Le socialisme utopique : ressource de la décroissance

[Ce texte est une version longue d’un article paru dans le numéro 10 de la revue Entropia, consacré aux « Sources de la décroissance »]

Une partie de la radicalité politique de la décroissance tient davantage du rhizome que de la racine : par son horizontalité et aussi par son potentiel de propagation. Un rhizome est une touffe de racines. Parmi elles, le « socialisme utopique » qui, à son tour, tient plus du rhizome que de la racine : car il y a des socialismes utopiques comme peut-être il existe des décroissances.

Faut-il s’en lamenter, craindre que la décroissance n’ajoute finalement que des dédales supplémentaires à l’intérieur du labyrinthe généralisé du capitalisme, regretter avec nostalgie la perte du Grand récit et du Parti Unique ?

Ou, au contraire, tout comme Fourier préconisait de reconnaître les passions, toutes les passions, ne vaut-il pas mieux assumer ces diversités, toutes les diversités, manière de définir d’emblée le socialisme utopique par opposition à un grand frère socialiste qui s’est prétendu « scientifique ». Manière aussi de laisser entendre que s’il existe diverses décroissances, c’est peut-être tout simplement parce que la décroissance doit assumer une responsabilité politique : celle d’être un paradigme.

C’est au sein d’un tel paradigme que le socialisme utopique peut transmettre des discussions et aussi des divisions. A commencer par cette question centrale pour ceux qui veulent avoir l’audace de penser et faire des alternatives : si un objectif existe, est-il de renverser la société ou bien de fonder une contre-société ?

Alors, en attendant, en quoi la décroissance pourrait-elle être socialiste ? Pour Serge Latouche, c’est déjà une « évidence » que la décroissance soit de gauche1 : parce qu’elle s’oppose à la société de consommation et au libéralisme. Mais c’est aussi un « paradoxe » : parce qu’il faut retrouver la force de la question de la justice tout en cessant de croire que la croissance soit la réponse. Quand Engels, dans une lettre de 1840 à Bloch, traite cette question de « phlogiston social », quand Marx dans L’idéologie allemande parle de « vieille gadoue », c’est parce que tous les deux ne voient pas la croissance comme un problème mais comme une solution : celle d’une « surproduction relative continuelle ».

De gauche, certes, mais socialiste ? C’est aussi une évidence : car le terme même de « socialisme » est employé par Pierre Leroux pour désigner l’excès opposé à l’individualisme ; l’objection de croissance peut être un anti-individualisme, certes à définir dans une tension avec l’égoïsme et la personne. Mais c’est aussi un paradoxe : car les deux voies historiquement empruntées par le socialisme, celle de la réforme sociale-démocrate comme celle du socialisme réel ont échoué dans leur confrontation à l’enjeu des pouvoirs : celui sur les hommes comme celui sur la nature.

Pour se définir comme utopie, la décroissance a le choix. Ironiquement, comme le fait Fourier en 1818, quand il considère que l’utopie serait de croire que la société présente est satisfaisante. Mais, c’est encore ramener l’utopique à l’irréel. Ou alors, plus subtilement, comme le fait Larousse dans son Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle : l’utopie est certes du côté de l’idéal plutôt que du côté du réel, mais le simple fait de penser un tel idéal dote l’esprit d’une « conscience morale ». Le socialisme utopique, c’est le socialisme qui aperçoit la dimension morale de la politique.

Alors, oui, l’utopie c’est bien de l’imaginaire, mais un imaginaire décolonisé ; et cela d’autant plus que cette décolonisation ne résulte pas d’une miraculeuse prise de conscience préalable mais d’un Faire dans ce que les objecteurs de croissance nomment les « alternatives concrètes », qui sont toutes des variantes de ce que le socialisme utopique pouvait ranger sous le nom d’Association. L’utopie, dans ce cas n’est pas tant un lieu qu’un chemin, un trajet, une méthode, une uto-piste : une utopie pratiquée. Pour la décroissance comme pour le socialisme utopique, l’idéal peut se commencer sans délai, sans attendre : et c’est dans ce défi, dans cette brèche entre le passé qu’il s’agit de conserver et l’avenir qu’il faut rêver, que se logent les utopies de la décroissance.

Assumer une telle filiation, c’est pouvoir montrer qu’une interrogation sur le socialisme utopique d’hier devient aujourd’hui une interrogation sur la décroissance.

Socialisme utopique et socialisme scientifique

Si l’expression de « socialisme utopique » est employée en 1839 par Blanqui, c’est Engels qui en 1880 définit le socialisme « utopique » comme celui n’est pas « scientifique ». Certaines des expressions de Socialisme utopique et socialisme scientifique méritent d’être relevées telles quelles parce que le recul de l’histoire nous permet de les lire bien différemment de l’intention avec laquelle elles avaient été écrites. Par une ironie toute historique, c’est l’échec historique du socialisme scientifique qui nous incite aujourd’hui à relire les socialistes utopiques et à penser qu’il y aurait là des utopistes à retenter.

Pour Engels, les choses sont parfaitement claires : il y a un avant et un après Marx. Avant Marx, les « trois grands utopistes : Saint-Simon… Fourier et Owen » qui « veulent affranchir non pas en premier une classe déterminée, mais immédiatement l’humanité entière ». Preuve de leur immaturité politique, ils croient qu’il suffirait « d’inventer un nouveau système plus parfait de régime social et de l’octroyer de l’extérieur de la société, par la propagande et, si possible, par l’exemple d’expériences modèles. Ces nouveaux systèmes sociaux étaient d’avance condamnés à l’utopie. Plus ils étaient élaborés, plus ils devaient se perdre dans la fantaisie pure ». Comme s’il suffisait de comprendre le monde pour le transformer !

Marx est celui qui va « faire du socialisme une science » parce qu’il a fait « deux grandes découvertes : la conception matérialiste de l’histoire et la révélation du mystère de la production capitaliste au moyen de la plus-value ».

La tâche politique aujourd’hui de l’objection de croissance n’est pas de railler Engels mais de reprendre l’initiative par les expérimentations sociales tout en faisant parfaitement fond avec la critique marxiste, toute aussi vraie hier qu’aujourd’hui : ce n’est pas la conscience qui détermine la vie mais la vie qui détermine la conscience.

Par ces critiques, Engels ne faisait que reprendre en les synthétisant celles que Marx avait depuis longtemps adressé aux premiers socialistes. Dès 1847, dans Misère de la philosophie, Marx adressait à Proudhon trois critiques : ce ne sont pas les idées qui gouvernent le monde mais le mode technique et social du travail ; la dialectique ne trie pas le bien du mal mais elle est la loi de la réalité et c’est pourquoi les contradictions et les conflits sont historiquement féconds ; ce ne sont pas les utopies coopératives qui vont transformer progressivement la société mais ce sont les luttes révolutionnaires. En 1848, le Manifeste réfute toutes les doctrines socialistes autres que le marxisme, en particulier le socialisme utopique : « Les systèmes socialistes et communistes proprement dits, les systèmes de Saint-Simon, de Fourier, d’Owen… n’aperçoivent pas les conditions matérielles de l’émancipation du prolétariat… pour eux, l’avenir du monde se résout dans la propagande et la mise en pratique de leurs plans de société ». Dans Le Capital (1867), le manque de dialectique et l’utopisme de Proudhon fournissent à Marx une critique qui, à l’heure où beaucoup d’objecteurs de croissance s’investissement dans des projets de monnaies locales complémentaires, mérite d’être rappelée : ce n’est pas en revenant au troc et à l’échange immédiat sans monnaie que seront résolues les crises dues à l’interposition de l’argent dans l’échange des marchandises : le croire, c’est interpréter la réalité à l’aune de théories préalables.

L’édition allemande (1883) du texte de Engels était : L’Evolution du socialisme, de l’utopie à la science. Or pour les décroissants, c’est la Science qui – en tant que scientisme – est mythe ; autant dire que le réalisme pour eux peut être un retour à l’utopie. L’occasion de redécouvrir tous ceux qu’un socialisme marxiste avait mis à l’index : bien sûr Saint-Simon, Owen, Fourier et Marx mais aussi Sismondi, Louis Blanc, Blanqui, Proudhon, Leroux, Malon, Fournière…

Le socialisme utopique comme trajet

C’est ainsi que le berceau du socialisme fut le socialisme utopique. Mais, quoi qu’en aient dit Marx et Engels, une utopie doublement enracinée dans le réel : dans le réel des situations de départ comme dans le réel des mises en pratique. Il ne faut pas oublier que les conditions historiques dans lesquelles Thomas More invente le terme d’Utopia, pour nommer cette île sur laquelle la propriété privée et la monnaie sont abolies sont, au XVIe siècle, l’épisode des enclosures, c’est-à-dire la disparition des terrains communaux sur lesquels les paysans avaient des droits d’usage. Revendiquer aujourd’hui des « droits souverains d’usage » sur des « communs », c’est effectivement « utopique », au sens historique du mot.

Mais à la différence de More, les premiers socialistes étaient utopistes dans la mesure où cette utopie n’était pas un futur à attendre mais un « ailleurs » à réaliser présentement : « ailleurs » pensé et réalisé sous la forme de « l’autre », de l’alternative : consommer autrement, produire autrement, etc. Ce qui suppose une prise en compte des conditions réelles du présent qu’il s’agit de critiquer et de dépasser : c’est en ce sens que l’utopie peut moins être définie comme un projet que comme un trajet.

Quelles étaient alors les conditions réelles qui permirent au socialisme utopique de tracer des perspectives dans lesquelles les objecteurs de croissance peuvent aujourd’hui reconnaître une filiation ? Deux conditions méritent d’être dégagées qui situent le socialisme utopique tout d’abord par rapport à la révolution industrielle ; ensuite par rapport à la question des « corps intermédiaires ». Ces deux conditions croiseront deux autres questions : les socialistes utopiques viennent-ils de la révolution de 1789 ? La « question sociale » a-t-elle à voir avec la « question politique » ? Pour les objecteurs de croissance, ces deux dernières interrogations sont l’objet de débats constants, de discussions prolongées, voire de disputes répétées ; comment « hériter » de l’universalisme des Lumières : faut-il appeler à une autre mondialisation ou bien à d’autres mondes possibles ? Les objecteurs de croissance doivent-ils « faire de la politique » : toute visibilité politique est-elle compromission électoraliste et dévoiement politicien ? Il y a presque deux siècles, les socialistes utopiques rencontraient les mêmes questions, dans des conditions historiques différentes d’aujourd’hui ; en quoi ?

Au XIXe siècle, le socialisme qui naît appartient davantage au monde de la révolution industrielle qu’à celui de la révolution française. Certes, dès le XVIIIe siècle, les précurseurs oubliés du communisme ont tracé des portraits édifiants de la condition des travailleurs ; ainsi Simon-Nicolas-Henri Linguet écrit-il déjà dans sa Théorie des lois civiles (1767) : « Ils gémissent sous les haillons dégoûtants qui sont la livrée de l’indigence. Ils n’ont jamais part à l’abondance dont leur travail est la source… Ce sont là les domestiques qui ont vraiment remplacé les serfs parmi nous ». Mais la révolution industrielle qui se produit d’abord en Angleterre dans les tissages de laine du Yokshire et dans les tissages de coton du Lancashire est celle des machines qui trouvent leur énergie en grande partie par la vapeur. C’est ce qui amène le remplacement du bois, du métier, de l’industrie domestique par le fer, la machine et l’usine. Or la multiplication de la production est bien loin d’amener la même multiplication du « plus grand bonheur pour le plus grand nombre ». C’est même exactement le contraire : les heures de travail augmentent, la surproduction et le chômage apparaissent. Telle est la « question sociale » : celle de la misère et de l’exploitation ouvrière. Contre les solutions libérales du mercantilisme généralisé, Sismondi est le premier à proposer une analyse de la crise de la surproduction : la misère ne peut que croître proportionnellement  à la concurrence qui exerce une pression à la baisse sur les coûts de production et donc sur les salaires ; le rythme élevé du progrès technique fait que les anciens producteurs ne peuvent tenter de résister qu’en bradant les prix et donc – en premier – les salaires. D’où la contradiction : la mécanisation entraîne à la fois du chômage et une production de masse que les travailleurs ne peuvent acheter, ce qui entraîne une surproduction. Ce que Lasalle formulera sous le nom de « loi d’airain » est déjà en œuvre : « s’il ne travaille pas aujourd’hui à tout prix, il sera dans deux jours mort d’inanition ; mais le retranchement qu’a souffert hier sa solde est une raison pour la diminuer demain ».

C’est ainsi que, dès le début du XIXe siècle, les socialistes utopiques, Owen en Angleterre, Fourier et Saint-Simon en France se montrent hostiles aux principes purement politiques et formels de la révolution française quand qu’ils constatent leur incapacité à résoudre les problèmes économiques et sociaux que les progrès techniques de la révolution industrielle provoquent. C’est l’hommage que Engels leur rend : « Comparées aux pompeuses promesses des philosophes des lumières, les institutions sociales et politiques établies par la « victoire de la raison » se révélèrent des caricatures amèrement décevantes. Il ne manquait plus que des hommes pour constater cette déception, et ces hommes vinrent avec le tournant du siècle. En 1802 parurent les lettres de Genève de Saint-Simon ; en 1808, la première œuvre de Fourier, bien que la base de sa théorie datât déjà de 1799 ; le 1er janvier 1800, Robert Owen prit la direction de New-Lanark ».

L’expérimentation sociale mise en œuvre par Robert Owen dans ses usines – économat, journée de 10h1/2, salaire fixe, écoles – est provoquée par la certitude que la solution installée par la révolution française, celle de la libre initiative des individus, doit être remplacée par une action volontaire et consciente d’une collectivité. Ce constat est celui qui fonde le « socialisme » mais il est aussitôt la source d’un débat qui n’est pas aujourd’hui refermé : de quelle collectivité va-t-il s’agir ? Quel rôle pour l’Etat ? Quels liens entre la question politique et la question sociale ? Pour Owen, les initiatives doivent se prendre sans l’Etat, voire contre lui. Tout au contraire, pour Sismondi par exemple, c’est à l’Etat de formuler un programme pour protéger la classe ouvrière, lutter contre les excès de la concurrence et réguler les progrès techniques pour éviter le chômage. Sécession ou social-démocratie ?

Il faut bien voir que la paternité du socialisme accordée à la révolution industrielle plutôt qu’à la révolution politique de 1789 suscite une tension entre expérimentation sociale et cadre politique tout en supposant l’apparition d’un nouveau sujet : l’ouvrier plutôt que le citoyen ; le prolétaire plutôt que le bourgeois. Et d’un nouveau fondement : le travail plutôt que la propriété. Quel est l’espace public approprié à ce nouveau sujet ?

C’est là que la révolution française – pour les socialistes – marquent à nouveau le pas : car non seulement ce nouvel espace public n’existe pas mais il est même interdit depuis les fameuses lois Allarde et Le Chapelier de 1791.

L’utopie d’un socialisme associatif

Ecoutons ce que disait Pierre Leroux en septembre 1850 en s’adressant aux « délégués de diverses sociétés typographiques établies en Belgique, en Angleterre, en Suisse, en Prusse et en d’autres pays » : « L’on saura bientôt dans toute l’Europe que c’est dans l’association autour des instruments de travail qu’est la véritable société humaine, celle qui solidarise tous les hommes en les rendant libres ». Ambitieux défi, racine profonde du socialisme, en opposition directe à l’un des textes clefs de la révolution française.

Lisons ce que Le Chapelier écrivait dans le préambule de sa loi de 1791 : « Il n’y a plus de corporations dans l’Etat : il n’y a plus que l’intérêt particulier de chaque individu et l’intérêt général. Il n’est permis à personne d’inspirer aux citoyens un intérêt intermédiaire, de les séparer de la chose publique par un esprit de corporation ».

Entre l’Etat et l’individu, il ne doit plus exister de « corps intermédiaires ». L’intérêt est soit général, et c’est celui de la Nation,  soit particulier, et c’est celui de l’individu. L’intention est de garantir les libertés individuelles et c’est ce qu’expose sans ambiguïté l’article 7 du décret d’Allarde : « il sera libre à toute personne de faire tel négoce ou d’exercer telle profession, art ou métier qu’elle trouvera bon ». Mais le résultat de la suppression des corporations c’est de fait l’interdiction des syndicats, de la grève, des mutuelles. Et il faudra attendre 1864 pour que la loi Ollivier abolisse le délit de coalition, puis 1884 pour la loi Waldeck-Rousseau qui légalise les syndicats ; avant évidemment la loi de 1901.

Cette question de l’association comme espace public intermédiaire est au cœur de la création du socialisme et par delà son intérêt historique, si filiation il peut y avoir du socialisme utopique à la décroissance, il faut en dégager les enjeux les plus contemporains pour la décroissance : comment faire l’utopie sans attendre ?

Premier enjeu, celui de la coopération qui ne doit jamais devenir une corporation : comment, sans revenir à la solution hiérarchique de l’Ancien régime, celle des corps, des ordres, des rangs, résoudre le problème de la « désassociation » causé par l’individualisme des droits de l’homme ? Un esprit extrêmement théorique pourrait suggérer que pour encadrer les excès de la liberté, sans céder sur une exigence d’égalité, une valeur peut venir faire synthèse : la fraternité. « Si la Révolution française a pu constituer une entreprise de liquidation nécessaire de l’ordre ancien, comment désormais construire la société sur des bases neuves, réinventer des formes de solidarité qui ne soient ni organiques ni purement individualistes et contractuelles ? Se dessine alors un paradigme alternatif, une matrice pour penser et instituer cet ordre social nouveau : la matrice associationniste »2. Tel est encore aujourd’hui le danger qui guettent tant d’alternatives concrètes dans lesquels des objecteurs de croissance sont sincèrement engagés : la menace du syndrome de l’enfermement local, du « quant-à-soi » et de la « communauté terrible », de la sécession mal comprise comme « sauve-qui-peut ».

Deuxième enjeu, celui d’un tiers secteur entre l’Etat et le Marché, entre le contrat et la concurrence : quelle formes juridiques peuvent prendre aujourd’hui les organisations qui commencent sans attendre à bâtir un monde de l’après-développement et de l’après-pétrole ? Les statuts d’une association loi de 1901 peuvent-ils reprendre sans broncher la structure pyramidale de la domination qu’elle prétend saper ? Pourquoi les objecteurs de croissance devraient-ils particulièrement explorer les potentialités de la SCIC, sorte d’intermédiaire entre l’association et la coopérative de type SCOP ? Pourquoi est-il devenu malheureusement pertinent de distinguer entre économie sociale et économie solidaire ?

Troisième enjeu, celui de la meilleure entrée dans la décroissance : par le niveau individuel de la simplicité volontaire ou par le niveau politique de mesures programmatiques telle la gratuité du bon usage ou la dotation inconditionnelle d’existence ? Et si la meilleure entrée était l’étage « intermédiaire », celui de l’association, de la coopération : par les amaps, les SEL, les monnaies locales, les ressourceries, les habitats coopératifs, les jardins et potagers partagés, etc. ?

Si l’Association est une utopie pratiquée, comment s’est-elle réalisée au XIXe siècle ? Là encore, la décroissance aujourd’hui ne fait que répéter les débats de sa filiation : rupture ou émiettement, sécession ou bloc social, traductions législatives et expérimentations politiques ou construction de « coopératives intégrales » ? Au XIXe siècle, le combat pour l’Association a emprunté deux voies parallèles : celle du combat institutionnellement politique et celle de l’expérimentation alternative. Les deux voies furent des échecs assez féconds pour que les décroissants aujourd’hui doivent s’efforcer de poursuivre ces uto-pistes.

Si le socialisme utopique doit être l’enfant d’une révolution, nous avons vu que ce ne peut pas être celui de 1789 ; mais il a trouvé à s’exprimer lors de la révolution de 1848, la « révolution de l’association ». Quand la « question sociale » – reconnaître aux associés le droit d’organiser leur travail – est en même temps une « question politique » – accorder le suffrage universel, c’est penser la Nation comme grande Association -. Louis Blanc, Proudhon, Leroux participent activement aux deux grandes mesures destinées à affronter la question sociale : la « Commission de gouvernement pour les travailleurs », dite « Commission du Luxembourg », et les « Ateliers nationaux », d’inspiration coopérative. Ce « moment 48 » fut l’occasion pour les socialistes de politiser l’association, voire de la républicaniser et ainsi de transmettre aux héritiers des siècles suivants un esprit « quarante-huitard », antidote indispensable aux tentations permanentes de l’orthodoxie. « Le bilan de 1848 reste impressionnant : le droit à l’expression de la démocratie directe canalisée, en prise sur les gouvernants, avec cette « commission des travailleurs » appelée à faire entendre la voix d’une classe ouvrière en gestation ; l’Etat s’essayant au rôle d’opérateur économique, se substituant à l’initiative privée défaillante, créant un cadre d’intégration pour des populations déracinées par le nouveau mode de production. La matrice révolutionnaire accouche, en deux mois, de plusieurs décennies d’utopies. Et, parmi elles, une nouveauté radicale : l’association à but non lucratif, paradigme de la devise révolutionnaire enfin réalisée, Egalité, Fraternité »3.

Mais avant 1848 et longtemps après, des expériences associatives ont existé et seront tentées : ces expériences concrètes furent peu ou prou des échecs et c’est bien de ces échecs que se nourriront les essais plus « politiques » de l’association ; il n’empêche qu’il n’est nullement interdit aujourd’hui aux objecteurs de croissance de retenter ces expérimentations, à condition sans doute d’accepter de comprendre qu’un purisme de l’apolitisme n’est que le symétrique tout aussi désespérant d’un réalisme politique qui ne voit dans les utopies que des illusions certes charmantes mais impossibles. Bref, les « mains dans le cambouis » sont tout aussi abstraites que les « pieds dans la boue », ou que la « tête dans les nuées ».

Ceci étant dit, le XIXe siècle c’est le siècle d’une myriade d’expérimentations associatives : l’association ouvrière, la coopérative de production, la coopérative de consommation, la mutuelle, la société d’entraide, le syndicat, les sociétés de sport et d’agrément, les « colonies » d’Owen, les phalanges de Fourier, les Icaries de Cabet, le Familistère de Godin, les « milieux libres », etc. Certes, toutes ces formes ne peuvent se confondre et elles peuvent même s’opposer ; ainsi l’association peut être mue par un esprit d’entreprise quand la coopérative veut davantage mutualiser. Il n’empêche que toutes, elles participent d’un même « élan associationniste » et c’est bien de lui que les décroissants peuvent se revendiquer.

Dès 1819, Robert Owen proposait aux autorités anglaises de transformer les workhouses en « villages de coopération et d’amitié ». Mais devant leur silence, il appelle, en 1820, les ouvriers à créer eux-mêmes leurs propres coopératives, leurs « colonies ». Lui-même créa au milieu des années 20 la ville de New Harmony dans l’Indiana. Ce fut un échec, « un essai hardi, mais prématuré ». Cela entraîna toute une série d’expériences de villages coopératifs, principalement agricoles, qui toutes échouèrent.

En France, les premières coopératives de production apparaissent en 1834 à l’initiative de disciples du saint-simonien dissident Buchez. En 1844, c’est la création à Manchester de la coopérative de consommation de Rochdale. Vers 1850, le philanthrope allemand Schultze-Delitsch réussit à fonder des milliers de coopératives de crédit qui permirent aux artisans d’acheter des matières premières.

Si au début de ces expériences, les socialistes sont hostiles aux coopératives de consommation et plutôt favorables aux coopératives de production, à la fin du siècle, ils changèrent d’avis sous l’influence en Angleterre des Webb et de l’Ecole Fabienne, en France sous celle de Charles Gide et de l’Ecole de Nîmes. Certains arguments sont particulièrement intéressants car ils peuvent légitimer tout l’intérêt que les décroissants accordent aujourd’hui aux associations de type amap : si les coopératives de production, intégrées de fait à l’économie de marché, laissent subsister le problème de la surproduction, les ateliers liés aux coopératives de consommation ne produisent que sur la commande des consommateurs. Sans nécessiter aucune adhésion à aucune doctrine – de même qu’aujourd’hui, l’adhésion à une amap ou à un sel n’est soumise à aucune condition d’adhésion politique – Mrs Webb fait remarquer que la coopérative de consommation est socialiste « à son insu ». Enfin, les coopératives ne peuvent réussir que si elles n’ont besoin que d’un très faible capital : faut-il s’en réjouir et y voir une évolution vers une société de décroissance ou au contraire constater que cette faiblesse d’échelle rend ces expériences incapables de s’étendre à l’ensemble du monde économique ?

L’utopie d’un socialisme de transformation

L’Association est-elle suffisante pour transformer la société et est-ce même là son objectif, dans quelle mesure un socialisme de l’association peut-il être un socialisme de la transformation ? Sont ainsi abordées au moins trois questions « politiques » : celle du rapport au pouvoir, celle du rôle éventuel de l’Etat et celle de l’essaimage.

La plupart des socialistes utopiques ont oscillé entre l’indifférence et l’hostilité vis à vis de la politique et c’est là une ligne de claire démarcation avec le socialisme marxiste. Avant 1848, ni Owen, ni Fourier, ni Saint-Simon ne s’intéressent à la « question politique », ils ne sont pas « républicains ». En Angleterre, la voie empruntée par Owen, celle des expériences coopératives, est en opposition directe avec la voie politique du chartisme dont les propositions ont explicitement pour but de détourner les ouvriers du socialisme au moyen d’un programme « républicain » en six points, la Charte du peuple de mai 1838 : suffrage universel, scrutin secret, indemnité parlementaire, suppression du cens, égalité des circonscriptions électorales, élections annuelles. L’échec des manifestations et des pétitions mis fin au chartisme en 1848. En France, Saint-Simon pense qu’il faut confier le gouvernement de la société à la classe productive, aux « abeilles » plutôt qu’aux « frelons ».  « L’administration des choses » doit remplacer « le gouvernement des hommes ». « Il est un ordre d’intérêt senti par tous les hommes, les intérêts qui appartiennent à l’entretien de la vie et au bien-être. Cet ordre d’intérêt est le seul sur lequel tous les hommes s’entendent et aient besoin de s’accorder… La politique est donc, pour me résumer en deux mots, la science de la production ». L’hostilité la plus franche est exprimée par Proudhon qui fut pourtant député en 1848. Dès 1845, dans les Contradictions économiques, il écrivait : « le problème consiste donc, pour les classes travailleuses, non à conquérir, mais à vaincre tout à la fois le pouvoir et le monopole. » Après 48, il n’en est que plus virulent : « C’est pour avoir obstinément voulu la révolution par le pouvoir, la réforme sociale par la réforme politique, que la révolution de Février a été ajournée », et autocritique : « J’ai été… comme tant d’autres un imbécile. J’ai manqué par hébétude parlementaire à mon devoir de représentant ».

L’analyse par Proudhon des causes de l’échec du gouvernement de 1848 pose encore aujourd’hui les termes d’un dilemme pour les objecteurs de croissance : était-ce à l’Etat, par l’initiative des ateliers nationaux, de prendre en charge la question sociale ? A l’assistanat ne faut-il pas plutôt préférer l’émancipation ? Dans quel sens est-il utopique de croire qu’une auto-organisation ouvrière serait suffisante pour prendre possession de l’appareil productif ? Quand les ateliers nationaux sont fermés en juin 48, l’Assemblée constituante, pourtant hostile à tout interventionnisme économique de l’Etat, n’en vote pas moins, à la demande d’un disciple de Buchez, la création d’un « Conseil d’encouragement » qui a pour objet le financement de petits projets, de petites entreprises d’économie sociale, sans but lucratif, par des prêts à faible intérêt. Est-ce encore trop accorder ou demander à l’Etat ou aux pouvoirs institutionnels en général que d’accepter de tels financements ? Si ce n’est l’Etat, ne faut-il pas toujours une « entité collective » d’une part pour collecter, pour mutualiser et répartir des financements et d’autre part pour garantir un cadre juridique minimal ? Questions si peu utopiques qu’elles se posent tous les jours pratiquement quand il s’agit de penser la pérennité d’initiatives concrètes.

L’essaimage est-elle une politique ? C’est la réponse affirmative à cette question qui révèle le plus fortement la filiation du socialisme utopique à la décroissance. Pour Marx et Engels, l’utopisme se loge dans cette illusion idéaliste que la « propagande » serait la condition suffisante de la « propagation ». La critique est forte et juste et sa prise en compte suscite les débats les plus intéressants aujourd’hui : quelles conditions pour obtenir un « effet de masse critique » ? L’une des causes de l’échec de fait de cet associationnisme utopique est la suffisance du projet : suffit-il qu’une expérimentation locale réussisse pour que son attrait et son exemple entraîne toute l’humanité sur la voie de l’harmonie ? N’est-ce pas sauter quelques étapes cruciales que de croire que pour passer du microcosme de la coopérative au macrocosme d’une République sociale, voire d’une confédération européenne ou mondiale des « associés », l’association sous toutes ses formes soit suffisante ? Pour Robert Owen, un nouveau monde peut naître, sans l’Etat, par un libre essaimage de coopératives. Les fouriéristes, Victor Considérant en particulier, sont convaincus que la réussite de petits groupes constructeurs servira d’exemple et se diffusera par contagion. « Proudhon conçoit une société fédéraliste, faite de communauté de travailleurs qui échangeraient librement, selon les règles d’équité, en utilisant les services de la banque d’échanges : c’est le  mutuellisme »4. La perspective est bien celle d’une association universelle.

Que l’essaimage soit possible et nécessaire ne permet pas d’en déduire qu’il est suffisant. Et l’échec des deux socialismes, l’utopique et le scientifique, suggère fortement l’hypothèse que d’autres mondes sont possibles si l’expérience sociale par les alternatives concrètes n’est ni méprisée comme inutile ni idéalisée comme suffisante. Pour cela, les objecteurs de croissance doivent s’interdire autant la cécité face à la question politique que l’aveuglement face à la question sociale : vaste programme politique d’un penser, faire et agir « sur la crête ».

L’essaimage est-elle alors plutôt une morale ? Question provocatrice car là encore l’orthodoxie marxiste a imposé une condamnation et un refus des considérations morales en les rejetant dans l’idéalisme bourgeois. Et dans les milieux de la « mouvance alternative », l’évacuation de la question morale par la qualification « moralisatrice » est courante. Pourtant la question de la transformation politique de la société est paradoxalement, dans les mêmes milieux, expédiée par une solution qui est fondamentalement morale ; qui n’a jamais entendu lors d’un débat : « pour réussir à changer la société, il faudrait au préalable que chacun réussisse à se changer » ? Et voilà comment le problème politique du changement de société trouverait sa solution morale dans le changement personnel. Variante encore plus ironique : la condition de la sortie d’une société du développement, ce seraient des techniques de développement personnel. Surgissent alors les solutions par la pédagogie et l’éducation, oubliant ainsi le lucide avertissement d’Hannah Arendt : on n’éduque pas des adultes comme des enfants. « Ah si chacun prenait conscience comme moi j’ai pris conscience alors… » : voilà bien la dimension morale de l’essaimage clairement espérée.

Il ne s’agit pas de refuser ces interrogations d’un revers de phrase et tout au contraire il s’agit de trouver dans les débats entre socialistes utopiques matières à ressources, manières à hériter. Car la filiation n’est pas doctrinale mais plutôt bâtarde : d’autant que sur cette question morale, il y a vraiment des socialismes utopiques.

Mérite d’abord d’être reposée la question de Saint-Simon : que peut-on mettre au-dessus de l’intérêt des particuliers quand s’effacent les croyances religieuses de l’Ancien régime qui contenaient l’égoïsme ? Non seulement cette question est celle du socialisme utopique, celle que doivent reposer les décroissants, mais elle ne se pose vraiment qu’à partir d’un double rejet qui, en quelque sorte, va dessiner un cadre à l’intérieur duquel les oppositions seront encore suffisamment fortes pour paraître inconciliables. Est rejetée la solution libérale d’une harmonisation invisible des intérêts égoïstes sous la seule condition d’une concurrence libre et non faussée. Est rejetée symétriquement la solution d’une solidarité et d’un altruisme imposés à tout prix. Entre les deux, une voie du milieu, une « pensée de midi », qui est suffisamment féconde pour permettre encore nombre de disputes. Faisons tout de suite l’hypothèse que tout se passe comme si toutes les solutions proposées avaient pris non seulement connaissance mais aussi toute la mesure de la critique adressée par Stuart Mill à Auguste Comte : « De ce que la discipline morale consiste à entretenir la plus forte aversion possible pour toute conduite préjudiciable au bien général, M. Comte infère que le bien d’autrui est le seul motif sur lequel doit se fonder notre action ». Autrement dit, il suffirait de prendre conscience du critère de la moralité pour y trouver une motivation d’agir : comme si la prise de conscience d’un critère moral pouvait être par elle-même morale ! C’est confondre le critère du jugement avec le motif de l’action.

Mais alors s’il ne suffit pas de prendre conscience pour s’engager dans les autres mondes possibles, que dois-je faire ? Pratiquer l’utopie des alternatives concrètes, répondront les objecteurs de croissance ; pratiquer l’association répondaient les utopistes socialistes du XIXe siècle. C’est en ce sens que la décolonisation de l’imaginaire est un Faire avant d’être une prise préalable de conscience.

Le premier projet utopiste d’Owen s’appelait les « villages de coopération et d’amitié ». Pour Saint-Simon, c’est par le travail des associés, par le partage des travaux d’utilité collective que les hommes pratiqueront la philanthropie et la sympathie. Pour son disciple Bazard,  c’est l’occasion pour chacun d’éprouver la satisfaction personnelle des sentiments sociaux. Pour Proudhon, la solution du problème social réside dans une bonne comptabilité, celle de la mutualité : quand les hommes sont tous clients, serviteurs les uns des autres se crée une « atmosphère d’honnêteté ». Pour Fourier, « le secret de l’unité d’intérêts est dans l’association » qui seule permet d’harmoniser bonheur collectif et bonheur individuel, d’harmoniser les passions en les organisant en séries. Pour Pierre Leroux, c’est dans la vie associative que se constituent les liens sociaux, ceux de la solidarité et de la fraternité, comme la liberté le fait dans le marché et l’égalité dans l’Etat. Pour Malon, le meilleur remède contre l’égoïsme propre à la sphère privée, la meilleure manière de favoriser la préférence pour l’intérêt général et l’altruisme civique, c’est de s’appuyer sur un « milieu socialiste » : « la nécessité de l’association est mère de la moralité ». Pour Fournière, la « sociocratie » est une démocratie associative dans laquelle les coopératives, les syndicats, les mutuelles doivent investir tout le domaine public.

Une transformation qui n’a ni la violence de la révolution ni les démissions de la réforme, une matrice associative comme milieu pour les alternatives concrètes, une question politique qui n’est ni naïvement républicaine ni hâtivement rejetée, une question morale qui ne se pose pas comme préalable moralisateur mais à partir des expérimentations sociales : tel est le cadre légué par les socialismes utopiques à l’intérieur duquel les objecteurs de croissance peuvent penser, faire et agir.

Hériter – Hésiter

Faut-il accepter l’héritage, à quelles conditions ? Bien sûr à la condition d’un devoir d’inventaire qui doit s’exercer en pleine conscience de l’illusion rétrograde : il est évidemment plus facile de comprendre le sens de l’événement quand le recul historique permet d’en connaître les effets. Mais ce devoir d’inventaire doit s’associer à un devoir d’invention : simplement parce que le XIXe siècle n’est pas le XIXe siècle et que les termes non seulement des problèmes mais aussi des solutions ont été bouleversés.

Il ne s’agit donc pas de faire reproche au socialisme utopique, mais juste de prendre la mesure d’autres approches possibles. En premier lieu, c’est la centralité du travail dans la naissance du socialisme qui ne peut manquer d’être interrogée. Le travail est au cœur du socialisme de l’association. Pour Saint-Simon, « chaque homme doit se considérer uniquement, dans les rapports sociaux, comme engagé dans une compagnie de travailleurs ». Cabet débute son Voyage en Icarie par un péremptoire : « Premier devoir, travailler ». Nous en avons vu les enjeux quand il s’agit de passer d’une matrice bourgeoise de la propriété à la matrice ouvrière du travail et il serait bien incongru d’en conclure que tout le socialisme de l’association doive être rejeté. Les objecteurs de croissance critiquent cette centralité du travail, ils ne « croient » pas à la valeur-travail mais cela ne veut pas dire qu’ils rejettent toute activité sociale. A condition de ne pas réduire cette « activité sociale » au seul travail, il y a matière à hériter : quand Auguste Comte constate que dans le monde industriel, celui de la division sociale et technique du travail, tous les producteurs collaborent ensemble et qu’il n’est pas une production qui proviennent du travail d’un seul individu, il fournit ainsi – par cette solidarité non seulement avec les contemporains mais aussi avec les générations précédentes – un fondement non seulement à une revendication de gratuité pour les « communs » mais aussi à la demande d’un revenu inconditionnel d’existence. Rien n’interdit alors d’associer ces deux revendications sous la forme d’une dotation inconditionnelle qui donnerait à chacun des droits souverains d’usage gratuit sur des biens nécessaires à la vie bonne.

Il est classique d’opposer le communisme au socialisme comme on oppose le « à chacun suivant son activité » des saint-simoniens au « à chacun suivant ses besoins » des marxistes. A condition d’adopter une compréhension très élargie de l’activité sociale – au point par exemple d’y inclure la paresse dont le spectacle est toujours bon pour rappeler que le travail n’est pas la seule source de reconnaissance sociale – il n’est pas impossible pour la décroissance d’articuler les deux formules : d’abord un communisme utopique dans lequel chacun dispose sans condition et sans contrepartie de quoi assurer son bien vivir ; ce qui n’interdit nullement – dans les limites d’un revenu maximal autorisé – à chacun de s’activer mieux pour partager mieux. Chacun sait que c’est le gendre de Marx qui écrivit un Droit à la paresse et qu’il y avait là, à son époque, quelque utopie. D’autant plus que cette utopie reposait pour une grande part sur une délégation des efforts humains aux machines.

En 1836, l’Académie des Sciences Morales et Politiques propose un prix sur la question : « Quelle peut être, sur l’économie matérielle, sur la vie civile, sur l’état social et la puissance des nations, l’influence des forces motrices et des moyens de transport qui se propagent actuellement dans les deux mondes ? Le vainqueur en est l’optimiste Charles Pecqueur qui publiera sa réponse en y joignant une épigraphe significative : « la vapeur est, à elle seule, une révolution mémorable ». Il ne voit dans la machine en général – dans la machine à vapeur en particulier – que progrès inéluctable de la civilisation. Aucune critique du machinisme dans les premiers congrès delà première Internationale qui vit les marxistes s’affronter aux proudhoniens : « Le Congrès déclare : 1° que ce n’est pas par les Associations coopératives et par une organisation du crédit mutuel que les producteurs peuvent arriver à la possession des machines ; 2° que néanmoins, dans l’état actuel, il y a lieu pour les travailleurs constitués en sociétés, d’intervenir en ce qui concerne les machines dans les ateliers pour que cette introduction n’ait lieu qu’avec certaines garanties ou compensations pour l’ouvrier ». Aucune remise en question de la technique en tant que telle. Mis à part l’épisode des Luddites, seul William Morris dans ses Nouvelles de nulle part de 1890 écrit : « Je crois qu’il en sera toujours ainsi et que la multiplication des machines n’aura d’autres effets que de multiplier les machines ».

Ne se trouve non plus aucune remise en cause de la production en tant que telle : le socialisme utopique est principalement productiviste. Dans sa tentative de concilier l’intérêt et le sentiment, l’égoïsme et l’altruisme, Saint-Simon voit dans la croissance des richesses un moyen simple de supprimer la pauvreté, parce qu’ainsi le plus grand nombre possible d’appétits sera satisfait. La condition du bonheur pour tous, pour Fourier, ce sera l’abondance matérielle : car alors les hommes n’auront plus intérêt à être fourbes, menteurs ou voleurs. Ils deviendront moraux, faute des conditions pour ne pas l’être.

Le droit d’inventaire pourrait ainsi collecter d’autres grands absents dans les thématiques discutées et élaborées par les socialismes utopiques ; bien sûr la « nature » y est singulièrement absente si ce n’est pour la dominer. Pour les saint-simoniens, le principe d’une juste rétribution sera précisément proportionnel à l’art d’utiliser son intelligence à exploiter la nature plutôt que les hommes : la nature semble inépuisable. La question du « genre » – évidemment pas sous cette appellation – est très rarement abordée. Auguste Comte voit en la femme l’incarnation du principe du sentiment et – toujours à l’aise dans ses dichotomies positivistes – il défend chez « la femme » la prépondérance du cœur sur l’intelligence, de la sociabilité sur l’individualité. Fourier ne cessera de répéter qu’il ne peut y avoir d’émancipation humaine sans celle de la femme.

Pour une décroissance utopique : celle de la rêvolte

Il semble donc que les objecteurs de croissance aient deux raisons principales d’accepter un tel héritage du socialisme utopique.

D’abord parce qu’il y a une vraie vertu à cesser de croire que tout doit toujours repartir de zéro, à cesser de faire comme si aucune discussion, aucun débat, aucune expérience n’avait jamais eu lieu. Si tout devait et pouvait toujours être oublié pour être reconstruit alors une telle croissance absurde serait possible. C’est une manière pour la décroissance de rompre avec un mythe in-critiqué de la révolution créatrice au profit d’un savoir-hériter. A condition qu’hériter ne signifie pas répéter, ânonner. Dans ce cas, le socialisme utopique sera plus une ressource qu’une source de la décroissance.

L’autre raison porte sur le double contenu, celui du socialisme et celui de l’utopie. Car les deux peuvent réussir à politiser la décroissance. Politisation nécessaire, au meilleur sens du terme, si les objecteurs de croissance ne veulent pas s’enfermer dans les alternatives, dans des ailleurs qui seraient nulle part ou seulement rester entre soi. Politiser la décroissance, c’est aussi faire le choix non pas de la nécessité mais celui-là même du choix. : c’est là que l’utopie peut sembler le meilleur argument contre celui de la nécessité, contre l’argument de l’inéluctable décroissance. Laissons au socialisme scientifique l’illusion de la nécessaire auto-contradiction du capitalisme – les capitalistes finiraient pas vendre la corde pour les pendre – et préférons la voie de l’utopie, sans attendre, la voie de la rêvolte.

  1. http://www.les-oc.info/?p=678 []
  2. Philippe Chanial, 1848-1898 : l’association est-elle une politique ? Revue du M.A.U.S.S. n°16, septembre 2000, p.285. []
  3. Gérard Delfau, février 48…, Revue du M.A.U.S.S. n°16, septembre 2000, p.222. []
  4. Elie Halévy, Histoire du socialisme européen (1948), p.147. []

5 commentaires




  1. Un second commentaire sur la question des hiérarchies. De mon point de vue, si le mouvement socialiste utopique n’a pas jusqu’ici réussi, c’est faute d’avoir pris assez en considération le besoin de tout groupe de se doter d’outils efficaces de prise de décision. Il existe des nécessités hiérarchiques fonctionnelles qui n’impliquent pas des relations de domination. La sociocratie me semble être un modèle inspirant.
    http://solidariteliberale.hautetfort.com/la-question-de-la-domination.html

  2. Texte très stimulant.
    Une réflexion à laquelle, je propose une petite contribution portant sur le lien de parenté qui existe entre l’objection et la contradiction. La contradiction est au socialisme scientifique ce que l’objection est au socialisme utopique. Est-ce un hasard si la contradiction a mené à la bureaucratie? Je ne le crois pas. Le travail sur les objections me semble être un excellent support du développement de l’intelligence collective.
    http://solidariteliberale.hautetfort.com/archive/2014/10/15/materialisme-dialectique-et-intelligence-collective-5468930.html

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