, est une naïveté. Deuxièmement, c’est Ivan Illich qui nous a appris dès les années 1970 (encore !) que passé un certain seuil, celui de la « contre-productivité », des secteurs comme ceux de la santé ou de l’éducation rencontrent vite les limites humaines de la croissance : « Les limites assignables à la croissance doivent concerner les biens et les services produits industriellement… Lorsqu’une activité outillée dépasse un seuil défini par l’échelle ad hoc, elle se retourne d’abord contre sa fin, puis menace de destruction le corps social tout entier » 26. Troisièmement, comment pourrait-on vraiment croire sortir du paradigme croissanciste en proposant de marchandiser ce qui relève de la « socialité primaire », autrement dit en ramenant au Marché ce qui relève de l’atmosphère du Don et de la Gratuité ? Alors écrivons-le clairement, un décroissant ne peut pas vouloir réduire un lien social à un bien marchand.
  2. Examinons une forme particulière de « développement » 27, celle du « développement personnel », domaine dans lequel la croissance serait défendable. Beaucoup d’OC qui précisément sont parmi les plus fervents adversaires du terme de « décroissance » sont en même temps de farouches partisans de telles techniques. Paul Ariès, dans la troisième livraison d’Entropia consacré à la technique a livré une farouche critique de cette illusion : « l’idéologie du développement personnel constitue aujourd’hui la nouvelle étape de l’idéologie croissanciste » 28. Pourquoi ? Parce que « le développement personnel est bien une façon d’en finir avec l’idée même d’un homme limité » 29. Et si le goût pour la croissance, la passion pour l’illimitation n’était en réalité qu’une crainte devant la limite naturelle par excellence, celle de la mort individuelle ?

Cette dernière interrogation nous permet de conclure en retrouvant deux précurseurs de la décroissance.

C’est tout d’abord Epicure qui nous a enseigné que la mort n’est pas à craindre ; que si entre le plaisir et la souffrance il n’y a pas d’intermédiaire alors la vie régulière et simple est un bonheur durable, un présent, un cadeau : « Toi donc qui n’est pas maître du lendemain, tu diffères de te réjouir ! Nous consumons notre vie à force d’attendre » 30. C’est pourquoi pour assurer la plénitude de sa santé, Epicure recommande-t-il de « s’accoutumer aux régimes simples et non abondants » car « le temps infini contient le même plaisir que le temps fini » 31. Non la décroissance ce n’est pas le serrage de ceinture, c’est le plaisir de savoir vivre 32, la réjouissance et la gourmandise de chaque présent qu’il faut s’exercer à bien accueillir : carpe diem. L’argument épicurien (celui que nous opposons à l’excès), ce n’est pas l’austérité, le manque, la pénurie, c’est la mesure : le juste milieu, le bon mélange, celui de la « juste mesure des choses », non pas le mauvais mélange de l’hubris : l’équilibre. S’accoutumer à la décroissance passe donc par une « désaccoutumance à la croissance » (Ivan Illich), qui est bien la condition spirituelle de la décroissance parce qu’elle vise un « équilibre multidimensionnel » (Ivan Illich).

Dans une société d’a-croissance serions-nous encore des OC ? Non, ce serait inutile parce que nous aurions justement retrouvé l’équilibre, celui que John Stuart Mill nommait il y a plus d’un siècle : « état stationnaire ». Lisons, pour finir, ce qu’il écrivait, à une époque où il aurait suffi que l’objection de croissance soit adoptée pour nous éviter aujourd’hui de devoir être des « décroissants » :  « Aussi ne puis-je éprouver pour l’état stationnaire des capitaux et de la richesse cette aversion sincère qui se manifeste dans les écrits des économistes de la vieille école. Je suis porté à croire qu’en somme, il serait bien préférable à notre condition actuelle. J’avoue que je ne suis pas enchanté de l’idéal de vie que nous présentent ceux qui croient que l’état normal de l’homme est de lutter sans fin pour se tirer d’affaire, que cette mêlée où l’on se foule aux pieds, où l’on se coudoie, où l’on s’écrase, où l’on se marche sur les talons et qui est le type de la société actuelle, soit la destinée la plus désirable pour l’humanité, au lieu d’être simplement une des phases désagréables du progrès industriel » 33.

Dernier paradoxe de la « décroissance », mais paradoxe inévitable qu’il faut donc assumer : d’un côté nous appelons au plus vite, sans attendre, à cette transition, d’un autre côté nous savons aussi que cette décroissance devra être une décroissance de la vitesse. Il est donc urgent de ralentir ! « C’est comment qu’on freine ? ».

[Texte publié dans notre petite collection auto-imprimée : Mais où Comment]

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Les notes et références
  1. Alain Beitone et Marion Navarro, « Décroissance : le poids des mots, le choc des idées (1) », Revue du MAUSS permanente, 8 octobre 2009 [en ligne]. http://www.journaldumauss.net/spip.php?article555[]
  2. C’est nous qui soulignons.[]
  3. Alain Caillé, L’idée même de richesse, La découverte, Paris (2012).[]
  4. Ré-équilibrage très bien conceptualisé par la notion de « dette écologique », mise en avant pas les Amis de la Terre :  http://www.amisdelaterre.org/Quantifier-la-dette-ecologique.html .[]
  5. Interview accordée à La libre Belgique, et mise en ligne le 26/07/2010 : http://www.lalibre.be/economie/actualite/article/598373/et-si-on-cassait-la-logique-du-toujours-plus.html[]
  6. C’est là qu’il faudrait distinguer entre « décroissance » et « récession » ; celle-ci, c’est bien de la « croissance négative » (et non pas la « négation de la croissance ») : elle est insoutenable, furieuse et invivable ; tout comme la croissance. Sous la direction de Paul Ariès, Décroissance ou récession, pour une décroissance de gauche, Parangon (2011).[]
  7. EELV, Manifeste pour une société écologique, http://eelv.fr/2011/12/08/manifeste-pour-une-societe-ecologique/[]
  8. Lire une critique rigoureuse de cette expression dans le numéro 333 de Rouge&Vert, le journal des alternatifs : Stéphane Lavignotte, Ce qui doit décroître : tout un monde.[]
  9. Il y a quelques années, Jean Zin voyait dans la décroissance une conception plus morale que politique ; http://jeanzin.fr/2006/01/13/les-limites-de-la-decroissance-interview/.[]
  10. C’est d’abord en ce sens que la décroissance est bien un « socialisme ». Mieux, la décroissance hérite d’abord du socialisme utopique avant d’hériter du socialisme marxiste.[]
  11. http://www.objecteursdecroissance.be/articles/mpOC_Vous-avez-dit-Decroissance_aout2010.pdf[]
  12. Fabrice Flipo : « Décroissance : le poids des mots, le choc des idées (2) », Revue du MAUSS permanente, 8 octobre 2009 [en ligne]. http://www.journaldumauss.net/spip.php?article557[]
  13. La décroissance est « un mot de transition qui bannit de son vocabulaire l’adverbe toujours », La décroissance en 10 questions, La découverte, Paris (2010).[]
  14. Jean Gadrey, dans Adieu à la croissance (2010), posent aux décroissants une question : quel avenir pour l’emploi et la protection sociale dans la « grande transformation » vers une société soutenable ? Le RI, et ses perspectives politiques, est l’un des points clés pour une telle réponse.[]
  15. http://www.lesequestre.fr/core/modules/download/download.php?documents_id=46[]
  16. Arrêtons ici ces quelques exemples car il y a déjà là davantage de « belles revendications » mobilisatrices et pragmatiques que dans tous les programmes des organisations de gauche.[]
  17. http://www.amisdelaterre.org/IMG/pdf/positionsocietessoutenables.pdf[]
  18. Merci à Boris Prat pour m’avoir fait connaître et le schéma et l’idée ; la référence est : http://www.mohanmunasinghe.com/pdf/ProcediaBehavioralSocialSciences-CcSd-BeijingForum-20101.pdf[]
  19. D’une façon plus particulière, les 10 % les plus riches ont la plus grosse empreinte écologique : http://www.policyalternatives.ca/newsroom/news-releases/richest-10-create-bigger-ecological-footprint[]
  20. Fabrice Flipo, op. cit.[]
  21. http://alternatives-economiques.fr/blogs/gadrey/2010/01/11/si-on-prenait-un-peu-aux-riches-ca-ferait-combien-pour-les-pauvres/[]
  22. A paraître dans le numéro 3 des Z’IndignéEs, et dans une version plus longue, dans les actes du Colloque de Montreuil organisé par le POURS ce printemps 2012.[]
  23. Alain Caillé, op. cit., page 131.[]
  24. Pauvreté (le manque du superflu) que nous ne confondons pas, en particulier à la suite des travaux de Rajid Rahnema, avec la misère (le manque du nécessaire) ; et si cela fait des décroissants des héritiers lointains de Saint-Thomas, en quoi serait-ce une infamie ?[]
  25. Pour une critique d’Edgar Morin, on peut lire le livre récent de Jean Jacob paru chez Golias, http://golias-editions.fr/article5018.html.[]
  26. Ivan Illich, La convivialité, Œuvres complètes, volume 1, page 454, Fayard, Paris (2003).[]
  27. Sur la tentative de sauver la « croissance » en la baptisant « développement » ou « alter-développement », nous faisons nôtre l’excellent chapitre 3 de La décroissance en 10 questions : « Toutes les théories du développement intègrent la croissance économique – et aucune n’intègre la question des inégalités écologiques », pages 95-96.[]
  28. Paul Ariès, Entropia n°3 (automne 2007), page  121.[]
  29. Idem, op. cit.,  page 124.[]
  30. Epicure, Sentences vaticanes, 14.[]
  31. Epicure, Maximes fondamentales, XIX.[]
  32. Michel Lepesant, http://www.limites.eu/epicure-le-plaisir-du-savoir-vivre/, Limites, n°0.[]
  33. John Stuart Mill, Principes d’économie politique, Volume II, chapitre vi (1848). Le texte est publié dans La revue du MAUSS, 2011/1.[]

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